Auteur : Ryoko Konno

 

Paul RATEAU (dir.), 1714-2014 : Lire aujourd’hui les Principes de la Nature et de la Grâce de G. W. Leibniz, ILIESI Digitale, 2019, 286 p.

Portant sur les Principes de la Nature et de la Grâce (dorénavant notés PNG), écrits en 1714 à Vienne pour le prince Eugène de Savoie, cet ouvrage collectif se constitue de communications faites, pour les unes, à l’occasion du colloque « Based on Reason: Leibniz’s Principles of Nature and Grace », qui s’est tenu à Milan en septembre 2014, pour les autres, lors du premier congrès de la Société d’études leibniziennes de langue française (SELLF), tenu à Paris en novembre 2014, sous le titre « 1714-2014 : Lire aujourd’hui les Principes de la Nature et de la Grâce de G. W. Leibniz ». Il comprend dix-sept textes rédigés en anglais (2) et en français (15) regroupés en quatre sections : 1. Monades, substances corporelles et activité perceptive ; 2. Principe de raison et causalité ; 3. Le statut des esprits et l’ordre de la grâce ; 4. L’écriture leibnizienne.

Dans sa préface (p. 5-6), Paul Rateau note deux points caractéristiques des PNG. D’abord, quant au choix du style, il souligne que Leibniz, dans ce texte, « choisit […] d’écrire en utilisant son propre vocabulaire philosophique et de s’adresser à un public non prévenu et plus large que celui des savants de profession » (p. 5). Ensuite, du point de vue du texte, il soutient que celui-ci ne se réduit pas à un simple exposé des principes de la philosophie leibnizienne, mais qu’il constitue un « véritable texte » au sens où « la pensée, portée par un même élan, va de la définition de la substance simple aux esprits, de la composition des corps au royaume de Dieu, des causes efficientes aux causes finales, de l’ordre naturel au règne de la grâce » (Ibid.).

Au début de la section 1, dans « Idéalisme et réalisme chez Leibniz : la métaphysique monadologique face à une métaphysique de la substance corporelle », Leticia Cabañas analyse la notion de substance corporelle en suivant le développement de la philosophie de Leibniz. L’auteure s’interroge sur l’interprétation idéaliste de Leibniz en tant qu’elle réduit les choses à « des esprits immatériels » (p. 16). Pour ce faire, elle évoque l’existence d’entités telles que les substances corporelles, les machines naturelles et les organismes, qui ne s’accordent pas avec l’ontologie idéaliste, tout en soulignant les difficultés qu’il y a à situer de telles entités dans la catégorie de substance. Selon l’auteure, cette « ambivalence de Leibniz » s’étendrait jusqu’à la fin de sa vie (voir p. 17). Elle cherche à établir le mode de conciliation entre substance corporelle et monade dans la relation qui unit la monade dominante aux monades subordonnées de son corps. C’est ce que Leibniz s’attache à élaborer dans les vingt dernières années de sa vie. De ce point de vue, l’auteure conclut que Leibniz synthétise « l’idéalisme et le matérialisme dans une sorte de système métaphysique prékantien » (p. 18).

