Auteur : Robert Pasnau

 

Sonja SCHIERBAUM and Jörn MÜLLER, Varieties of Voluntarism in Medieval and Early Modern Philosophy, Routledge, 2024, 308 p.

Les théories médiévales tardives de la volonté suscitent en ce moment un grand intérêt. Essayant d’écrire mon propre livre sur le sujet, je vois naturellement cette situation avec un mélange de plaisir et d’inquiétude. À chaque nouvelle publication, je constate que j’ai plus de choses à dire, mais aussi, peut-être, moins besoin de les dire.

Le dernier ouvrage en date à aborder le sujet de la volonté est ce recueil d’articles édité par Sonja Schierbaum et Jörn Müller, et publié cette année par Routledge. Le volume est entièrement en anglais, ce qui, dans ce domaine, est moins habituel qu’on ne pourrait le supposer. En effet, la plupart des travaux importants sur les théories médiévales de la volonté parus ces dernières années l’ont été en français ou en allemand, par exemple : Insolente Liberté (Cerf, 1995) de François-Xavier Putallaz ; La Liberté en actes (Vrin, 2015) de Kristell Trego ; Généalogie de la liberté (Seuil, 2021) d’Olivier Boulnois ; Willensschwäche in Antike und Mittelalter (Leuven, 2009) de Jörn Müller ; Eine Person sein (Klostermann, 2020) de Dominik Perler. Même mon propre livre sur le volontarisme paraîtra d’abord en français chez Vrin. La principale exception à cette tendance, je m’empresse de l’ajouter, est Free Will and the Rebel Angels (Cambridge, 2020), mais c’est l’exception qui confirme la règle, puisqu’il est écrit par notre grand savant franco-allemand, Tobias Hoffmann.

L’ambition du présent ouvrage est de rendre compte du mouvement volontariste qui s’étend de la fin du Moyen Âge au début de l’ère moderne et qui passe en revue l’ensemble de ce qui relève du « volontarisme ». C’est, pour un si petit livre, moins de trois cents pages, une ambition extraordinaire et je ne peux pas dire que l’ouvrage y parvienne. Il n’offre rien qui ressemble à un récit utile sur la manière dont le volontarisme émerge au Moyen Âge ou persiste au XVIIe siècle, pas plus qu’il ne propose un compte rendu très clair de ce qu’est le volontarisme. Une introduction intéressante tente pourtant de le définir, mais d’une manière peu satisfaisante. Ils affirment que, pour cela, « deux facteurs sont cruciaux » : « la conception de la volonté comme pouvoir d’autodétermination » et « un concept modal fort de la contingence ». Le second de ces facteurs me semble erroné. J’ai soutenu ailleurs qu’il est tout à fait injustifié de supposer qu’une nouvelle conception de la modalité s’impose à la fin du XIIIe siècle. Le volontarisme n’en dépend donc pas. Je suis d’accord avec la première caractérisation, à savoir que la volonté est un pouvoir d’autodétermination, parce que j’entends par là le fait que la volonté n’est pas soumise au déterminisme causal qui, avant le mouvement volontariste, était généralement supposé régir l’ensemble de la nature. Ce rejet du déterminisme causal est ce que je considère être au cœur du volontarisme, ainsi que la conviction que c’est la volonté qui seule est capable de transcender le déterminisme causal, et que c’est donc la volonté qui gouverne l’action humaine.

