Auteur : Samuel Vitel

 

Elena Ficara & Graham Priest (dir.), The Formalization of Dialectics, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2024, 120 p.

Ce collectif aborde une question ancienne : celle de la possibilité d’une formalisation logique de la dialectique hégélienne. La singularité du livre, dans l’histoire des réponses données à cette question, tient à ce qu’il se situe dans le cadre de logiques non-standards : tout d’abord, la logique dialethéique, développée notamment par Graham Priest, se référant lui-même à Hegel, qui soutient que certaines contradictions sont vraies, (cf. les articles de Graham Priest et de Gregory S. Moss) mais aussi la logique mathématique de Lambert ou Carnot (cf. l’article de Paul Redding) ou encore la logique transclassique de Gotthard Günther (cf. l’article de Valentin Pluder). Ainsi, il est possible de soutenir que la critique hégélienne de la logique formelle, qui, à son époque, correspondait globalement encore à celle d’Aristote, n’exclut aucunement que la philosophie hégélienne puisse être compatible avec d’autres logiques ou qu’il ait anticipé certains principes d’une telle logique, notamment la possibilité de faire droit au fait que « certaines contradictions sont valides » (p. 36).

Si le livre se conçoit, avant tout, comme une contribution au regain d’intérêt que connaît aujourd’hui la possibilité d’une formalisation de la dialectique hégélienne, il n’évite pas les questions difficiles qu’un tel projet rencontre nécessairement. Le choix de placer l’article d’Angelica Nuzzo (« Form, Formality, Formalism in Hegel’s Dialectic-Speculative Logic ») en ouverture en est l’illustration. A. Nuzzo, en effet, met en garde contre une formalisation de la dialectique qui ne se confronte pas à ce que la conception hégélienne de la forme logique a de spécifique. Celle-ci possède, en effet, trois caractéristiques principales : elle implique une détermination immanente de la pensée par elle-même ; elle est solidaire d’un dynamisme de la pensée qui fait que les déterminations-de-pensée ne sont pas données de manière figée mais sont les « moments » d’un processus ; enfin, puisqu’il ne s’agit pas d’une forme « subjective » faisant face à un contenu « objectif », la forme logique hégélienne a une portée ontologique. Ce que Hegel dénonce sous le nom « formalisme » chez Aristote ou chez Kant renvoie à une conception de la forme qui contrevient à ces caractéristiques. À l’aune de cette présentation d’une grande précision exégétique, il revient au lecteur de décider si les articles qui proposent ici une formalisation échappent bel et bien au reproche hégélien de « formalisme ».

Est notamment mis en scène un débat entre les partisans de la formalisation qui devra retenir l’attention du lecteur. S’opposent le dialethéisme de Graham Priest, d’un côté, et les perspectives d’Elena Ficara, de Jc Beall et de Franca d’Agostini, de l’autre, concernant le statut de la contradiction hégélienne. Les deux camps s’accordent pour dire qu’il y a chez Hegel des contradictions vraies. Mais là où G. Priest considère que, dans une contradiction vraie, les termes de la contradiction sont également vrais, les autres soutiennent que la dialectique hégélienne montre plutôt que, si une conjonction contradictoire de termes est vraie, les termes pris isolément sont faux (p. 45). En bref, cela revient à dire que « p et non-p » n’impliquent pas « p » et « non-p » séparément – Jc Beall et E. Ficara appellent cela, reprenant une formule de Hegel, le principe de « l’inséparabilité de ce qui est contradictoire » (Einheit Entgegengesetzer, EE) (p. 58). Cette solution semble à même de satisfaire une exigence de la logique hégélienne, soulignée par A. Nuzzo, celle de la processualité dialectique, dont l’option dialethéiste a toujours eu du mal à s’accommoder. En effet, si on met l’accent, comme le fait G. Priest, sur le fait que l’Aufhebung « maintient » simplement la contradiction des termes (p. 36), on ne comprend pas en quoi elle renvoie à un moment (que Hegel appelle « le spéculatif ») distinct de la contradiction en tant que telle (que Hegel appelle « le dialectique, pris à part pour lui-même »). Dans la perspective de Jc Beall et E. Ficara, on comprend l’Aufhebung comme la conjonction « vraie » et « contradictoire » de termes qui sont, séparément, « non-vrais » : la nécessité de la catégorie du « devenir » apparaît alors comme résultant de la non-vérité de celle de « l’être » (identifiée au néant) comme de celle de « néant » (identifiée à l’être) car ce qui est vrai est seulement l’unité contradictoire de ces derniers.

