Auteur : Sabina Tortorella

 

Anne Clausen, Der Anspruch des Gewissens. Zur Konstitution ethischer Subjektivität bei Hegel und Levinas, Hamburg, Meiner, 2023, 284 p.

L’ouvrage d’Anne Clausen se présente comme une double étude de Hegel et Levinas au prisme de la notion de Gewissen, avec pour objectif non seulement d’éclairer leurs conceptions philosophiques, mais aussi de contribuer à une compréhension systématique des notions de conscience et de subjectivité. Le point de départ de l’autrice est que, dans une société sécularisée et avec le désenchantement du monde, la notion même de Gewissen est devenue problématique et suspecte. En refusant une appréhension simplement psychologique de la conscience morale, qui finit par réduire cette dernière à une instance de contrainte, l’autrice se propose de réhabiliter cette notion en soulignant son rôle crucial dans le processus de subjectivation au sens où la conscience morale est constitutive du sujet. Deux thèses sont au cœur du livre : la subjectivité se constitue par et avec l’autre et elle est intrinsèquement normative, au sens où le processus de constitution de la subjectivité va de pair avec un attachement et une obligation qui ne sont pas entièrement conscients ni imposés de l’extérieur, mais inscrits dans la structure même du sujet.
C’est alors cette conception de l’intersubjectivité, selon laquelle l’altérité est le noyau de l’identité du sujet, qui constitue le terrain commun pour une confrontation de Hegel et Levinas, le premier en tant que théoricien de la reconnaissance réciproque et le deuxième représentant une approche théorique de l’altérité centrée sur la notion de responsabilité. La première partie de l’ouvrage est consacrée à la pensée hégélienne ; A. Clausen clarifie d’abord la manière dont elle élabore la structure logique de la subjectivité avant de se pencher sur le concept de Gewissen. Comme l’affirme l’autrice elle-même, son analyse s’inscrit dans le sillage des lectures métaphysiques de Hegel, en soutenant que la critique de la conscience ne peut être comprise que dans le cadre de la logique spéculative. Dans sa deuxième partie, l’ouvrage vise à montrer que la théorie du sujet de Levinas peut être lue comme un traité sur la conscience morale, en mettant en lumière une notion de subjectivité comme effet de l’altérité et comme passivité absolue. Dans ce cadre, la figure du Gewissen au sein de la Phénoménologie de l’esprit – et en particulier le moment du pardon et de la réconciliation des consciences de soi – représente, selon l’autrice, le point où la proximité entre Hegel et Levinas est la plus grande, car il s’agit du lieu où la reconnaissance réciproque s’accomplit et où l’altérité est laissée être dans son irréductibilité.
Néanmoins, à partir d’une perspective commune permettant de rapprocher les deux philosophes, l’ouvrage s’attache à montrer jusqu’à quel point ces conceptions divergent dans leurs résultats. Entre Hegel et Levinas, l’autrice penche nettement pour le second : bien que Hegel ait réussi à montrer les limites de la conscience morale formelle, qui revendique sa particularité contre l’universel, il ne parviendrait pas à penser la liberté individuelle et la liberté de la conscience et ne pourrait admettre des formes de résistance justifiées à l’égard des normes éthiques. Ainsi, la thèse soutenue dans l’ouvrage est que Levinas ne se présente pas tant comme un critique de la conception hégélienne que comme celui qui en renverse la logique, permettant ainsi de résoudre les problèmes laissés ouverts par le philosophe allemand. À la différence de la pensée de l’immanence de Hegel qui prône un système clos, considère le sujet à partir de l’absolu et trouve son fondement dans la raison, c’est la relation à la transcendance qui permet à Levinas de thématiser la conscience dans sa véritable unicité et de soutenir que l’intégrité de l’autre constitue la norme ultime.
Le Gewissen, affirme A. Clausen, est pour Levinas l’expérience de l’exigence de l’autre, qui ne prescrit pas d’actions déterminées, mais exhorte l’individu à se saisir lui-même, de sorte que la possibilité d’avoir un rapport à soi est la conséquence d’un engagement inconditionnel et que l’affection d’autrui est la source de toute obligation. Dans ce cadre, en opposition aux conceptions volontariste et universaliste, Levinas met en cause l’identification de l’éthique et de la raison, en faveur d’une responsabilité préréflexive envers l’autre et d’un concept anarchique de subjectivité. Il pense la liberté à partir de l’hétéronomie et comme absence de fondement : de cette manière, tandis que pour Hegel l’autodétermination s’accomplit lorsque le sujet se reconnaît dans l’autre, selon Levinas le sujet est libre précisément car il ne peut être, dans le rapport à l’autre, entièrement transparent à lui-même.

