Auteur : Richard Arthur

Valérie DEBUICHE, Leibniz et l’expression, Aix-Marseille, Presses Universitaires de Provence, 2021, 270 p.

On sait depuis longtemps que la notion d’expression est centrale dans la philosophie de Leibniz. C’est un concept clef dans la solution qu’il propose aux problèmes de l’union de l’âme et du corps, le pluralisme des substances, et la relation de Dieu à sa création. Le sujet a été traité dans les livres de Dietrich Mahnke (1937), Robert McRae (1976), Benson Mates (1986), Vincenzo De Risi (2007), et c’était un thème central dans l’ouvrage de Gilles Deleuze (1968). Plusieurs articles ont été consacrés à ce sujet, notamment par Mark Kulstad (1977), Javier Echeverrìa (1983), Chris Swoyer (1995), et par Valérie Debuiche elle-même, notamment en ce qui concerne ses origines mathématiques ainsi que la relation entre les conceptions de Leibniz et la géométrie projective de Desargues et Pascal. Mais il n’y avait pas, jusqu’à présent, d’étude entièrement dédiée à l’analyse de ce concept clef sous tous ses aspects. Dans Leibniz et l’expression, l’auteure entend remplir cette tâche, en abordant le sujet de manière à la fois chronologique et thématique.

Pour ce faire, elle divise les écrits de Leibniz en trois périodes principales, chacune marquée par une définition inaugurale, spécifique au contexte de l’époque, qui présente « une condition suffisante pour dire qu’une chose en exprime une autre, c’est-à-dire un critère suffisant de reconnaissance de l’expression d’une chose par une autre » (p. 11). Il y a donc la période principale au cours de laquelle Leibniz a commencé à formuler ses idées, en grande partie à la suite de son travail en mathématiques à Paris, discuté dans la section « Les mathématiques et l’émergence d’un concept : 1672-1676 ». Après cette période, poursuit V. Debuiche, « se produit une division thématique, plus que chronologique », dans laquelle Leibniz insiste sur la dimension gnoséologique de l’expression, en partie en réponse aux critiques d’Antoine Arnauld, et développe également sa caractéristique universelle et son analysis situs. C’est le sujet de la deuxième section, « La caractéristique et la réalisation d’un concept ». Dans la dernière section, « La métaphysique et le fondement d’un concept », l’auteure examine l’extension par Leibniz du concept d’expression à sa métaphysique des monades, dont chacune est un « miroir vivant » représentant toutes les autres.

L’objet de ce livre est donc impressionnant et ambitieux, puisqu’il va d’études détaillées des avancées mathématiques de Leibniz, en passant par des analyses approfondies de sa « caractéristique générale » en relation avec sa gnoséologie et sa théorie du langage, jusqu’à sa métaphysique et sa théologie de la maturité, en comprenant des explications de ses conceptions de la contingence et de l’harmonie universelle. Le but des analyses de Valérie Debuiche sur les thèmes qui sous-tendent les innovations mathématiques de Leibniz est, dans chaque cas, de révéler leurs implications pour sa théorie de l’expression dans ces contextes philosophiques plus larges. Un bon exemple de sa manière de faire est son traitement des idées séminales de Leibniz dans le développement de son calcul en 1673-1674. En quelques pages (33 à 36) – dans un exposé que je tiens pour inégalé par sa clarté, sa précision et sa brièveté – elle décrit l’utilisation que Leibniz fait du triangle caractéristique de Pascal pour inventer sa « méthode des métamorphoses » (sur la transmutation des courbes) et son application ultérieure au problème de la quadrature du cercle. Elle montre ensuite que la notion de transformation impliquée dans cette méthode présente certaines des principales caractéristiques de la notion d’expression, à savoir l’existence d’une invariance des relations « qui fonde la possibilité de la connaissance du transformé par ce en quoi il est transformé, en même temps qu’elle détermine la transformation du premier en la seconde » (p. 37). Dans une analyse tout aussi perspicace des origines du calcul différentiel dans les travaux de Leibniz sur la combinatoire et les séries infinies, elle montre comment « l’infini est alors l’élément essentiel d’un processus qui permet le passage d’un certain rapport dans une entité nouvelle dans laquelle il se trouve néanmoins pleinement préservé » (p. 67). C’est « l’infinité de la série qui rend effective, et non seulement possible, l’exactitude de la connaissance de la série » (p. 66). L’invariance dans les transformations et l’achèvement dans l’infini sont les deux « axes » que V. Debuiche identifie comme constitutifs de la philosophie de l’expression naissante de Leibniz, en y voyant l’essentiel de ce qu’il avait appris de ses études sur la géométrie projective naissante, qu’il avait trouvée dans les œuvres de Pascal et de Desargues. En effet, l’auteure privilégie ces axes comme sources de la notion leibnizienne d’expression par rapport à la dette directe, peut-être plus évidente, envers la théorie de la perspective elle-même, où l’œil a un point de vue qui permet la projection d’un objet sur un plan – comme l’illustre l’exemple donné par Leibniz dans Quid sit idea de la « délinéation scénographique d’une chose sur un plan [qui] exprime un solide ».