Centrée également sur le statut de la substance corporelle, l’étude d’Enrico Pasini intitulée « Double charnière. Philosophie naturelle, métaphysique et perception dans les PNG » aborde la question de la jonction de la physique et de la métaphysique suivant le développement de la physique leibnizienne, ainsi que l’innovation théorique que constitue la substance corporelle introduite par les concepts de monade et d’organisme dans les PNG. D’après l’auteur, la liaison conceptuelle entre les corps naturels et les substances métaphysiques constitue un premier tournant chez Leibniz. Cette « incarnation de la science physique » (p. 24) fait son apparition au § 11 des PNG qui porte sur les trois lois de conservation de la dynamique et dans lequel Leibniz remplace les mouvements par « les actions » : Leibniz traiterait alors des mouvements dans les termes d’une théorie de la substance (p. 25). Dans un deuxième temps, l’auteur questionne la place de la perception au sein de « la machine de la nature » ou de « la machine organique » (p. 27). L’auteur y trouve une ambiguïté quant à la distribution des perceptions dans un même individu qui a une double modalité d’existence, à la fois « entité naturelle, substance dans le monde » et « substance, constituant du monde » (p. 26). La monade dans les PNG posséderait « des états représentatifs en tant que substance individuelle », alors qu’elle serait en possession de « perceptions en tant qu’âme d’un certain animal corporel » (p. 31). Cependant, pour l’auteur, cette distribution au sein des deux modalités d’existence de la monade n’est pas toujours assurée ; ainsi elle ne l’est pas dans le cas des « perceptions insensibles » notamment. En conclusion, l’auteur ajoute que « les états substantiels » impliqueraient non seulement la perception à la première personne, mais aussi la perception « en troisième personne de l’état perceptif subjectif de l’ensemble du vivant » (p. 31).

Dans « “En simples physiciens”. La perception animale et la connaissance sensible selon Leibniz en 1714 », Evelyn Vargas se consacre à l’épistémologie de la perception chez Leibniz. Selon l’hypothèse avancée, « Leibniz affirme à la fois la continuité des perceptions humaines et animales, et le caractère normatif de la justification par la perception » au moyen de la notion de « consécution » au § 5 des PNG (p. 42). L’auteure prend appui sur les textes des années 1680 pour analyser la perception sensible comme sentiment. De là, elle définit l’action de « sentir » comme celle d’« avoir des images sensibles unies à des efforts pour agir, ou conatus » (p. 38). Par cette analyse, elle soutient que des êtres sans faculté rationnelle, mais possédant cependant la mémoire, peuvent réaliser des liaisons entre images sensibles. En ce sens, la perception humaine et la perception animale ont la même structure. Par ailleurs, quand la perception implique des contenus propositionnels unis à des images sensibles, les connexions entre perceptions constitueraient une relation de justification. En effet, d’après l’auteure, de telles connexions feraient l’objet d’apprentissage et de révision. Cependant, cette conceptualisation de la perception sensible serait, selon Leibniz, réservée aux êtres qui possèdent des « capacités cognitives réflexives » (p. 40). C’est par cette deuxième caractéristique de la perception que Leibniz serait arrivé à préserver, selon la formulation de l’auteure, « l’espace du raisonnable » (p. 43).

Terminant la première section, l’article de Federico Silvestri, « Activity and Final Causes. On Principles of Nature and Grace § 3 » a pour objet la manière dont la cause finale se rapporte à l’action des substances dans la philosophie de Leibniz. Pour effectuer cette analyse, l’auteur s’intéresse d’abord à la causalité finale dans les actions volontaires, où la représentation d’une chose comme bonne ou mauvaise, déduite par délibération, conduit notre volonté à l’action envers cette chose. À ce propos, l’auteur soutient que le système de la délibération ne se limite pas pour Leibniz au jugement par l’intellect, mais que notre volonté est également déterminée par l’effet de tendances aussi bien conscientes qu’inconscientes, issues non moins de la passion que de l’intellect. Ainsi, la responsabilité morale résiderait dans la reconnaissance d’une tendance qui se trouve dans la volonté. Cette tendance est, selon l’auteur, analogue à celle de l’appétition. Par ce parallélisme entre volonté et appétition, il soutient que la caractéristique des actions des substances chez Leibniz résiderait dans « l’auto-direction » (self-directedness) vers un état particulier (p. 52). Par la suite, l’auteur traite de la causalité finale appliquée aux substances irrationnelles, notamment celle qu’étudie la biologie. Dans ce cadre, il insiste sur le rôle important que, chez Leibniz, la causalité finale joue dans la description. Puis, à la différence de l’activité spontanée qui se situerait au fondement de la transition d’une perception à une autre chez les substances, l’auteur soutient que l’action volontaire est le modèle selon lequel la cause finale doit se concevoir : pour Leibniz, elle n’est capable que de décrire l’action de la substance de manière abstraite à cause du conflit potentiel de diverses tendances concurrentes lorsque les substances réalisent leurs fins. Enfin, l’auteur conclut que la cause finale chez Leibniz est plutôt un modèle pour l’explication qu’un type de cause.