Sabina Tortorella (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Anne Clausen, Der Anspruch des Gewissens. Zur Konstitution ethischer Subjektivität bei Hegel und Levinas, Hamburg, Meiner, 2023, 284 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.

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Dean MOYAR, Kate PADGETT WALSH & Sebastian RAND (dir.), Hegel’s Philosophy of Right. Critical Perspectives on Freedom and History, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2022, 394 p.

Issu d’un colloque en l’honneur de Terry Pinkard lors du deux-centième anniversaire de la parution des Principes de la philosophie du droit, ce volume rassemble dix-huit contributions signées par quelques-uns des spécialistes de Hegel les plus illustres. Les éditeurs retracent le parcours biographique et intellectuel de Pinkard et les contributeurs engagent un dialogue dans un ouvrage remarquable par la qualité et la richesse de chaque article. Le volume ne doit pas toutefois être lu comme une simple Festschrift, car il se propose d’explorer la pertinence des Principes de la philosophie du droit pour la pensée contemporaine. La thèse énoncée dans l’introduction, qui constitue à la fois l’arrière-plan et le fil rouge du volume, est que, malgré le temps écoulé depuis la rédaction des Principes, nous avons encore beaucoup à apprendre du projet hégélien quant à sa capacité à rendre compte de la rationalité de la vie moderne ainsi qu’en ce qui concerne l’étendue et la profondeur du concept de liberté.

Dans la première partie, les auteurs abordent des questions classiques sous un angle tout à fait nouveau. Lydia Goehr discute les enjeux du statut non prescriptif de la philosophie en tant que théorie de la modernité ; Robert Stern met en relief l’influence que Martin Luther exerce sur la notion hégélienne de liberté ; Ludwig Siep aborde le rapport entre la nature et l’esprit objectif pour nuancer la thèse du naturalisme aristotélicien désenchanté ; et finalement Arash Abazari revient sur la relation entre la logique et la philosophie du droit pour soutenir que la conception hégélienne de la modernité se démarque à la fois de la théorie de la modernisation eurocentrique et de la théorie postcoloniale. La deuxième partie se concentre sur le droit abstrait et son rapport à l’éthicité. Tandis que Dean Moyar s’intéresse à la différence entre les revendications de statut et celles d’équivalence, Thomas Khurana revient sur l’individualisme possessif de Hegel pour souligner les limites du droit de propriété, et Jay M. Bernstein, pour sa part, montre l’écart entre le capitalisme libéral et la vie éthique telle qu’elle est pensée par Hegel.

Le troisième chapitre, dédié à l’éthicité, constitue le cœur de l’ouvrage et se caractérise par une attention particulière accordée aux questions liées au capitalisme et à la société de marché. Après les contributions de Jean-François Kervégan, qui met en avant le caractère institutionnel de la Sittlichkeit, et de Paul Redding, qui se penche sur la structure logique de l’éthicité à la lumière du débat entre Pinkard et Brandom autour du naturalisme, les études sont consacrées aux enjeux de la société civile. Andreja Novakovic analyse la division du travail par rapport au genre et au rôle des femmes, Kate Padgett Walsh étudie pour sa part la dette financière et ses effets sur la liberté individuelle, alors que Stephen Houlgate montre comment les corporations représentent, dans les Principes de la philosophie du droit, la solution au problème de la pauvreté. Robert Pippin s’interroge quant à lui sur la conception hégélienne de la rationalité pratique et sur la possibilité de considérer la philosophie du droit comme une théorie de la justice, et Antón Barba-Kay, enfin, propose une lecture de l’État comme « organisme rationnel » dans le sillage de l’interprétation de T. Pinkard. Dans la dernière partie, consacrée à l’histoire du monde, Lydia Moland aborde la question à partir de la poésie et de l’historiographie tandis que Christopher Yeomans montre comment l’État hégélien combine différentes formes de temporalité historique. Mark Alznauer montre dans quelle mesure la philosophie de l’histoire de Hegel peut constituer un rempart face aux défauts de la théorie de l’histoire libérale, et, enfin, Sebastian Rand s’intéresse au rôle que Hegel accorde à la technologie au sein de la philosophie de l’histoire.

En raison de la variété des thèmes traités, les différentes contributions éclairent le projet hégélien et sa philosophie du droit dans son ensemble tout comme elles permettent d’approfondir les détails de chaque section de l’ouvrage. Le volume constitue une lecture stimulante par sa capacité à faire interagir la pensée politique et juridique de Hegel avec le présent en nous exhortant à nous interroger sur la manière dont nous nous comprenons nous-mêmes.

Sabina TORTORELLA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Dean MOYAR, Kate PADGETT WALSH & Sebastian RAND (dir.), Hegel’s Philosophy of Right. Critical Perspectives on Freedom and History, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2022, 394 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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Paolo VINCI, Spirito e tempo. Commentario della Fenomenologia dello spirito di Hegel. Il sapere assoluto, Napoli, Istituto Italiano per gli Studi Filosofici Press, 2021, 224 p.

