Auteur : Samuel Vitel

 

Paul Redding, Conceptual Harmonies. The Origins and Relevance of Hegel’s Logic, Chicago-London, The University of Chicago Press, 2023, 328 p.

Dans ce livre, Paul Redding offre sa réponse la plus complète à une question qui est au cœur de son travail : quelle relation la logique hégélienne entretient-elle avec « ce qu’on appelle ordinairement la logique [gewöhnlich so genannten Logik] » ? Il s’agit, pour lui, de s’attaquer à une idée dont on constate qu’elle est véhiculée aussi bien par la plupart des partisans orthodoxes de Hegel que par ses pourfendeurs : ce que le philosophe appelle « logique » n’a rien à voir avec le sens donné à ce terme dans le contexte de la logique « formelle » ou « mathématique ». P. Redding concède que si l’on assimile la logique à sa forme devenue hégémonique dans le contexte analytique, celle qui a été instituée par Russell et Frege, on a raison d’affirmer qu’un abîme la sépare de la logique hégélienne – à ce titre, il reproche à certaines actualisations contemporaines, comme celles de Robert B. Brandom, de ne pas se confronter au détail de la logique hégélienne et de présupposer sa compatibilité avec le consensus analytique. La tradition logique dont Hegel serait proche est celle qui a affronté le problème de l’incommensurabilité des grandeurs discrètes de l’arithmétique et des grandeurs continues de la géométrie sans opter pour la voie d’une « arithmétisation de la géométrie » qui prétend réduire les grandeurs continues à des grandeurs discrètes (voie empruntée par Descartes puis par Russell). Hegel propose, d’ailleurs, dans ses réflexions sur la « grandeur » (Grösse), une critique convaincante de la réduction du continu au discret (p. 66). La tradition logique en question a proposé, à l’inverse, une forme d’« homomorphisme » entre les deux types de grandeurs reconnaissant leur différence irréductible tout en affirmant leur « équivalence » – rappelant le modèle hégélien de « l’identité dans la différence » (identity in difference, p. 195) dont Paul Redding n’hésite pas à suggérer qu’il aurait pu être inspiré de cette tradition (préface, p. xiii).
L’auteur reconnaît le sentiment d’étrangeté qui saisit inévitablement le lecteur confronté à de telles propositions : d’abord, en raison de la nature apparemment baroque de la reconstruction proposée par lui de l’histoire de la logique qui met en lumière cette tradition alternative (allant de Pythagore jusqu’à Peirce, en passant par le Platon des dialogues tardifs, Leibniz, Lazare Carnot ainsi que Hegel lui-même) ; de plus, le propos général semble difficilement compatible avec un certain nombre de thèses que l’on prête couramment à Hegel, notamment son refus de prendre les mathématiques comme modèle de la rationalité philosophique. Pour jouer le jeu, il faut mettre ce genre de réserves de côté et évaluer la proposition à l’aune de l’éclairage qu’elle permet de jeter sur la pensée de Hegel (« la manière dont cela pourrait le rendre intelligible », p. xiv).
L’approche de P. Redding vise surtout à éclairer la logique subjective. À cette fin, elle possède un intérêt certain. On y trouve, notamment, une compréhension renouvelée du « jugement » et du « syllogisme », tels qu’ils sont pensés par Hegel. C’est dans l’analyse de ces derniers qu’apparaîtrait le plus clairement que la logique proposée par Hegel a l’originalité et l’avantage d’être une logique pour le « monde effectif » (actual world, p. 36) par opposition à une logique qui ne porte que sur ce qui est formellement possible. Comme dans la tradition logique dont il a été question, Hegel pense l’homomorphisme ou « l’identité dans la différence » des formes logiques du jugement. Le jugement d’inhérence correspondant au « jugement immédiat », dont le sujet est un singulier sensible (« cette rose »), et le jugement de subsomption correspondant au « jugement de réflexion », dont le sujet est un universel générique (« la rose »), sont irréductibles l’un à l’autre car le premier suppose que celui qui juge soit en présence effective de ce dont il parle, ce qui n’est pas le cas pour le second ; de plus, le sujet du premier est soumis à de l’indétermination (« cette rose est plus ou moins rouge ») et à la variation (« cette rose, ayant fané, est verte »), et donc relève du « continu », alors que le sujet du second est éternellement ce qu’il est (« la rose est une plante ») et constitue ainsi une entité « discrète ». La théorie du syllogisme montrerait ensuite l’interdépendance de ces formes dans l’effort de connaissance du monde : c’est seulement parce que l’on part du jugement immédiat que notre connaissance est en prise avec quelque chose d’effectif mais seul le jugement de réflexion peut opérer la pleine détermination conceptuelle d’une telle effectivité. À la manière des systèmes logiques réconciliant le géométrique et l’arithmétique, Hegel est capable de montrer que ces deux formes de jugement, bien qu’irréductibles l’une à l’autre, se révèlent ultimement partager le même « contenu absolu » (p. 194).