Au début de la section 2, l’article d’Arnaud Lalanne « La question du “pourquoi” dans la formulation du principe de raison », se propose de montrer que le principe de raison présenté au § 7 des PNG, et notamment dans son développement « Pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? », s’identifie à « la question de la métaphysique ” habituellement nommée. Pour ce faire, dans un premier temps, l’auteur se consacre à identifier « la raison » avec « le pourquoi » en soulignant la substantivation de l’adverbe interrogatif dans le lexique de Leibniz. L’auteur rapporte que Leibniz utilise déjà la forme substantivée de l’interrogatif, « pourquoi » dans le De arte combinatoria (1666), où « le pourquoi » serait employé pour définir le terme « raison [ratio] » sous l’inspiration d’Aristote. Dans la Confessio Philosophi (1673), le pourquoi acquiert deux connotations, d’une part en tant qu’« objet de la recherche », d’autre part en tant que « raison elle-même » (p. 72) – comprise comme une relation d’efficience dans le domaine physique, et comme une relation de finalité dans le domaine moral. Enfin, l’auteur observe l’apparition du « principe du pourquoi » dans la correspondance qu’entretiennent Leibniz et le physicien Nicolas Hartsoeker en 1711-1712. Dans un deuxième temps, l’auteur analyse la genèse de la mise au premier plan de la question du pourquoi dans le domaine métaphysique, en décrivant ce geste métaphysique dans le manuscrit du § 22 des Remarques sur le livre de l’origine du mal de William King, que Leibniz publie en Appendice auxEssais de théodicée (1710). En opposition à l’indifférentisme de King, Leibniz en viendrait à se poser la question du pourquoi, à partir de « la volonté libre du créateur » et d’une « sagesse architectonique plus qu’infinie » (p. 77). En dernier lieu, l’auteur examine la raison pour laquelle Leibniz pose dans les PNG le principe de raison avant de poser la question du pourquoi, à savoir pour exposer divers aspects – ontologique, modal, épistémique – de ce principe de raison. De même, afin de déterminer la signification de l’« élévation à la métaphysique » dans les PNG, il interroge les raisons pour lesquelles Leibniz répète la deuxième question – « pourquoi il en est ainsi et non pas autrement ». L’auteur propose la réponse suivante : cette seconde question invite l’homme à « la considération du règne moral des fins », tandis que la première question s’adresse à Dieu (p. 79-80).

Dans « La transformation leibnizienne des principes. Le principe de raison comme principe pratique », Juan Antonio Nicolás traite des diverses applications du principe de raison dans le domaine de la raison pratique. Selon l’hypothèse de lecture établie par l’auteur, la biologie et la dynamique contribueraient à une profonde transformation de la philosophie de Leibniz. L’auteur souligne l’attitude « libre et innovante » de Leibniz dans les domaines concernés (p. 87). Par-là, l’auteur relève trois fonctions que Leibniz assigne aux principes : 1/ la multiplication et la diversification ; 2/ l’unification et la coordination ; 3/ la systématisation (p. 89). Puis, il reformule les caractéristiques de la conception des principes chez Leibniz comme suit : 1/ l’ouverture, 2/ la variabilité, 3/ les caractéristiques théoriques et pratiques, 4/ la cohésion et 5/ la gestion dynamique (p. 89-90). En prenant pour point de départ cette première analyse, l’auteur passe à l’application du principe de raison à l’éthique et à la politique. Alors qu’il en relève une quarantaine de formulations, il distingue trois versions cardinales de ce principe dans le domaine pratique : 1/ le principe de perfection ; 2/ le principe de convenance ; 3/ le principe du meilleur (p. 92). Il privilégie enfin « le principe de la place d’autrui » (Grua, 699-701 ; GP V, 83) comme « le représentant » du principe de raison en tant que celui-ci assure la rationalité dans le domaine pratique (p. 93).