Le premier mérite de l’ouvrage est d’offrir un commentaire du chapitre conclusif de la Phénoménologie de l’esprit non seulement rigoureux et précis, mais également clair et aisé à suivre. Toutefois, loin d’être une simple explication ou exégèse de la lettre hégélienne, il fournit une interprétation du savoir absolu et, par là, de l’œuvre hégélienne dans son ensemble. L’auteur défend en effet la thèse selon laquelle ce chapitre doit pouvoir être lu comme « le manifeste de la philosophie hégélienne » et un « panoptique sur la Phénoménologie ». À la différence des études plus récentes, qui se sont concentrées surtout sur l’esprit objectif, l’auteur entend relire à nouveaux frais cet ouvrage qui permet selon lui de questionner l’actualité de la pensée hégélienne.

À certains égards à contre-courant de la tendance caractérisant la Hegel-Forschung, l’entreprise à laquelle s’attache Paolo Vinci est d’étudier le savoir absolu sous le prisme de la notion d’Anerkennung. Selon cette lecture, à la « reconnaissance horizontale » entre les deux consciences de soi (qui constitue le pilier de la dimension intersubjective) s’ajoute une « reconnaissance verticale » de l’esprit avec soi-même, c’est-à-dire telle qu’elle se joue entre le savoir et la réalité. Ainsi, la notion de reconnaissance ne s’applique pas seulement au mouvement de la subjectivité finie, mais aussi à la forme du savoir absolu en tant que science philosophique. En mettant en relief l’expression « [être] dans son être-autre en tant que tel, chez soi » comme clé de voûte de la conception hégélienne de l’esprit, Vinci donne à la notion de reconnaissance une signification non seulement pratico-politique, mais aussi théorétique. Il en fait le modèle d’un savoir qui, en récusant tout dualisme, exprime « l’unité de la pensée et de l’être ».

Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur mène une confrontation entre la religion et le savoir absolu, notamment à partir de la distinction entre Vorstellung et Darstellung. Son but est de souligner le rôle que la reconnaissance joue dans les deux chapitres de la Phénoménologie et dans le passage de l’un à l’autre. Paolo Vinci se concentre en particulier sur la reconnaissance au sein du savoir absolu, en mettant au clair le rapport entre ce dernier et l’expérience de la conscience. Dans ce cadre, une attention particulière est accordée au Gewissen et au thème de l’agir : à travers la référence à la conscience agissante et à la conscience jugeante dans l’esprit certain de lui-même, Vinci examine la figure de la belle âme en établissant un parallélisme entre son parcours et le mouvement du concept. L’objectif est de faire ressortir une analogie entre le niveau anthropologique et éthicopolitique, d’une part, et la dimension épistémologique qui définit la connaissance philosophique, de l’autre. De même que la reconnaissance suppose un mouvement de mise en cause de la conscience pour soi et de sa propre certitude, de même le savoir absolu entraîne son autosuffisance et renonce à toute prétention à la totalité en étant toujours en relation avec le fini.

C’est alors au rapport entre l’esprit et le temps qu’est consacrée la deuxième partie de l’ouvrage, dans laquelle Paolo Vinci s’attache à questionner la possibilité d’une appréhension rationnelle de l’histoire. Il revient notamment sur le statut de la Phénoménologie au regard du système de la maturité et sur le rapport entre la pensée spéculative et le réel.

Cet ouvrage constitue un outil précieux pour les néophytes qui s’initient à la lecture de la Phénoménologie. Mais il rendra également service aux lecteurs expérimentés et aux spécialistes car il aborde des questions majeures de la pensée hégélienne et propose de nouvelles perspectives de recherche.

Sabina TORTORELLA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne/FMSH)

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Pour citer cet article : Paolo VINCI, Spirito e tempo. Commentario della Fenomenologia dello spirito di Hegel. Il sapere assoluto, Napoli, Istituto Italiano per gli Studi Filosofici Press, 2021, 224 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.</p

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James A. CLARKE & Gabriel GOTTLIEB (dir.), Practical Philosophy from Kant to Hegel. Freedom, Right and Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, 290 p.

Ce collectif se propose de retracer l’histoire de l’idéalisme allemand en se concentrant notamment sur la réception, en son sein, de la philosophie pratique kantienne. Son originalité tient d’abord au fait que les articles qui le composent sont consacrés aux auteurs moins connus, voire négligés par la littérature scientifique contemporaine – comme Hermann A. Pistorius, Johann A. H. Ulrich, Salomon Maimon, Johann B. Erhard et d’autres – dans l’objectif de suivre de près l’évolution de la philosophie post-kantienne et d’en mettre en relief la richesse et la variété. À l’encontre de la conception classique qui considère l’idéalisme allemand progressant linéairement de Kant à Hegel en passant par Fichte et Schelling, l’ouvrage nous livre un portrait plus nuancé du développement de la philosophie pratique après Kant.