L’ouvrage propose également une classification tripartite des types de volontarisme : psychologique, éthique et théologique. Ils suivent ici Bonnie Kent, dont le livre Virtues of the Will (CUA Press, 1995) devrait être mentionné comme une autre contribution importante en langue anglaise à cette littérature. Mais je ne vois pas de raison valable d’établir une distinction fondamentale au sein du mouvement volontariste entre les aspects psychologiques et éthiques de la théorie. Certes, ce mouvement a des implications importantes pour la psychologie et l’éthique, mais il en a aussi pour la métaphysique, la théologie et la théorie politique, entre autres, et je doute qu’il faille considérer ces implications comme marquant un clivage entre les différentes formes de volontarisme. Le cas du volontarisme théologique est différent. Cette désignation est devenue courante en anglais pour désigner le côté impopulaire du problème d’Euthyphron : la volonté de Dieu détermine librement et sans contrainte la loi morale. Bien qu’historiquement le « volontarisme » ait souvent désigné ce type de points de vue, cette forme semble si différente du volontarisme du libre arbitre qu’il est préférable de traiter ces deux sujets de manières presque entièrement distinctes. Je dis « presque entièrement » parce que, historiquement, certains des grands partisans du volontarisme du libre arbitre – notamment Jean Duns Scot et Guillaume d’Ockham – ont également été des partisans du volontarisme théologique. Il est possible de passer d’une forme de volontarisme à l’autre en empruntant un pont étroit. Mais beaucoup de partisans du volontarisme du libre arbitre n’approuvent pas le volontarisme théologique, et vice versa. La réunion de ces deux sujets dans un seul volume me semble donc peu utile. Et pratiquement, les chapitres de ce volume qui traitent du volontarisme théologique n’établissent aucun point de contact avec ceux qui traitent du volontarisme du libre arbitre.

Au-delà des plaintes sur ce que ce volume n’apporte pas, passons maintenant à ce qu’il apporte : une collection d’articles très solides sur diverses questions concernant le terme « volontarisme » tel qu’il a été déployé pour parler de philosophie du XIIIe au XVIIIe siècle. Je m’attacherai plus particulièrement aux six contributions médiévales, à savoir un article de Dominik Perler sur la question de savoir si le volontarisme mène à l’irrationalisme ; une utile introduction anglaise de Jörn Müller à ses recherches antérieures sur les théories médiévales de l’acrasie ; un article de Tobias Hoffmann concernant le débat sur l’acrasie entre Henri de Gand et Jean de Pouilly ; un autre de Christophe Grellard concernant le débat scolastique sur la foi et la volonté, tel qu’il culmine plus tard chez Francisco de Vitoria ; un cinquième de Michael Szlachta sur le volontarisme d’Henri de Gand ; et enfin un sixième d’Éric Hagedorn sur la liberté au ciel selon les volontaristes.

Je me limiterai ici à souligner quelques-unes des nombreuses questions qui me semblent mériter d’être discutées dans ce document. Je commencerai par l’article de M. Szlachta sur la manière dont Henri de Gand permet à la volonté de choisir le moindre des deux biens. C’est précisément ici qu’Henri assure l’autodétermination de la volonté : il pense que la volonté a le pouvoir de choisir entre deux biens qui lui sont présentés, quel que soit celui qui est jugé meilleur par l’intellect. M. Szlachta soutient que cela exige que la volonté soit elle-même un pouvoir cognitif – sinon, comment pourrait-elle choisir de faire autre chose que ce que l’intellect recommande ? Cependant, je pense qu’il n’a pas une vision suffisamment claire de ce que signifie être cognitif. Il affirme que « la volonté ne pourrait pas prendre la décision de suivre ou non la décision de la raison si elle n’avait pas connaissance de cette décision » (p. 137). Mais cela confond deux choses. Dans toute conception médiévale tardive de la volonté, même la plus déterministe, cette dernière doit contenir une représentation mentale de ce qu’elle choisit. Après tout, si la volonté choisit de faire une chose, c’est précisément pour qu’elle adopte une attitude propositionnelle à l’égard de cette chose, ou pour qu’elle soit envers elle dans un état intentionnel. Si c’est tout ce que signifie être cognitif, alors tout compte rendu de la volonté en tant que faculté pourrait être caractérisé comme tel. Le sens le plus robuste de l’expression « être cognitif » est que la volonté serait capable de raisonner d’une proposition à une autre. Mais en ce sens Henri, comme tous les scolastiques, y compris tous les volontaristes, nie que la volonté soit un pouvoir cognitif. Ils ont pour cela des raisons décisives. Tout d’abord, leur conception des pouvoirs est fonctionnaliste, au sens où ceux-ci sont définis en fonction de ce qu’ils font. Un pouvoir qui s’engage dans le raisonnement serait, par définition, un intellect. Mais peut-être pourrait-il y avoir un seul pouvoir qui soit à la fois volitif et intellectuel ? Cela va à l’encontre de l’objectif d’une théorie des pouvoirs, qui est précisément de distinguer les prétendues parties de l’âme en vertu de leur rôle fonctionnel. De plus, si l’on attribuait à une même puissance les opérations intellectives et volitives, on aurait créé chez l’homme un homoncule, une âme miniature dans l’âme, capable de faire tout ce que peut faire l’âme rationnelle, et donc de rendre l’âme plus grande sans objet.