Samuel Vitel (Université d’Ottawa/Université de Poitiers)

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Pour citer cet article : Paul Redding, Conceptual Harmonies. The Origins and Relevance of Hegel’s Logic, Chicago-London, The University of Chicago Press, 2023, 328 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.

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Robert BRANDOM, Pragmatism and Idealism. Rorty and Hegel on Reason and Representation, Oxford, Oxford University Press, 2022, 160 p.

Dans la foulée de la publication de A Spirit of Trust en 2019, conçu comme un commentaire suivi de la Phénoménologie de l’esprit, Robert Brandom confirme dans ces deux conférences (Spinoza Lectures) données à l’université d’Amsterdam l’importance de Hegel dans l’évolution la plus récente de son œuvre. Elles sont également l’occasion pour lui de rappeler l’importance de son Doktorvater Richard Rorty dans l’élaboration de sa propre philosophie. Un des enjeux de ces conférences est en effet de proposer une articulation, en apparence improbable, entre le pragmatisme d’inspiration rortyenne et l’idéalisme hégélien. Malgré tout ce qui les sépare, les deux philosophies participeraient de ce que Brandom appelle le second Enlightenment (p. 30), qui a élargi l’idéal d’autonomie du domaine pratique au théorique. Par ce déplacement, il s’agit de se défaire non plus simplement d’une autorité suprahumaine comme celle de Dieu pour orienter ses actions, mais aussi de la « Réalité » conçue comme dépositaire par elle-même d’une autorité normative sur la pensée à laquelle celle-ci devrait simplement se plier dans son effort de connaissance. Selon ces conférences, Rorty comme Hegel proposeraient des critiques d’une telle conception de la connaissance qui repose sur « le mythe du donné », dans le vocabulaire du premier, ou l’illusion de « l’immédiateté », dans celui du second. Les deux substitueraient également à cette conception un pragmatisme social qui affirme la dépendance des normes pratiques et théoriques à l’égard des attitudes normatives des sujets. Cela implique d’affirmer également que la réalité n’a que l’autorité que des sujets lui attribuent dans un « espace des raisons » qui correspond, chez Hegel, à une figure de l’Esprit.