Dans la deuxième section, l’auteure étudie comment ces mêmes notions, l’invariance dans la transformation et l’achèvement dans l’infini, peuvent être trouvées à la base de l’idée d’expression symbolique dans la logique et l’épistémologie de Leibniz. La notion de substitution salva veritate qui sous-tend sa logique incarne les notions de transformation et de préservation ou d’invariance. En substituant des caractères aux concepts, « les rapports entre les caractères et les formules correspondent aux relations d’inclusion qui unissent les concepts entre eux » (p. 118). Ceci est bien résumé dans la deuxième citation inaugurale, celle de la lettre de Leibniz à Arnauld d’octobre 1687 : « Une chose exprime une autre (dans mon langage) lorsqu’il y a un rapport constant et réglé entre ce qui se peut dire de l’une et l’autre » (A II 2, 240-41). En outre, la théorie du concept complet, qui implique nécessairement une infinité de prédicats inclus dans ce concept, incarne la conviction que Leibniz avait développée dans ses études mathématiques, selon laquelle l’infini est nécessaire à la complétude.

Jusque-là, les origines mathématiques du concept d’expression suggèrent une conception statique de l’expression, encourageant le type d’interprétation logiciste de la philosophie de Leibniz promue par Louis Couturat et Bertrand Russell. À l’instar du modèle expressif suggéré par la géométrie de la perspective, nous avons une combinatoire « des relations entre les notions, les idées et les pensées en général à l’œuvre dans la connaissance » (p. 119). Mais, comme l’indique Valérie Debuiche dans la « seconde voie » de cette section, une autre branche de la caractéristique universelle de Leibniz est l’analysis situs, et celle-ci concerne la composition spatiale. Dans son analyse de cette caractéristique géométrique, elle montre comment, dans cette science, les mouvements par lesquels les figures sont générées sont conçus en termes de congruence successive, nécessitant ainsi un élément dynamique. De plus, le mouvement, en tant que changement de situation à travers le temps, est interprété comme requérant certains existants fixes, restant invariants pour un percevant, par rapport auxquels un changement de situation peut être discerné. « Hors de la continuité dynamique conçue dans la succession perçue en même temps qu’est perçu quelque chose de fixe, il n’y aurait nul déplacement, et par conséquent nulle substitution, nulle congruence, nulle analyse des situations » (p. 137). On voit ainsi, même dans les premières élaborations de l’analysis situs de Leibniz, l’introduction de « thèses métaphysiques relatives à l’expression perceptive de la substance », en plus d’un dynamisme essentiel, tous deux absents d’une conception statique de l’expression.

C’est ainsi que Leibniz a été amené à concevoir l’expression de manière dynamique, comme impliquant une séquence de représentations ou de perceptions, la perception étant désormais conçue « comme activité essentielle de la substance, passant du concept d’expression, central dans la compréhension de l’idée, à celui d’expressivité, plus adéquat pour rendre compte de l’ontologie de la substance » (p. 160-161). C’est ce contexte ontologique qui fait l’objet de la troisième section du livre, « La métaphysique et le fondement d’un concept ». En introduction, l’auteure citait un passage de Sur le principe de raison (après 1705), selon lequel « Il suffit en effet pour l’expression d’une chose dans une autre qu’il existe une loi constante des relations par laquelle les éléments singuliers de la première pourraient être rapportés aux éléments singuliers qui leur correspondent dans la seconde, tout comme un cercle peut être représenté par une ellipse, c’est-à-dire par une courbe ovale dans une projection en perspective […] » (p. 9). Chaque monade est en quelque sorte une concentration de l’univers entier, qu’elle représente de son propre point de vue, comme une infinité dans une unité.