Nous constatons ainsi une certaine vitalité dans les débats concernant la possibilité d’une formalisation non standard de la logique hégélienne. Nous relevons, également, que cette vitalité résulte d’une volonté de mieux approfondir ce que cette logique a de caractéristique et non de son simple enrôlement dans un cadre logique déjà établi par ailleurs.

Samuel Vitel (Université d’Ottawa & Université de Poitiers)

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Pour citer cet article : Elena Ficara & Graham Priest (dir.), The Formalization of Dialectics, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2024, 120 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.

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Robert B. Pippin, The Culmination. Heidegger, German Idealism, and the Fate of Philosophy, Chicago & London, University of Chicago Press, 2024, 220 p.

Le dernier livre de Robert Pippin a déstabilisé plus d’un de ses lecteurs fidèles (l’auteur de cette recension compris). En effet, il est sans doute celui qui a fait le plus pour défendre Hegel dans le contexte de la philosophie contemporaine, aussi bien en s’efforçant de dissiper la suspicion analytique concernant l’idiome hégélien qu’en répondant minutieusement à certaines critiques encore prégnantes aujourd’hui (trouvant leur origine chez Adorno, Foucault, Gadamer, Habermas ou Heidegger). Et voilà qu’on découvre, sous la plume de R. P. Pippin lui-même, un énoncé comme celui-ci : « Heidegger a raison » (p. xi, 188).

Comment R. P. Pippin a-t-il pu en arriver là ? Force est de constater que cette rupture est en germe depuis de nombreuses années. En effet, son intérêt croissant pour la peinture, le roman et le cinéma (voir son livre de 2021 : Philosophy by Other Means) l’a rendu sensible à des modes d’intelligibilité qui contrastent avec le régime d’intelligibilité promu par la logique hégélienne, celui qu’il appelle désormais « discursif » ou « assertorique » (p. xii, 121). C’est la raison pour laquelle il n’hésite plus à relever chez Hegel un « préjugé logique » (logical prejudice) : un privilège « dogmatiquement » (p. 145, 178) accordé à la discursivité rationnelle dans la détermination de ce qui « compte comme un étant » (p. 48). De plus, il a trouvé, au fil des années, dans les œuvres de Henry James ou Marcel Proust, Pedro Almodovar ou Alfred Hitchcock la mise en scène des obstacles, parfois insurmontables, que rencontrent les sujets humains dans leur effort pour rendre le monde – ou leur propre existence – intelligible. Cela ne lui semble plus compatible avec l’assurance avec laquelle Hegel prétend avoir délivré dans sa Logique la structure fondamentale de toute intelligibilité possible de la nature ou de l’histoire (p. 181).