Dans « “Plus simple et plus facile que quelque chose”. Le rien et la raison suffisante de Leibniz à Kant », Ferdinando Luigi Marcolungo souligne que c’est à « l’existence en général », ou bien à « un pur possible » que « le rien » s’oppose quand Leibniz se pose la question : « Pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ? » (p. 100). Celle-ci ne saurait cependant être confondue avec l’existence concrète que convoque Thomas d’Aquin dans sa discussion de la troisième voie de preuve de l’existence de Dieu. L’auteur étudie ensuite la formulation du principe de raison suffisante chez Wolff et Kant : là encore, il est notable que c’est toujours à l’existence du « pur possible » que s’oppose le « rien », comme c’est le cas chez Leibniz.

Dans « Leibniz et Heidegger. Principe de raison suffisante et Satz vom Grund », Martin Škára consacre son propos à mettre en exergue deux approches différentes que Martin Heidegger propose du principe de raison suffisante chez Leibniz. Pour ce faire, l’auteur traite dans un premier temps, des Metaphysische Anfangsgründe der Logik nach Leibniz (1929). L’auteur soutient que la logique constitue, aux yeux de Heidegger, une métaphysique de la vérité. L’approche de Heidegger est fondée sur la méthode de la destruction qui nous permettrait de « remonter aux sources depuis lesquelles la logique prend ses racines » (p. 108). Son objectif ainsi résiderait dans la destruction de la théorie leibnizienne du jugement. L’auteur remarque que l’interprétation heideggérienne de la métaphysique de Leibniz se fait sans recours à Dieu (« onto-logique »), alors que la métaphysique leibnizienne implique essentiellement Dieu comme objet (« onto-théo-logique ») (p. 110-111). Dans un deuxième temps, l’auteur examine Der Satz vom Grund (1955-56). L’auteur soutient alors que le but de Heidegger est d’« approfondir la question de l’Être comme question de la vérité de l’Être ou de l’“éclaircie” de l’Être » (p. 114). Cet objectif conduit Heidegger à chercher l’essence du principe de raison suffisante chez Leibniz : selon l’auteur, Heidegger la trouve dans le terme Grundsatz. En conséquence, Heidegger identifierait le principe de raison suffisante comme « le principe des principes ». À ce titre, pour Heidegger, le principe de raison suffisante fonderait même le principe d’identité. L’auteur souligne que l’interprétation heideggérienne est contradictoire. En effet, chez Leibniz, le principe premier est celui de l’identité : ainsi, dans ses analyses, Heidegger ne s’intéresserait pas véritablement au principe de raison suffisante au sens propre de son emploi leibnizien, mais plutôt à la notion de Grund, pour laquelle le terme allemand est lui-même la traduction du latin ratio. En conclusion, l’auteur recense deux interprétations du principe de raison suffisante chez Heidegger : 1/ sa réflexion sur le reddendum dans le but d’éclairer l’expression « rendre raison » ; 2/ sa réflexion sur la raison dans le but d’éclairer Nihil est sine ratione.