Cependant, Hegel permet aussi d’éviter certaines conséquences de ce pragmatisme social qui ont fait la réputation sulfureuse de Rorty – notamment, son renoncement à l’idée même d’objectivité. En effet, Rorty tire de ce primat des attitudes normatives sur les normes conceptuelles un historicisme radical, concluant du constat des transformations constantes des cadres normatifs dans l’histoire à la contingence indépassable des engagements normatifs. De même, cela motive sa défense de « l’ironie », comme attitude de déprise par rapport aux normes contingentes de sa communauté permettant une libre expérimentation par la traversée d’attitudes normatives diverses. Comme Rorty ne pouvait l’ignorer, l’ironie est, en réalité, déjà un concept hégélien. En effet, nous dit R. Brandom, Hegel y voit le symptôme de « l’aliénation » (Entfremdung) caractéristique de la modernité (p. 83), incarnée exemplairement par ses contemporains Frühromantiker : la prise de conscience dans les sociétés modernes de la dépendance des normes à l’égard des attitudes normatives menace de retirer à ces mêmes normes toute « force d’obligation » (binding force) car, étant posées par les sujets, elles peuvent tout autant être déposées par eux. Si Hegel ne prône aucune restauration d’un ordre normatif prémoderne, fondé lui-même sur un ordre « naturel » comme l’était la cité grecque d’Antigone décrite dans la Phénoménologie, il propose tout de même une sortie de ce « nihilisme normatif » (p. 102). Hegel esquisserait une « réconciliation postmoderne » (p. 86) de l’autonomie moderne et de l’objectivité des normes, qui caractérisait les figures historiques traditionnelles de l’Esprit. En effet, le concept hégélien de remémoration (Erinnerung) proposerait une conception historique de la normativité qui ne sacrifie ni sa rationalité ni son objectivité : pour celle-ci, une attitude normative peut se prévaloir d’une forme d’objectivité si elle est capable en même temps de proposer une reconstruction de la tradition à laquelle elle appartient qui révèle que cette dernière était implicitement gouvernée par la norme présentement endossée. Ce qui semble d’abord fait par un sujet est donc en réalité trouvé par lui comme quelque chose d’objectif. Ainsi fonctionneraient le mouvement dialectique chez Hegel et, singulièrement, l’expérience (Erfahrung) de la conscience dans la Phénoménologie : la reconnaissance d’une incompatibilité entre des engagements normatifs qui motive leur révision au bénéfice d’un nouvel engagement doit s’accompagner d’une reconstruction du processus comme conduisant « nécessairement » à cet engagement. Ce dernier n’est alors que l’explicitation de quelque chose qui était déjà présent dans le processus lui-même (p. 93 sq.).

On peut saluer dans ces deux conférences une heureuse actualisation de Hegel permettant de le confronter à un des défis philosophiques de l’époque : concilier l’exigence d’autonomie théorique et pratique avec la reconnaissance de la nécessité d’une contrainte objective. Cependant, il se peut que Robert Brandom demeure dans le giron de son Doktorvater et s’éloigne des ambitions du projet rationaliste hégélien quand il affirme que la reconstruction rationnelle d’une tradition en faveur d’un engagement normatif présent, si elle « donne à la contingence la forme (normative) de la nécessité » (p. 91), est elle-même contingente.

Samuel VITEL (Université de Poitiers/Université d’Ottawa)

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Pour citer cet article : Robert BRANDOM, Pragmatism and Idealism. Rorty and Hegel on Reason and Representation, Oxford, Oxford University Press, 2022, 160 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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Graham PRIEST, Explorer les contradictions. Paraconsistance et dialéthéisme, trad. Frédéric Berland et Arthur Cohen, Paris, Hermann, 2022, 102 p.