Heidegger est, par suite, surtout convoqué à deux titres. D’abord, il est présenté comme celui qui a su identifier le « préjugé logique » de la tradition métaphysique et qui a vu en Hegel « l’accomplissement » (culmination, Vollendung) de celle-ci. Cette tradition a évité de se confronter à la question du sens de l’être (Sinn des Seins) car elle la tient pour déjà résolue : « être, c’est être rationnellement intelligible » (p. 141 ; voir aussi p. 8, 59, 176). La place prioritaire accordée à l’intelligibilité rationnelle dans le rapport à ce qui est ne représente pourtant qu’un « régime d’importance » (mode of mattering) parmi d’autres. En deçà donc de la compréhension de l’être que véhicule cette tradition, il y a le fait qu’il se rend « disponible » (available) à travers cette compréhension d’une manière déterminée – sachant qu’il peut être rendu disponible de bien d’autres manières. Heidegger nous enjoindrait de reconnaître que ces manières sont toujours historiquement et contingentes situées (p. 32, n. 3, 61, n. 42). Nous ne sommes pas, en effet, en mesure de justifier, de manière non circulaire, pourquoi les choses comptent comme elles comptent pour nous (p. 22-23). Le fait que, chez Hegel, l’identité de l’être et de la pensée (discursive) ne serait pas démontrée par la Logique mais seulement présupposée par celle-ci le confirmerait (p. 169). Heidegger est, ensuite, présenté comme celui qui a su mettre en lumière la « finitude » associée à notre compréhension de l’être. Le monde historique dans lequel on est « jeté » (p. 121) limite la manière dont l’être est disponible pour nous. Chacun porte avec soi un « héritage obscur » (dark inheritance), dont il ne peut se défaire et qui, en même temps, ne peut pas lui-même être « fondé ou rendu intelligible » (p. 177). La prétention hégélienne au commencement radical ou à la Voraussetzungslosigkeit est mise à mal par sa poursuite irréfléchie du « préjugé logique » de la tradition métaphysique dont il a hérité. Cela suffirait à établir « la finitude de la pensée pure » (p. 173). L’activité conceptuelle est ici soutenue par une instance antédiscursive et non conceptuelle, structurellement rétive à toute explicitation thématique (p. 55). L’idéal de maîtrise et de transparence du sujet rationnel cède alors la place à la reconnaissance d’une « dépendance profonde » à l’égard de cette instance (p. 98).

Doit-on voir, dans cette Kehre tardive, le désaveu complet de son œuvre antérieure ?  R. P. Pippin est lui-même soucieux d’éviter une telle lecture. Il suggère, par exemple, que l’œuvre hégélienne pourrait conserver une validité « régionale » concernant l’être en tant qu’il est intelligible à côté d’autres modes d’ouverture à l’être qui seraient tout aussi légitimes (p. 172).  Il reconnaît lui-même qu’une telle solution, qui implique de renoncer à la possession de l’absolu, ne pourrait satisfaire aucun hégélien conséquent. Une meilleure manière de nuancer l’idée d’une rupture radicale est d’insister sur une double continuité. D’abord, il apparaît clairement que le Heidegger de R. P. Pippin adhère à une version de la thèse « idéaliste » de l’identité de la pensée et de l’être au sens où Sein et Sinn sont tenus pour indissociables (p. 97). On ne peut évoquer l’être sans que se pose en même temps la question de sa « signification » (meaningfulness). Simplement, la pensée n’est plus réduite à la seule modalité de la connaissance discursive (elle inclut, notamment, la « pensée poétique » dont parle le dernier Heidegger, p. 205). Une autre marque de continuité que l’on trouve dans le livre est l’insistance sur la normativité : les modes de dispensation de l’être, pour le Heidegger de R. P. Pippin, et les figures du Geist, pour le Hegel de R. P. Pippin, renvoient à des contextes historico-sociaux qui constituent des « structure[s] de signification, d’importance, de saillance » (p. 22). Cependant, là où Hegel associe ces structures aux réseaux de concepts à travers lesquels on apprend à penser dans sa communauté, Heidegger souligne la dimension préconceptuelle de cette structure rendue manifeste par l’impossibilité que nous rencontrons à la « fonder » (p. 149). Ainsi, si Hegel donne à la philosophie la tâche de « saisir son temps en pensées » en clarifiant, en systématisant, voire en réparant, les engagements normatifs de son époque, Heidegger voit dans notre condition historique quelque chose qui résiste à toute saisie de cette espèce. Il apparaît, donc, que R. P. Pippin se soit résolu à accepter l’idée selon laquelle la source de la normativité est « indéfiniment fuyante » (endlessly elusive, p. 143), « obscure » (p. 177) ou « absente » (p. 208).