Dans la section 3, l’article de Stefano Di Bella, « Naturalizing Grace. Leibniz’s Reshaping of the Two Kingdoms of Nature and Grace between Malebranche and Kant », est consacré à l’examen du rapport entre la nature et la grâce chez Leibniz en comparaison avec le modèle malebranchiste. Pour Malebranche, la nature et la grâce se présenteraient comme two lawlike systems : bien que différentes, leurs structures formelles seraient homogènes (p. 124). En contraste avec ce modèle s’inscrivant dans la tradition catholique, les deux règnes s’opposent dans le modèle hérité de la Réforme. Pour Leibniz, d’une part, le règne de la grâce est associé à la Cité de Dieu. C’est un lieu pour réaliser la « jurisprudence universelle » là où Dieu et l’homme se soumettraient au même règlement de « la charité » (p. 133). D’autre part, concernant le règne de la nature, le système de droits naturels est, pour Leibniz, tenu pour fermé sur lui-même. Ainsi, le problème qui se pose est la manière dont le système de la nature à la fois se déploie de façon autonome et satisfait l’exigence morale. L’auteur se demande alors comment la justice se réalise dans le règne naturel, suivant les exemples les plus emblématiques fournis par Leibniz : l’humain – comme « âme incorporée » ou comme « citoyen de la Cité de Dieu » – se soumettant à la fois aux lois naturelles et aux lois morales ; divers désastres naturels. Leibniz mettant en avant l’idée de la préservation de la même personne tout au long des transformations advenant dans le monde physique, l’auteur souligne que la réconciliation de la nature et de la grâce se projette dans l’avenir. Pour conclure, l’auteur esquisse l’héritage de Malebranche et de Leibniz chez Kant.

L’article « Connexion universelle et enveloppement du futur dans le présent », dû à Laurence Bouquiaux, est consacré au thème de « la lecture du futur dans le passé », en d’autres termes au fait que « le présent est gros de l’avenir ». En premier lieu, l’auteure examine la question des pressentiments en traitant de « l’expression de l’éloigné dans le prochain » (PNG, § 13) pour expliquer le futur dans le présent, et de la spontanéité de l’âme pour rendre compte de l’enveloppement de toutes choses dans le présent. En deuxième lieu, le caractère asymétrique dans le temps qu’on trouve entre le passé et le futur est étudié : l’auteure cherche à accorder la définition logicomathématique avec la relation d’ordre temporel en analysant les notions de « simultanéité », d’« antériorité » et de « postériorité » et en s’appuyant sur les Initia rerum mathematicarum metaphysica, texte contemporain des PNG (p. 154). Mais, selon l’auteure, cette analyse ne parvient pas à son terme si l’on applique la causalité à l’asymétrie temporelle. Pour comprendre l’antériorité temporelle, c’est le concept d’« antériorité par la nature » (natura prius) qui est convoqué – « ce qui est plus simple, plus facile à démontrer » (p. 157). À travers des arguments de Leibniz, l’auteure en arrive enfin à une autre définition de ce concept comme « moins parfait » (p. 159), et observe que Leibniz attribue une « flèche au temps », laquelle serait « la loi du progrès » (Ibid.). De là, l’auteure conclut que c’est cette « hypothèse d’une perfection croissante » (p. 160) qui nous permet de penser l’antériorité temporelle chez Leibniz.

Dans « Après le “tournant monadologique”. Une redéfinition des esprits », Martine de Gaudemar se penche sur l’examen de la notion d’esprit sous l’aspect de la philosophie morale. Prenant en compte deux moments majeurs dans les études leibniziennes récentes – une approche en termes de vivant et d’organisme et une lecture réaliste de la métaphysique de la monadologie –, elle se demande si « les esprits » subissent la menace de perdre leurs privilèges, et elle soutient l’hypothèse selon laquelle le questionnement de la nature rejoint « la finalité morale de la création où les esprits ont un rôle essentiel » (p. 164). La conclusion des PNG sur « l’évocation de “notre bonheur” » est ainsi interprétée comme un indice de « la subjectivité » (p. 178) : l’auteure y voit « une opération d’appropriation et de subjectivation caractéristique des esprits » (Ibid.). Par-là, elle cherche à examiner les concepts reliés aux qualités morales, en apparence absents des PNG : « l’acte réflexif » – Leibniz n’en traite pas de manière explicite, bien qu’il s’y réfère au § 5 –, « la personne », « le personnage » et « la liberté » (p. 179-184). En conclusion, l’auteure redéfinit l’esprit comme « subjectivité incorporée », et les esprits comme des « êtres complets qui ont une nature organique connectée à une activité mentale rationnelle » ; une telle subjectivité est, dans le même temps « insérée dans l’interconnexion dynamique de toutes choses » (p. 185).