Au centre de l’argumentation de V. Debuiche dans cette section se trouve la conception deleuzienne de l’expression comme ayant une nature triadique, qui peut être pensée de deux manières : soit « constituée par l’ensemble de l’exprimé, de l’exprimant, et de ce qui s’exprime à la fois dans l’un et dans l’autre » ; soit « de l’exprimé, de l’exprimant, et de l’expression elle-même, comme ce qui surplombe et relie ces deux entités » (p. 227). L’auteure identifie le troisième membre de la triade dans ce deuxième sens, « étrange entité entre, et même au-dessus de, l’exprimant et l’exprimé » (p. 10), comme la relation d’entr’expression, qui intervient aussi bien dans le domaine mathématique, lexicologique, épistémologique qu’ontologique. Et dans ce dernier domaine, « l’entr’expression ajoute une théorie de la relation qui fonde cette fois-ci la monadologie leibnizienne » (p. 228). Cela contraste avec une conception purement nominaliste des relations, où leur réalité consiste simplement en ce qu’elles sont pensées par quelqu’un. Selon Leibniz, en revanche, la réalité des relations de connexion découle de l’entendement divin : c’est l’interrelation des choses inhérente à l’harmonie préétablie qui sous-tend les emplacements des choses dans les ordres spatial et temporel. Dieu ne crée pas les substances individuellement, comme des « mondes à part », mais comme faisant partie de ce monde possible dans lequel les interrelations des choses manifestent la plus grande harmonie ou le plus grand degré de perfection. Ainsi, « Dieu est en effet le centre d’une perspective infiniment déployée, selon tous les points de vue possibles, et par laquelle est explicitée l’expression monadique. Mais il est aussi celui qui possède de cet univers une vue totale, qui cette fois-ci fonde l’entr’expression » (p. 233).

Du point de vue de cette théorie monadologique, V. Debuiche trouve le modèle perspectif « trop géométrique, analogie trop restreinte qui doit céder la place à une explication plus approfondie et précisée » (p. 209). L’expression de Leibniz « un centre de perspective » ne peut, selon elle, être prise au pied de la lettre. L’ordre d’existence des monades « ne doit en aucun cas être ramené à quelque chose de spatial » (p. 209), mais connote plutôt une « activité perceptive » (p. 210). Cette interprétation, soutient-elle, soulage la contradiction apparente avec le discours réaliste de Leibniz sur les points de vue monadiques. Elle écrit : « Placée au centre d’un corps, la monade est située dans un ordre de juxtaposition spatiale. Pourtant, une telle idée contredit fondamentalement sa nature : atome de substance, immatérielle, défaite en elle-même de toute corporéité et, partant, de toute spatialité » (p. 208).

Je crois pourtant que V. Debuiche se crée des difficultés inutiles, en parlant d’un « problème de la spatialisation des monades ». Certes, la monade en elle-même est immatérielle, mais elle est spatialement située de manière dérivée à travers son corps. La monade, comme l’esprit humain sur lequel elle est modelée, n’est pas elle-même « dans l’espace », et cependant ses perceptions correspondent, et doivent correspondre, au point de vue à partir duquel les organes des sens (principalement l’œil) sont situés par rapport aux autres corps perçus. Si cela est juste, cela permet d’établir un lien plus solide que celui que pose l’auteure avec le travail de Leibniz sur la géométrie projective naissante, comme dans sa Scientia Perspectiva datée d’environ 1685. Même si, dans cet article, il parvient à une généralisation des relations de perspective qui ne dépendent plus de l’existence d’un œil, à partir duquel elles sont perçues, et que ces relations généralisées peuvent être comprises comme étant intimement liées à son idée de l’espace comme ordre de situations, cela ne détruit en rien l’idée fondatrice d’un œil virtuel au centre de chaque point de vue.

J’indique cette réserve non pas dans le but de diminuer la force de l’argumentation de Valérie Debuiche, mais plutôt comme une suggestion pour la renforcer. Je pense en effet qu’elle a brillamment réussi à montrer comment la métaphysique de l’expression de Leibniz a été influencée et nourrie par ses innovations en mathématiques, dans un processus complexe de fertilisation croisée. Je ne suis que trop conscient du fait que, dans ce compte rendu, je n’ai pas rendu justice à toutes les intuitions auxquelles est parvenue l’auteure, en analysant la pensée de Leibniz de cette manière aussi complète et interdisciplinaire. C’est pourquoi je recommande vivement à tous ceux qui s’intéressent à la philosophie de ce penseur inventif de lire son livre pour les découvrir par eux-mêmes.

Richard ARTHUR

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Pour citer cet article : Valérie DEBUICHE, Leibniz et l’expression, Aix-Marseille, Presses Universitaires de Provence, 2021, 270 p., in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.