Un défi qui se pose aux (anciens) lecteurs fidèles de R. P. Pippin est donc de s’appuyer sur ces éléments de continuité pour montrer que l’on peut encore s’attarder dans son Hegel. Il nous semble que R. P. Pippin s’est rendu coupable d’un phénomène qu’il a diagnostiqué dans Idealism as Modernism (1997) : en tant qu’êtres spirituels, destinés à la réflexivité, il se peut que l’échec de la réflexion à satisfaire notre besoin de justification conduise à une insatisfaction radicale à l’égard de la recherche de raisons en général. On absolutise alors un échec local et temporaire en en faisant l’expression de notre condition « finie ». Dans un contexte contemporain de crise manifeste de l’orientation normative et de la signification, R. P. Pippin exprime régulièrement son désespoir (p. 68, 219). Nous regrettons qu’il capitule, mû par ce désespoir, face à la tâche réflexive dont Hegel soutient qu’elle est constitutive d’une vie spirituelle – « connais-toi toi-même » (wisse dich) – en décrétant, avec Heidegger, que cette tâche est vaine.

Samuel Vitel (Université d’Ottawa & Université de Poitiers)

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Pour citer cet article : Robert B. Pippin, The Culmination. Heidegger, German Idealism, and the Fate of Philosophy, Chicago & London, University of Chicago Press, 2024, 220 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.

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James F. Conant & Jesse M. Moulder (dir.), Reading Rödl. On Self-Consciousness and Objectivity, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2024, 432 p.

Sebastian Rödl est sans doute l’exemple le plus illustre d’un style philosophique contemporain qui ambitionne de poursuivre dans un idiome analytique des thèses issues de « l’idéalisme allemand » (p. 1). Chez lui, il s’agit, avant tout, de la thèse qui identifie la « raison » et la « conscience de soi ». Si son œuvre se caractérisait initialement par une inspiration kantienne (Kategorien des Zeitlichen, 2005 ; Self-Consciousness, 2007), Self-Consciousness and Objectivity (2018) se distinguait par la revendication d’un héritage hégélien. En effet, le sous-titre du livre – An Introduction to Absolute Idealism – le signalait clairement. C’est sur ce livre que se concentre notre ouvrage collectif édité par James Conant et Jesse Mulder. Il est le premier de son genre sur l’entreprise philosophique de S. Rödl. La diversité des articles reflète l’étendue de l’intérêt que suscite ce dernier : on trouve parmi les 17 contributeurs des philosophes analytiques parmi les plus éminents (Jocelyn Benoist, Adrian W. Moore, Christopher Peacocke), des spécialistes de Kant (Stephen Engstrom, Patricia Kitcher) et de Hegel (Wolfram Gobsch, Thomas Khurana). On notera également que l’ouvrage se conclut par une réponse détaillée de S. Rödl de 90 pages à ce groupe hétéroclite de lecteurs.

Il s’agit, essentiellement, pour les contributeurs de se positionner par rapport à l’affirmation centrale de S. Rödl. Son point de départ est le suivant : les deux jugements « p » et « je pense que p » sont identiques. Le fameux « paradoxe de Moore » suffit à l’établir : on ne peut pas dire, par exemple, « il pleut, mais je pense qu’il ne pleut pas ». Par suite, il y a une identité entre la conscience de soi et l’objectivité. Toute conception de l’objectivité qui exclut la subjectivité pensante est donc absurde car on ne peut penser l’objectivité sans que cette pensée soit consciente d’elle-même. L’objectivité (pensée) implique toujours la subjectivité (se pensant). Le « savoir absolu » (absolute knowledge) a pour contenu la connaissance de cette identité. La question est alors de savoir si cela suffit à faire de la position de S. Rödl un « idéalisme absolu » en un sens plus ou moins hégélien. Offrir une réponse est d’autant plus opportun que l’on voit, depuis quelques années, que la référence à S. Rödl tend à se banaliser dans le commentaire hégélien (Robert Pippin, Terry Pinkard).