La contribution de Dominik Perler à ce volume porte également sur Henri de Gand et se concentre sur une préoccupation qui est, d’une certaine manière, l’antithèse de celle de M. Szlachta : non pas que la volonté doive être cognitive, mais qu’elle doive être irrationnelle. En fin de compte, ce qui est en jeu, selon l’auteur, c’est le principe de la raison suffisante : « il doit y avoir une explication pour tout, y compris pour les activités de la volonté qui se meut elle-même » (p. 41). Cela me semble exact. En abandonnant le déterminisme causal, les volontaristes admettent précisément que des événements se passent – nos actes de volonté – qui n’admettent pas d’explication suffisante. En mettant l’accent sur la rationalité de ces actes, D. Perler attire notre attention sur une certaine forme d’échec explicatif. Dans le contexte d’Henri de Gand, cet échec réside dans le fait que nous ne pouvons pas expliquer rationnellement pourquoi la volonté a choisi un bien moindre plutôt qu’un bien plus grand (Perler tient pour acquis que la suggestion de M. Szlachta – que la volonté fournit une raison cognitive propre – ne peut pas être juste). Cette discussion nous invite à réfléchir à la gravité du problème que représente pour les volontaristes le besoin d’accepter ce type d’irrationalité dans l’action humaine. Pour ma part, je pense que le coût n’est pas si élevé, et ce pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles est qu’Henri et tous les volontaristes acceptent que la volonté ne puisse choisir que parmi les options qui lui ont été présentées par l’intellect. De plus, à part Ockham, pour tous les principaux volontaristes, la volonté ne peut choisir que parmi les options que l’intellect a présentées comme bonnes. Cela nous donne une sorte d’explication : la volonté a choisi une certaine action parce que l’intellect l’a présentée comme bonne à un certain égard. Pourtant, Perler persiste à demander : pourquoi la volonté a-t-elle choisi telle option plutôt que telle autre ? Ici, les volontaristes n’ont plus qu’à admettre que la volonté agit sans raison. Et si l’option choisie a été présentée comme moins bonne que l’autre, alors le choix semble non seulement manquer de raison, mais aussi aller à l’encontre de la bonne raison. Cela semble moralement condamnable. Mais à ce point, il est crucial de considérer que les volontaristes reconnaissent le caractère négatif de cette situation. L’action de la volonté contre la raison droite est l’essence même de l’immoralité. On pourrait dire qu’il y a une sorte de paradoxe au cœur du volontarisme. La liberté, selon eux, exige la capacité d’agir contre la raison droite. Mais en même temps, il est mauvais d’agir contre la raison. Ce qui est valable pour les volontaristes, c’est donc la capacité de faire quelque chose que nous ne devrions pas faire.

Robert Pasnau

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Pour citer cet article : Sonja SCHIERBAUM and Jörn MÜLLER, Varieties of Voluntarism in Medieval and Early Modern Philosophy, Routledge, 2024, 308 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.

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