Comme le soulignent James A. Clarke et Gabriel Gottlieb dans l’introduction, la philosophie pratique kantienne a fait l’objet de critiques et de tentatives de remaniement principalement à propos de la conception de la liberté et du devoir moral. D’après eux, trois axes principaux constituent le cœur de la réflexion post-kantienne du point de vue pratique : le rapport entre liberté et déterminisme, et par conséquent la possibilité d’attribuer à l’individu une responsabilité morale ; la relation entre le droit et la morale, et l’éventualité d’une dépendance de la normativité juridique à l’égard des normes morales ; et enfin, le lien entre liberté et Révolution française, et l’opportunité d’admettre un droit de résistance. Ces trois thèmes constituent le fil rouge des treize contributions regroupées dans le volume.

Dans le premier chapitre, Paul Guyer soutient que Pistorius a été le premier à formuler la critique, désormais classique, du formalisme de l’impératif catégorique, alors que l’article de Katerina Deligiorgi s’occupe de la critique de la liberté transcendantale kantienne telle qu’elle a été énoncée par Ulrich. Timothy Quinn se concentre, quant à lui, sur l’interprétation que Maimon a donné de la philosophie morale kantienne et sur l’influence que Maïmonide a eu à cet égard. C’est à Erhard que sont consacrées les contributions de James A. Clarke et de Michael Nance, le premier examinant la manière dont Erhard conçoit la relation entre droit et morale et le second se penchant sur la manière dont le philosophe défend un droit à la révolution. Le rapport entre liberté et rébellion constitue aussi l’objet de l’essai de Reed Winegar, qui étudie, pour sa part, la conception d’Elise Reimarus en mettant en relief son plaidoyer pour un droit de résistance, qui est basé sur une conception conséquentialiste de la morale.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux auteurs plus connus de l’idéalisme allemand. Kant, Reinhold et Fichte sont ainsi discutés dans la contribution de Daniel Breazeale qui se focalise sur le rapport entre liberté et devoir, en questionnant la possibilité selon ces auteurs d’être responsables d’actions immorales, alors qu’Owen Ware nous offre une nouvelle interprétation de la philosophie morale de Fichte, qu’il qualifie de « holisme éthique », mettant en avant une dimension sociale de sa pensée. À Jacobi et Schlegel sont respectivement consacrées les contributions de Benjamin Crowe et de Elizabeth Millán Brusslan, le premier montrant la valeur que le nihilisme a dans la philosophie pratique de Jacobi et la deuxième soutenant la portée progressiste de la philosophie sociale et politique de Schlegel, par exemple quant à la condition des femmes. Douglas Moggach, quant à lui, s’attache à approfondir l’importance de la pensée de Leibniz et Wolff au sein de la réflexion politique de l’époque. L’ouvrage se clôt avec deux articles consacrés à Hegel. En suivant une approche contextualiste, Reidar Maliks montre l’influence que les conservateurs tels que Friedrich von Gentz, August W. Rehberg, Justus Möser ont pu avoir sur la conception hégélienne de la Révolution française ; Karen Ng, pour sa part, lit les Principes de la philosophie du droit à travers les lunettes de la théorie critique, en affirmant que Hegel élabore un concept d’idéologie et en mettant en relief le fait que l’opinion publique serait pour lui une forme de fausse conscience.

La richesse conceptuelle, la fécondité des thèmes abordés, tout comme l’attention portée à des auteurs mineurs, constituent les mérites principaux de ce collectif qui permet d’emprunter des chemins peu explorés au sein de la philosophie classique allemande.

Sabina TORTORELLA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne/FMSH)

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Pour citer cet article : James A. CLARKE & Gabriel GOTTLIEB (dir.), Practical Philosophy from Kant to Hegel. Freedom, Right and Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, 290 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.</p

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Thomas MEYER, Verantwortung und Verursachung. Eine moral- und rechtsphilosophische Studie zu Hegel (Hegel-Studien, Beiheft 69), Hamburg, Meiner, 2020, 317 p.

L’ouvrage se présente comme une étude très rigoureuse et approfondie des notions de causalité et responsabilité, que Thomas Meyer aborde dans une perspective de philosophie normative contemporaine en en faisant ressortir les enjeux juridiques, avec une attention particulière portée à la question de l’imputation et à la justice pénale. Il passe au crible de l’analyse philosophique ces deux concepts en se penchant ainsi sur des problématiques qui se situent au croisement de la théorie de l’action et de la théorie de la peine. En mobilisant des thèmes classiques tels que le propos, la délibération ou les conséquences imprévisibles tout comme en questionnant la distinction entre un acte volontaire et prémédité, un acte non intentionnel et encore un autre accompli par négligence et ignorance, la question de fond que l’ouvrage se propose de clarifier concerne alors les conditions dans lesquelles il est possible de tenir un sujet pour auteur et, partant, pour responsable d’une action.