Dans « Quelques observations sur la réflexion cognitive et la réflexivité de l’esprit dans la pensée de Leibniz », Davide Poggi examine tout d’abord la relation entre l’aperception et la réflexion. Selon l’hypothèse proposée par l’auteur, pour Leibniz, les animaux possèdent l’aperception en tant qu’animadvertere et « faculté de percevoir des données distinctes » (p. 197), tandis que l’aperception et la réflexion qui constitueraient « l’aperception » au sens propre du terme sont, pour Leibniz, réservées aux esprits. Ensuite, l’auteur se penche sur la relation entre la réflexion et la possession de vérités universelles. Il observe que, dans le Discours de métaphysique, le processus pour acquérir la connaissance de vérités universelles commence par la réflexion, se poursuit par l’abstraction et se termine en la possession des vérités universelles. Cet ordre est maintenu encore dans ses écrits des années 1690. Cependant, l’inversion du processus dans le § 30 de la Monadologie conduit l’auteur à supposer que Leibniz adopte une approche « anti-psychogénétique » ainsi nommée par l’auteur après un examen des manuscrits de la Monadologie établis par André Robinet. Leibniz aurait rejeté son ancienne thèse, celle de la « psychogenèse » des concepts à partir de perceptions concrètes dans l’esprit (p. 199).

Dans « Au-delà de la nature. Les principes de la grâce chez Leibniz », Ansgar Lyssy pose la question suivante : « Y a-t-il en effet des principes de la grâce à proprement parler, et, si oui, quels sont-ils ? » (p. 207). Pour répondre à cette question, il s’attache d’abord à l’analyse de la notion de « principe » et à celle de la notion de « grâce », telles que celles-ci apparaissent dans les corpus leibniziens. Dans un deuxième temps, l’auteur se focalise sur l’interprétation des § 15-18 des PNG. Il y trouve ce qu’on pourrait nommer « les principes de la grâce », à savoir « les principes de la punition infaillible, de la récompense infaillible » et « une version spécifique du principe du meilleur, qui porte exclusivement sur la dimension morale de la création » (p. 223). Pour que ces principes soient efficaces, l’auteur suggère qu’il faut les expliquer à travers des « décrets individuels ou encore articulés avec eux » (Ibid.). C’est ainsi individualisés que les principes de la grâce se dérouleraient naturellement dans le monde, comme le font la punition et la récompense pour chaque monade.

La section 4 s’ouvre sur « La variation dans le style d’écriture leibnizien et la tradition philosophique arabe », article dans lequel Tahar Ben Guiza propose une étude comparative entre Ibn Rushd (autrement connu sous le nom latinisé d’Averroès) et Leibniz autour de la rationalité dans la théologie. En classant les attitudes possibles envers la théologie en trois catégories de personnes – « les hommes de démonstration », « les hommes d’exhortation » et « les hommes d’arguments dialectiques » – , Ibn Rushd autoriserait l’interprétation du Coran seulement aux hommes dans la première catégorie, à savoir au philosophe en tant qu’il maîtrise tant la logique que le texte coranique, lui permettant ainsi d’interpréter le Coran (p. 232-233). La caractéristique du style démonstratif chez Ibn Rushd consisterait dans une « validité du discours » examinée selon la logique d’Aristote. Pour lui, c’est donc la raison qui fonde la foi (p. 234). L’auteur souligne ainsi la similarité entre ce philosophe et Leibniz dans la mesure où ils donnent la priorité à la philosophie sur la théologie. Quant à Leibniz, la caractéristique du discours philosophique consisterait, pour lui, dans la clarté des mots et des propositions. Ainsi, la valeur du discours ne serait pas déterminée pour Leibniz par « l’élégance », pas plus que le style philosophique ne se confondrait avec le « langage artificiel et figuré de la rhétorique » (p. 237-238). En philosophie, Leibniz opterait pour un style d’écriture inspiré par le style démonstratif des mathématiques, où c’est l’enchaînement du raisonnement qui donne la rigueur.