À cet égard, la contribution de Stephen Engstrom offre un éclairage bienvenu. Lecteur enthousiaste de la période « kantienne » de S. Rödl, il doute de la réalité de son tournant hégélien. Peut-on vraiment distinguer la position de S. Rödl d’une glose de la formule de Kant selon laquelle « le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations » ? La version kantienne conduit pourtant seulement à un « idéalisme formel » qui ne revendique pas pour lui-même un « savoir absolu » comme le fait S. Rödl (p. 97). En effet, la réflexion transcendantale ne produit que la « forme » de la connaissance en attente d’une « matière » fournie par « l’affection » sensible (p. 102). Le « savoir absolu » chez S. Rödl se révélerait en fin de compte relatif à la connaissance empirique. Wolfram Gobsch prend le relais de cette critique et affirme qu’en l’absence de la production d’une connaissance déterminée, « matérielle » (p. 245), indépendamment de la connaissance empirique, l’idéalisme de S. Rödl reste, en effet, « formel » et non « absolu » (une critique similaire est exprimée par Thomas Khurana, p. 213, 220 et par Johannes M. van Ophuijsen, p. 189). S. Rödl y voit une « méprise interprétative » (p. 374) : le « savoir absolu » est aussi la connaissance de la nécessité de la « contradiction » qui mine la connaissance empirique, en raison de sa dépendance à l’égard d’un objet extérieur qu’elle pose, en même temps, comme identique à elle. Une leçon qu’il associe au nom de Hegel (p. 371), est que l’on peut connaître « absolument » le fait que la connaissance empirique n’est pas absolue et qu’elle est destinée à être « incomplète » ou « interminable ». Le fait qu’elle pose, en même temps, son identité achevée avec son objet fait qu’elle est une « fin infinie » (infinite end) (p. 376). Une « fin infinie », définie dans Self-Consciousness (2007), est par exemple une finalité telle qu’« être gentil » (being kind), que nous n’avons jamais fini de réaliser une fois pour toutes, même si nous la réalisons bel et bien en la poursuivant à travers tel ou tel acte de gentillesse. De même, nous n’en avons jamais fini avec la connaissance du monde empirique – celle-ci peut toujours être « approfondie » – mais chaque connaissance que nous en avons représente une manifestation « complète » de notre pouvoir de connaître (p. 376).

 

Du côté des spécialistes de Hegel, on souligne, de plus, ce qui distingue la voie hégélienne de la posture métaphilosophique de S. Rödl, largement inspirée par Wittgenstein. Ce dernier prétend ne pas avancer de thèses mais seulement « dire ce qui est dit dans tout discours et penser ce qui est pensé dans toute pensée » (p. 422). En ce sens, S. Rödl est renvoyé à la figure immédiate de la raison idéaliste dans le chapitre v de la Phénoménologie de l’esprit qui décrète l’identité du sujet et de l’objet sans que celle-ci soit encore vérifiée spéculativement (p. 227). Thomas Khurana souligne que cette identité n’est établie, chez Hegel, qu’en « dépassant la forme même du jugement » (p. 211) par le moyen de l’articulation systématique permise par la proposition spéculative. Le projet hégélien est donc « révisionniste » : il ne souhaite pas simplement nous « rappeler de ce que nous savons déjà en tant que nous jugeons » (p. 218). Wolfram Gobsch rappelle que cette identité a pour condition « l’unité de la raison pratique et théorique » produite par la spéculation et qu’elle n’est pas immédiatement atteinte par la « conscience de soi de la connaissance empirique » qui occupe le plus souvent S. Rödl (p. 241).

 

Samuel Vitel (Université d’Ottawa & Université de Poitiers)

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Pour citer cet article : James F. Conant & Jesse M. Moulder (dir.), Reading Rödl. On Self-Consciousness and Objectivity, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2024, 432 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.

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Paul Redding, Conceptual Harmonies. The Origins and Relevance of Hegel’s Logic, Chicago-London, The University of Chicago Press, 2023, 328 p.