Dans ce cadre, l’auteur soutient la thèse selon laquelle les Principes de la philosophie du droit nous livrent une théorie des rapports entre responsabilité et causalité tout à fait originale, au point que l’analyse hégélienne s’avère être une source toujours précieuse à notre époque. À l’encontre des approches qui s’appuient sur le droit abstrait pour mettre en relief la pertinence de la pensée hégélienne à l’égard de la justice pénale, l’intérêt de l’ouvrage tient au fait que, d’après l’auteur, c’est plutôt le chapitre consacré à la moralité qui peut être lu en tant que fondement philosophique de la partie générale du droit pénal et dont il convient de mettre en relief les aspects proprement juridiques. De même, la spécificité du volume a trait à sa capacité à lire la philosophie hégélienne au prisme des doctrines les plus récentes sur la théorie de la causalité et sur le débat sur la responsabilité ainsi qu’à l’aide de la littérature de droit pénal qui constitue l’arrière-plan de l’ouvrage : dans le sillage des travaux de Michael Quante, l’analyse du texte hégélien visant à offrir une interprétation de la responsabilité et de la causalité chez le philosophe allemand est propédeutique à la discussion des problèmes contemporains dans le but de mettre en relief l’actualité de la position de Hegel.

Dans le premier chapitre, l’auteur s’attache à inscrire la question de la responsabilité au sein de la conception systématique de Hegel, en se concentrant sur les concepts de volonté libre et de droit tels qu’ils sont présentés dans l’introduction des Principes et en se penchant sur la notion de Handlung. C’est alors à partir du deuxième chapitre que T. Meyer s’intéresse de près à la causalité en tant que condition de la responsabilité : après avoir donné un aperçu du débat contemporain en philosophie normative, notamment à propos de ce qu’on identifie sous l’expression Kausalität im Recht, le chapitre présente la théorie de la causalité hégélienne en distinguant un concept étroit de causalité en tant qu’autodétermination absolue, issu de la logique de l’essence, et un concept de causalité défini comme « large » et décelé dans les Principes. À travers une comparaison avec la théorie de John Mackie, Thomas Meyer affirme que Hegel met au point un modèle de causalité selon lequel d’une part les droits individuels doivent pouvoir être conçus comme l’autoréalisation de la volonté libre, et d’autre part l’autoréalisation même peut être interprétée à la lumière d’un concept causal de telle sorte que la volonté libre qui veut la volonté libre serait ainsi une forme d’auto-causation.

Au cœur du troisième chapitre se place l’analyse des paragraphes consacrés au propos et à la responsabilité morale. L’auteur met ici en relief le rôle accordé par Hegel aux circonstances et au droit du savoir du sujet agissant, afin de montrer que la causalité est une condition nécessaire mais non suffisante de la responsabilité. Dans ce cas, c’est au tour de la Searchlight View de George Sher et de sa conception épistémique de la responsabilité d’être confrontées avec la philosophie hégélienne, ce qui permet également de questionner la possibilité d’une lecture ascriptiviste de la théorie de Hegel. Tandis que le quatrième chapitre interroge la place du hasard et l’imputation objective en mettant en relation la position hégélienne avec les thèses connues sous l’expression moral luck de Thomas Nagel et Bernard Williams, le cinquième chapitre est dédié au problème de la justification et de l’évaluation de l’action. Au moyen d’un examen de certains articles du droit pénal allemand ainsi qu’à partir du débat autour du moral blame, ce chapitre porte sur la question du bien-être et de l’intérêt aussi bien que sur celle de l’omission et de la prudence en mettant l’accent sur les concepts de devoir et d’obligation. C’est en revanche le droit de la subjectivité qui constitue le thème principal du dernier chapitre, dans lequel l’auteur lit Hegel dans le sillage du débat contemporain sur les droits individuels : à l’aide de la classification mise au point par Wesley Newcomb Hohfeld selon laquelle l’expression « droit subjectif » recouvre en réalité plusieurs types de relations (droits opposables, libertés, pouvoirs, immunités), T. Meyer s’attelle à approfondir le statut des droits au sein des Principes, en donnant une attention particulière au rapport entre la morale et le droit positif.

En conclusion, l’ouvrage offre une reconstruction très détaillée et convaincante de la moralité chez Hegel menée en même temps dans un dialogue constant avec des auteurs plus contemporains qui n’appartiennent pas à la tradition idéaliste. C’est pourquoi ce livre constitue une tentative riche et intéressante de démêler la question épineuse du rapport entre droits moraux et droits juridiques tout comme d’interroger la tension entre la causalité, la responsabilité morale et les conséquences pénales de nos actions.