Dans « “Machines” et “miroirs”. La Mettrie, critique de Leibniz », Marta Mendonça se consacre à la réception de Leibniz par La Mettrie. L’auteure rapporte que les caractéristiques de l’interprétation que La Mettrie fait de Leibniz se trouvent dans les points suivants : la lecture matérialiste de la doctrine leibnizienne des monades ; l’éviction du principe de raison, du principe de contradiction et de la thèse de l’harmonie préétablie. L’auteure soutient que la raison pour laquelle La Mettrie critique profondément Leibniz est que ce dernier spiritualiserait la matière. Pour La Mettrie, Leibniz aurait dû « commencer par la matière et réduire l’esprit à la matière ou l’âme au corps » pour résorber le dualisme entre le corps et l’esprit (p. 249). C’est ainsi qu’en premier lieu, l’image du « miroir » serait employée par La Mettrie dans le but de présenter l’âme en tant qu’elle « n’est qu’un effet de la matière, un reflet de la matière et des forces qui y sont inscrites » (p. 250). De même, La Mettrie utiliserait l’image de la « machine » en appui de sa thèse selon laquelle la vie serait, d’après l’auteure « le simple effet de l’auto-complexification de la matière » (p. 252). Ce que Leibniz appelle « machine de la nature » serait pour La Mettrie, « le résultat “aveugle” d’une nature sur le modèle épicurien » (Ibid.). Une telle nature produirait « ses plus belles œuvres sans le vouloir et sans y songer, par essai et erreur » (Ibid.).

La contribution de Claire Fauvergue, « La réception des Principes de la Nature et de la Grâce dans l’Encyclopédie méthodique : l’article “Système des monades” », s’intéresse à Jacques-André Naigeon, auteur de nouveaux articles d’histoire de la philosophie, insérés dans les trois volumes du Dictionnaire de Philosophie ancienne et moderne publiés entre 1791 et 1793 en complément de ceux déjà rédigés par Diderot pour la première Encyclopédie. Aucun article ne correspond au renvoi « Monades », indiqué à la fin de certains articles : ce fait est interrogé par l’auteure afin de déterminer quelle réception de la philosophie leibnizienne manifeste Naigeon. Dans un premier temps, Fauvergue relève que Naigeon ne précise pas le titre de l’écrit leibnizien, mais présente le texte intégral des PNG en se référant à l’édition de Des Maizeaux – Diderot, pour sa part, se réfère à l’édition latine de J. Brucker. Dans un deuxième temps, elle précise que Naigeon supprime la série des renvois insérés par Diderot à la fin de l’article « Leibnitzianisme ou philosophie de Leibnitz » parmi lesquels figurait le renvoi « Monades ». Il s’ensuit, d’une part, que la plupart des encyclopédistes confondent le titre exact des textes leibniziens avec le nom du système qui y est énoncé, et, d’autre part, que les éditeurs de l’Encyclopédie prévoyaient un tel article « Monades ». Dans un troisième temps, l’auteure souligne que Naigeon insère des extraits de la correspondance entre Leibniz et Rémond entre les paragraphes des PNG qu’il cite lui-même, en référence à l’édition de Des Maizeaux, afin de proposer sa propre hypothèse de lecture. Elle y voit l’exercice de la méthode que Naigeon aurait apprise de Diderot. Elle présente enfin une analyse détaillée de l’article « Monades (système des) » et des notes qui l’accompagnent, ce qui doit nous permettre de déterminer le degré de concordance entre l’édition de Des Maizeaux à laquelle Naigéon se réfère et l’édition de Gerhardt à laquelle nous nous référons aujourd’hui.