Dans ce livre, Paul Redding offre sa réponse la plus complète à une question qui est au cœur de son travail : quelle relation la logique hégélienne entretient-elle avec « ce qu’on appelle ordinairement la logique [gewöhnlich so genannten Logik] » ? Il s’agit, pour lui, de s’attaquer à une idée dont on constate qu’elle est véhiculée aussi bien par la plupart des partisans orthodoxes de Hegel que par ses pourfendeurs : ce que le philosophe appelle « logique » n’a rien à voir avec le sens donné à ce terme dans le contexte de la logique « formelle » ou « mathématique ». P. Redding concède que si l’on assimile la logique à sa forme devenue hégémonique dans le contexte analytique, celle qui a été instituée par Russell et Frege, on a raison d’affirmer qu’un abîme la sépare de la logique hégélienne – à ce titre, il reproche à certaines actualisations contemporaines, comme celles de Robert B. Brandom, de ne pas se confronter au détail de la logique hégélienne et de présupposer sa compatibilité avec le consensus analytique. La tradition logique dont Hegel serait proche est celle qui a affronté le problème de l’incommensurabilité des grandeurs discrètes de l’arithmétique et des grandeurs continues de la géométrie sans opter pour la voie d’une « arithmétisation de la géométrie » qui prétend réduire les grandeurs continues à des grandeurs discrètes (voie empruntée par Descartes puis par Russell). Hegel propose, d’ailleurs, dans ses réflexions sur la « grandeur » (Grösse), une critique convaincante de la réduction du continu au discret (p. 66). La tradition logique en question a proposé, à l’inverse, une forme d’« homomorphisme » entre les deux types de grandeurs reconnaissant leur différence irréductible tout en affirmant leur « équivalence » – rappelant le modèle hégélien de « l’identité dans la différence » (identity in difference, p. 195) dont Paul Redding n’hésite pas à suggérer qu’il aurait pu être inspiré de cette tradition (préface, p. xiii).
L’auteur reconnaît le sentiment d’étrangeté qui saisit inévitablement le lecteur confronté à de telles propositions : d’abord, en raison de la nature apparemment baroque de la reconstruction proposée par lui de l’histoire de la logique qui met en lumière cette tradition alternative (allant de Pythagore jusqu’à Peirce, en passant par le Platon des dialogues tardifs, Leibniz, Lazare Carnot ainsi que Hegel lui-même) ; de plus, le propos général semble difficilement compatible avec un certain nombre de thèses que l’on prête couramment à Hegel, notamment son refus de prendre les mathématiques comme modèle de la rationalité philosophique. Pour jouer le jeu, il faut mettre ce genre de réserves de côté et évaluer la proposition à l’aune de l’éclairage qu’elle permet de jeter sur la pensée de Hegel (« la manière dont cela pourrait le rendre intelligible », p. xiv).
L’approche de P. Redding vise surtout à éclairer la logique subjective. À cette fin, elle possède un intérêt certain. On y trouve, notamment, une compréhension renouvelée du « jugement » et du « syllogisme », tels qu’ils sont pensés par Hegel. C’est dans l’analyse de ces derniers qu’apparaîtrait le plus clairement que la logique proposée par Hegel a l’originalité et l’avantage d’être une logique pour le « monde effectif » (actual world, p. 36) par opposition à une logique qui ne porte que sur ce qui est formellement possible. Comme dans la tradition logique dont il a été question, Hegel pense l’homomorphisme ou « l’identité dans la différence » des formes logiques du jugement. Le jugement d’inhérence correspondant au « jugement immédiat », dont le sujet est un singulier sensible (« cette rose »), et le jugement de subsomption correspondant au « jugement de réflexion », dont le sujet est un universel générique (« la rose »), sont irréductibles l’un à l’autre car le premier suppose que celui qui juge soit en présence effective de ce dont il parle, ce qui n’est pas le cas pour le second ; de plus, le sujet du premier est soumis à de l’indétermination (« cette rose est plus ou moins rouge ») et à la variation (« cette rose, ayant fané, est verte »), et donc relève du « continu », alors que le sujet du second est éternellement ce qu’il est (« la rose est une plante ») et constitue ainsi une entité « discrète ». La théorie du syllogisme montrerait ensuite l’interdépendance de ces formes dans l’effort de connaissance du monde : c’est seulement parce que l’on part du jugement immédiat que notre connaissance est en prise avec quelque chose d’effectif mais seul le jugement de réflexion peut opérer la pleine détermination conceptuelle d’une telle effectivité. À la manière des systèmes logiques réconciliant le géométrique et l’arithmétique, Hegel est capable de montrer que ces deux formes de jugement, bien qu’irréductibles l’une à l’autre, se révèlent ultimement partager le même « contenu absolu » (p. 194).