Sabina TORTORELLA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Thomas MEYER, Verantwortung und Verursachung. Eine moral- und rechtsphilosophische Studie zu Hegel (Hegel-Studien, Beiheft 69), Hamburg, Meiner, 2020, 317 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.</p

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Stefania Achella (dir.), Lezioni hegeliane, Pisa, Edizioni della Normale, 2018, 128 p.

Le volume, issu d’un cycle de séminaires qui s’est tenu à l’ENS de Pise, constitue un hommage à Claudio Cesa, l’un des plus importants spécialistes italiens de l’idéalisme allemand. L’ouvrage s’ouvre avec une contribution de R. Bodei qui esquisse la trajectoire de Hegel à Iéna, lorsque la Révolution Française suscite chez le philosophe les attentes d’une ère nouvelle, attentes destinées toutefois à être déçues quelques années plus tard avec la chute de Napoléon. En prenant appui sur la Phénoménologie, Bodei définit Hegel comme un « penseur réaliste », qui souhaite mettre au point une philosophie à la hauteur de son époque et à même de prendre en charge un monde en pleine transformation : à l’aide de l’image de la taupe, chère à l’auteur, l’article présente l’entreprise spéculative hégélienne comme la tentative de saisir de façon inédite le lien entre concept et temps. Ce sont également la Phénoménologie et la philosophie de l’histoire qui font l’objet de deux essais de J.-F. Kervégan. Dédié à la place occupée par la Phénoménologie dans le système de la science, le premier article reconstruit de manière détaillée la genèse de l’ouvrage et met en relief son statut ambigu, à la fois première partie du système et ce qui lui offre son fondement. L’auteur se confronte aux thèses historiographiques majeures à ce sujet en se ralliant aux interprétations de K. Rosenkranz et O. Pöggeler pour conclure que la Phénoménologie constitue « l’acte d’une prise de conscience par Hegel de son originalité philosophique ». Le deuxième article interroge quant à lui le statut épistémologique d’une philosophie qui a pour objet l’histoire. Après avoir abordé les conceptions de l’histoire antérieures, notamment celles de Voltaire et Herder, Kervégan s’attache dans un deuxième temps à souligner l’opposition entre Kant et Hegel : tandis que l’on ne peut attribuer au premier une philosophie de l’histoire au sens strict, celle-ci apparaît en revanche, chez Hegel, comme une « composante nécessaire d’une théorie de l’esprit ». La liberté et sa réalisation au sein de l’éthicité sont au cœur de la contribution d’A. Nuzzo, qui montre, à partir de la critique hégélienne de l’impératif kantien, que la liberté n’est pas seulement chez Hegel un concept moral. L’originalité de l’article tient au choix des textes examinés : tout en se penchant sur les Principes, Nuzzo s’appuie aussi sur la Science de la Logique pour en faire – à travers la notion de contradiction – le lieu de fondation du concept de liberté ainsi que de son rôle normatif. Les deux derniers essais de l’ouvrage, rédigés par W. Jaeschke, se concentrent sur la question de l’objectivité ainsi que sur le rapport entre raison et réalité. À rebours de l’image d’un Hegel subjectiviste, l’ancien directeur du Hegel-Archiv met l’accent, dans son premier texte, sur l’importance accordée par Hegel au « droit de l’objectivité » en ce qui concerne le domaine gnoséologique et la théorie de la connaissance, tandis que le deuxième article revient sur l’un des thèmes les plus débattus de la Hegel-Forschung, à savoir la rationalité du réel. En recueillant les contributions de certains des plus grands spécialistes hégéliens, l’ouvrage aborde de manière très stimulante des thèmes clés de la philosophie de Hegel et confirme l’hypothèse, dégagée par S. Achella dans son introduction, d’une actualité renouvelée de la pensée hégélienne et des études critiques.

Sabina TORTORELLA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Sabina TORTORELLA, « Stefania Achella (dir.), Lezioni hegeliane, Pisa, Edizioni della Normale, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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Franco BIASUTTI, Figure della classicità in Hegel, Pisa, Edizioni ETS, 2017, 104 p.