Le retour en grâce de Hegel dans la philosophie anglo-américaine (la fameuse Hegel Renaissance) s’est souvent accompagné de sa « domestication », selon une expression consacrée de John McDowell. Peu de choses nous le montrent aussi bien que le traitement de la critique hégélienne du principe de non-contradiction (PNC). En effet, il est devenu courant d’affirmer que, malgré les dires de Hegel lui-même, son discours respecte parfaitement le PNC et qu’il ne commet aucune des fautes logiques que la philosophie analytique lui avait longtemps prêtées – par la voix de Bertrand Russell ou de Karl Popper. Dans ce contexte, le travail de Graham Priest, dont les éditions Hermann publient un premier recueil en français, est d’un intérêt certain. En effet, ce dernier est un pionnier de la logique paraconsistante, appelée aussi dialéthéisme, qui repose sur la violation délibérée du PNC car elle admet que « certaines contradictions sont vraies » (p. 13) ou qu’il y a des dialéthéiai (vérités à deux voies). De plus, G. Priest est un lecteur assidu de la logique de Hegel, qu’il décrit comme faisant partie des précurseurs de la logique paraconsistante, précédée en cela par Héraclite et « certains néoplatoniciens » (p. 31) et suivie par la théorie des ensembles (p. 27). Ainsi, il nous propose une réappropriation contemporaine de Hegel au nom même de sa critique du PNC et de sa capacité à faire droit à la possibilité de penser des « objet[s] dialéthéique[s] » (p. 82), c’est-à-dire des objets ayant des propriétés « inconsistantes » que l’on peut affirmer ou nier avec une égale validité. Dans l’article du recueil qui mobilise le plus directement Hegel, « Les limites de la pensée – et au-delà » (p. 65-83), le concept hégélien de l’infini est présenté comme désignant un tel objet. En effet, l’infini ne saurait être distinct du fini, car il serait alors limité par quelque chose et ne serait pas l’infini. Ainsi, l’infini doit être identique au fini en même temps qu’il doit s’en distinguer et en être la négation (p. 76). Dans des textes absents du recueil dont on ne peut que souhaiter une future traduction, G. Priest montre également que Hegel pense la contradiction inhérente à tout objet en mouvement, qui, à un instant donné, à la fois occupe une position spatiale donnée et ne l’occupe pas (voir p. 27).

Faisant un usage plus libre de Hegel, G. Priest mobilise également la critique hégélienne de l’idée kantienne d’une limitation constitutive de la connaissance. En effet, pour limiter la connaissance, il faut déjà être allé au-delà de la limite pour pouvoir la considérer comme « absolue ». G. Priest n’en tire pas la conséquence qui est celle de Hegel lui-même, à savoir que la connaissance doit revendiquer la possession de l’absolu. Il affirme plutôt que le concept de « limite », bien compris, fait partie constitutivement de la connaissance en tant que contradiction. En effet, connaître, c’est saisir un objet indépendant de l’acte de connaissance mais celui-ci n’est, par définition, connu qu’en tant qu’il est conçu par cet acte de connaissance. Cependant, il n’y a nulle nécessité d’en tirer une conséquence « idéaliste », au sens de ce que Hegel appelle un idéalisme subjectif qui nous enfermerait dans la subjectivité de nos conceptions, comme le fait un Berkeley (p. 82), car la connaissance n’a pas tant affaire ici à une « limite » infranchissable qu’à un objet dialéthéique, nécessairement en même temps « en soi » et « pour » la pensée.

Pour les lecteurs de Hegel, la voie empruntée ici semble particulièrement apte à mettre en lumière un engagement en faveur de la réalité ontologique des contradictions – Hegel dit bien, par exemple, que « toute chose est contradictoire en soi » (GW 6, p. 74). Cependant, il semble difficile de nier que la méthode déployée par la logique spéculative consiste à progresser par la résolution des contradictions auxquelles la pensée se trouve confrontée et donc, en ce sens, qu’elle restaure systématiquement les droits du PNC. Ainsi, le concept de l’infini mentionné par G. Priest, en raison de sa nature contradictoire, est dépassé-conservé (aufgehoben) dans le cours de la Logique par celui de « l’être-pour-soi ». Si l’on reconnaît la pertinence de l’usage qui y est fait de certains énoncés hégéliens, cela conduit à une question difficile : comment réconcilier la portée ontologique que Hegel donne à la contradiction avec le fait que c’est la résolution des contradictions qui est le moteur du développement dialectique ? La réponse à cette question est cruciale si l’on souhaite intervenir dans les querelles interprétatives concernant l’articulation de la dimension ontologique de la logique hégélienne avec la dimension logique de son ontologie.

Samuel VITEL (Université de Poitiers/Université d’Ottawa)

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Pour citer cet article : Graham PRIEST, Explorer les contradictions. Paraconsistance et dialéthéisme, trad. Frédéric Berland et Arthur Cohen, Paris, Hermann, 2022, 102 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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