Enfin, l’article écrit par Mariangela Priarolo, « Un romantique avant la lettre ? Leibniz et le concept de bonheur dans les Principes de la Nature et de la Grâce § 18 » a pour but de déterminer dans quelle mesure Leibniz constitue une charnière entre l’Âge classique et l’époque romantique. Pour ce faire, l’analyse est centrée sur le concept de bonheur déployé dans le § 18 des PNG. L’auteure commence par examiner la conception de la félicité, qui est étroitement liée à celle de plaisir chez Leibniz. Comme pour Thomas d’Aquin, le plaisir propre à la félicité consisterait dans la vision béatifique. Cependant, les perfections de Dieu seraient pour Leibniz actuellement infinies, de sorte qu’une intelligence finie ne pourrait jamais les rejoindre. De là, l’auteure soutient que « le plaisir que l’homme peut éprouver est potentiellement infini : l’activité requise pour parcourir les perfections divines est en effet inépuisable » (p. 279). L’auteure y voit un aspect par lequel Leibniz se distingue de la tradition : selon lui, les hommes possèdent l’infini tant dans leur nature que dans leur activité malgré leur finitude. Cette analyse amène l’auteure à l’étude d’une autre notion : dans les Nouveaux Essais, Leibniz traite de l’activité de la substance créée en la rapportant à la notion d’inquiétude qui prend son origine chez Malebranche. Selon l’hypothèse établie par l’auteure, Leibniz réinterpréterait l’idée de Locke selon laquelle l’inquiétude pousserait l’homme à l’action : l’inquiétude serait ainsi, pour Leibniz, « une condition générale de notre existence, due au fait que l’individu est toujours traversé par des perceptions confuses et inconscientes, des “déterminations insensibles” » (p. 282). Cette caractérisation de la substance individuelle permet à Leibniz de considérer l’inquiétude comme essentielle à la félicité des créatures.

Pour conclure, cet ouvrage collectif nous permet d’avoir un aperçu de la richesse des approches possibles de la philosophie de Leibniz. Le texte des PNG, qui implique les deux questionnements majeurs, à la fois de la nature et de la grâce, fait l’objet d’interprétations qui relèvent aussi bien de l’histoire de la philosophie que de la théologie, de la philosophie morale et politique, que de la philosophie de l’esprit, et, bien plus encore, de l’épistémologie et de la biologie, par la notion d’organicité, dont la conceptualisation constitue assurément le fruit des récentes recherches leibniziennes. On regrettera toutefois qu’aucun article ne soit consacré au thème esthétique portant sur « la beauté de l’univers dans chaque âme » que Leibniz évoque au § 13 des PNG après s’être élevé de la physique à la métaphysique. La fécondité des réflexions présentées dans ce recueil permet de voir dans la pensée de Leibniz une invitation à la réflexion sur la modalité d’existence de l’être humain, obéissant non simplement au principe de la nature, mais aussi au principe de la grâce. Cet ouvrage se signale enfin par sa diversité, résultat d’une mobilisation internationale de chercheurs de nombreux pays (Allemagne, Espagne, France, Italie, Portugal, Slovaquie, Tunisie). Il faut donc en saluer la publication dirigée par Paul Rateau avec la coopération d’Antonio Lamarra (ILIESI, CNR).

Ryoko KONNO

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Pour citer cet article : Paul RATEAU (dir.), 1714-2014 : Lire aujourd’hui les Principes de la Nature et de la Grâce de G. W. Leibniz, ILIESI Digitale, 2019, 286 p. in Bulletin leibnizien VII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 135-202.</p

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