L’ouvrage porte sur le rôle que la culture classique et humaniste a joué dans la formation du jeune Hegel ainsi que dans la mise au point de son système, en montrant que l’Antiquité est une source incontournable pour comprendre sa pensée philosophique. Le propos de F. Biasutti est de mettre en relief le fait que, d’après Hegel, l’unité culturelle de l’Europe et la rationalité du monde moderne ne tiennent pas au premier chef à la religion chrétienne, comme on pourrait le croire, mais plutôt à l’héritage de la culture classique. L’originalité du livre a trait à la manière dont l’auteur aborde la question, en pointant, comme l’annonce le titre, des « figures » du monde antique – d’Aristote à Cicéron et d’Alexandre le Grand à Jules César – qui incarnent cet héritage, ayant acquis une valeur historiographique et spéculative au sein de l’élaboration hégélienne. D’une part, Biasutti reconstruit les sources par lesquelles Hegel accède à l’Antiquité et à la biographie de ces personnages historiques, d’autre part, il se penche sur l’interprétation que Hegel en donne dans ses travaux, avec une particulière attention à la période d’Iéna et aux cours d’histoire de la philosophie et de philosophie de l’histoire.

Un rôle de premier plan est accordé à Alexandre le Grand, auquel sont consacrés trois chapitres. En se penchant sur la fonction historique que Hegel lui attribue dans l’évolution de l’esprit, Biasutti montre que l’interprétation du roi de Macédoine, au croisement de l’histoire et de la philosophie, est un exemple paradigmatique du lien que voit Hegel entre la pensée spéculative et la réalité politique. Particulièrement intéressante est la thèse selon laquelle Alexandre le Grand serait à l’origine de la conception du welthistorisches Individuum. En présentant la lecture que Hegel fait du livre III de la Politique dans ses différentes versions des Vorlesungen, Biasutti estime notamment que Hegel repère entre les lignes du texte d’Aristote une description d’Alexandre. Il émet ainsi l’hypothèse que ce portrait conduirait le philosophe allemand à mettre au point la notion d’individualité cosmique-historique, notion qui verrait alors le jour à travers l’universalisation des caractéristiques propres d’un individu singulier.

C’est aussi la conception hégélienne de la sophistique et notamment de l’opposition entre scepticisme antique et moderne qui est abordée dans l’ouvrage. Biasutti présente la sophistique moderne comme une figure de la conscience morale et souligne la fonction que l’ironie accomplit en tant que détermination pratique du Gewissen. Au rebours de ce qu’elle était chez Socrate dans l’antiquité, l’ironie moderne représenterait l’une des pathologies du présent, particulièrement significative au regard de ses retombées politiques.

Sabina TORTORELLA (Université Paris II/Istituto Italiano per gli Studi Filosofici)

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Pour citer cet article : Sabina TORTORELLA, « Franco BIASUTTI, Figure della classicità in Hegel, Pisa, Edizioni ETS, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.

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Michael KUBICIEL, Michael PAWLIK & Kurt SEELMANN (dir.), Hegels Erben ? Strafrechtliche Hegelianer vom 19. bis zum 21. Jahrhundert, Tübingen, Mohr Siebeck, 2017, xii-323 p.

L’ouvrage, issu d’un colloque interdisciplinaire tenu à Cologne en 2015, cherche à cerner l’empreinte de l’hégélianisme sur la science juridique pénale, dont les auteurs considèrent qu’elle a été extrêmement large. Une première partie de l’ouvrage porte sur la théorie de la peine telle qu’elle est conçue par Hegel même et ses contemporains, avec le mérite particulier de ne se borner ni au droit abstrait ni à son examen dans les Principes de philosophie du droit. Grâce aux contributions de L. Siep, E. Angehrn, K. Seelmann, T. S. Hoffmann et A. Aichele, la réflexion hégélienne sur les thèmes de la culpabilité, du châtiment et du pardon est abordée en lien avec la notion de reconnaissance, à partir de la structure logique sous-jacente au concept de peine et de la doctrine de l’imputation, et étudiée en rapport avec les positions de Fichte, Kant et Feuerbach, mais aussi de Gans et K.L. Michelet.

La deuxième partie du volume est consacrée aux juristes qui, dans le courant du XIXe siècle, ont donné naissance à une sorte d’école pénale hégélienne. Il s’agit notamment des travaux de Berner et Köstlin, dont B. Zabel et M. Kubiciel retracent les profils. La théorie d’un hégélien moins orthodoxe, Luden, fait l’objet de l’article de C.F. Stuckenberg alors que G. Jakobs discute la conception de Hälschner à propos du déni du droit et de l’état de détresse.

Comme le montre la troisième partie de l’ouvrage, c’est à partir de l’Empire allemand que la philosophie hégélienne semble perdre son rôle de premier plan dans les études pénales. Lorsque la science juridique est engagée dans le travail de codification et que l’approche positiviste commence à voir le jour, la théorie pénale ne cherche plus sa source dans la philosophie, et encore moins dans la philosophie idéaliste. Elle se tourne en revanche vers d’autres disciplines, notamment la sociologie ou la psychologie criminelle. D. Klesczewski et T. Meyer passent en revue la génération des juristes critiques à l’égard de Hegel au cours du XXe siècle.

Le volume se conclut par la mise en évidence d’un retournement d’orientation, que les auteurs datent des dernières décennies. Pour eux, la renaissance hégélienne s’étendrait également à son concept de la peine. M. Pawlik s’interroge sur ce qu’il en est de l’hégélianisme pénal aujourd’hui, en particulier à la suite de l’interprétation américaine pragmatiste de Hegel ; D. Demko propose une confrontation entre la théorie hégélienne de la peine et la théorie expressiviste contemporaine ; enfin, B. Noltenius revient sur les Principes de la philosophie du droit, et notamment sur la société civile, en s’interrogeant sur ce qu’est un droit à punir et une peine juste.

En incluant les contributions de spécialistes majeurs de Hegel et en mêlant les approches de juristes et philosophes, ce collectif nous livre une riche cartographie de la pensée hégélienne et de ses interprétations. Il constituera un ouvrage de référence pour ceux qui s’intéressent à la philosophie pénale hégélienne.

Sabina TORTORELLA (Université Paris II/Istituto Italiano per gli Studi Filosofici)

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Pour citer cet article : Sabina TORTORELLA, « Michael KUBICIEL, Michael PAWLIK & Kurt SEELMANN (dir.), Hegels Erben ? Strafrechtliche Hegelianer vom 19. bis zum 21. Jahrhundert, Tübingen, Mohr Siebeck, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.

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Luca CORTI, Pensare l’esperienza. Una lettura dell’Antropologia di Hegel, Bologna, Edizioni Pendragon, 2016, 188 p.

L’ouvrage vise à repérer les enjeux cognitifs de l’expérience telle qu’elle est étudiée dans l’Anthropologie, et à questionner cette partie du système (une source encore insuffisamment exploitée) pour mettre à l’épreuve la thèse d’un Hegel conceptualiste. Le premier chapitre passe en revue les conceptions de Sellars, McDowell et Brandom, afin de présenter la querelle entre conceptualistes et non-conceptualistes dans l’interprétation du rapport entre réceptivité et spontanéité dans le kantisme. Comme le montre L. Corti, Hegel, selon les auteurs en question, pousserait à l’extrême la thèse kantienne, en voyant la perception comme entièrement conceptuelle. Mais il y a des positionnements variés au sein même de cette lecture. Tandis que McDowell défend un modèle unitaire du sujet épistémique, Brandom se fait le champion d’un sujet dichotomique, capable à la fois de sentience et de sapience, et met en cause le même terme d’expérience. Sellars, en revanche, admet une réceptivité pure, quoiqu’aveugle d’un point de vue cognitif.

C’est toutefois le deuxième chapitre qui aborde le noyau des thèses avancées dans l’Anthropologie. L. Corti esquisse deux types idéaux herméneutiques, qui constituent l’arrière-plan au sein duquel aborder le texte, et qui interrogent le statut de l’argumentation hégélienne. Il oppose le modèle « descriptiviste », selon lequel chaque section serait une configuration concrète de la subjectivité finie, et celui, « reconstructiviste », qui saisit l’esprit subjectif comme une reconstruction rétrospective des conditions de l’expérience. Suivant une démarche progressive et additive, le premier modèle suppose qu’on puisse isoler et séparer les différentes sections, chacune étant autonome eu égard aux autres, de telle sorte que Hegel nous montrerait comment chaque faculté s’ajoute à la précédente en vue de la constitution de la subjectivité. En revanche, à l’aide de la notion d’anticipation, le paradigme reconstructiviste réfute la thèse de la séparation : au lieu de mettre en valeur la manière dont chaque section contribue à constituer le sujet, il en souligne plutôt les défauts et les échecs, puisque ce n’est qu’à la fin qu’on parvient à saisir le rapport cognitif entre l’esprit et le monde et donc l’expérience humaine.

Dans la deuxième partie, Corti mène une lecture de l’Anthropologie, de l’Empfindung à la Gewohnheit, visant à comparer les deux modèles et à en mettre au clair les conséquences herméneutiques. Il adhère ainsi à la démarche reconstructiviste. Dans cette hypothèse, l’Anthropologie ne devrait pas être comprise comme une théorie de la subjectivité finie. Dans le cadre d’une mise en contexte historique de la vague anthropologique de l’époque, l’ouvrage met en valeur le caractère ambigu de l’âme, notion charnière entre la nature et l’esprit, et présente sous un nouveau jour la première partie de l’esprit subjectif en soulignant son intérêt au regard du débat contemporain sur la philosophie de la perception.

Sabina TORTORELLA (Université Paris II Panthéon-Assas)

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Pour citer cet article : Sabina TORTORELLA, « Luca CORTI, Pensare l’esperienza. Una lettura dell’Antropologia di Hegel, Bologna, Edizioni Pendragon, 2016 » in Bulletin de littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 773-802.