Samuel Vitel (Université d’Ottawa/Université de Poitiers)

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Pour citer cet article : Paul Redding, Conceptual Harmonies. The Origins and Relevance of Hegel’s Logic, Chicago-London, The University of Chicago Press, 2023, 328 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.

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Robert BRANDOM, Pragmatism and Idealism. Rorty and Hegel on Reason and Representation, Oxford, Oxford University Press, 2022, 160 p.

Dans la foulée de la publication de A Spirit of Trust en 2019, conçu comme un commentaire suivi de la Phénoménologie de l’esprit, Robert Brandom confirme dans ces deux conférences (Spinoza Lectures) données à l’université d’Amsterdam l’importance de Hegel dans l’évolution la plus récente de son œuvre. Elles sont également l’occasion pour lui de rappeler l’importance de son Doktorvater Richard Rorty dans l’élaboration de sa propre philosophie. Un des enjeux de ces conférences est en effet de proposer une articulation, en apparence improbable, entre le pragmatisme d’inspiration rortyenne et l’idéalisme hégélien. Malgré tout ce qui les sépare, les deux philosophies participeraient de ce que Brandom appelle le second Enlightenment (p. 30), qui a élargi l’idéal d’autonomie du domaine pratique au théorique. Par ce déplacement, il s’agit de se défaire non plus simplement d’une autorité suprahumaine comme celle de Dieu pour orienter ses actions, mais aussi de la « Réalité » conçue comme dépositaire par elle-même d’une autorité normative sur la pensée à laquelle celle-ci devrait simplement se plier dans son effort de connaissance. Selon ces conférences, Rorty comme Hegel proposeraient des critiques d’une telle conception de la connaissance qui repose sur « le mythe du donné », dans le vocabulaire du premier, ou l’illusion de « l’immédiateté », dans celui du second. Les deux substitueraient également à cette conception un pragmatisme social qui affirme la dépendance des normes pratiques et théoriques à l’égard des attitudes normatives des sujets. Cela implique d’affirmer également que la réalité n’a que l’autorité que des sujets lui attribuent dans un « espace des raisons » qui correspond, chez Hegel, à une figure de l’Esprit.

Cependant, Hegel permet aussi d’éviter certaines conséquences de ce pragmatisme social qui ont fait la réputation sulfureuse de Rorty – notamment, son renoncement à l’idée même d’objectivité. En effet, Rorty tire de ce primat des attitudes normatives sur les normes conceptuelles un historicisme radical, concluant du constat des transformations constantes des cadres normatifs dans l’histoire à la contingence indépassable des engagements normatifs. De même, cela motive sa défense de « l’ironie », comme attitude de déprise par rapport aux normes contingentes de sa communauté permettant une libre expérimentation par la traversée d’attitudes normatives diverses. Comme Rorty ne pouvait l’ignorer, l’ironie est, en réalité, déjà un concept hégélien. En effet, nous dit R. Brandom, Hegel y voit le symptôme de « l’aliénation » (Entfremdung) caractéristique de la modernité (p. 83), incarnée exemplairement par ses contemporains Frühromantiker : la prise de conscience dans les sociétés modernes de la dépendance des normes à l’égard des attitudes normatives menace de retirer à ces mêmes normes toute « force d’obligation » (binding force) car, étant posées par les sujets, elles peuvent tout autant être déposées par eux. Si Hegel ne prône aucune restauration d’un ordre normatif prémoderne, fondé lui-même sur un ordre « naturel » comme l’était la cité grecque d’Antigone décrite dans la Phénoménologie, il propose tout de même une sortie de ce « nihilisme normatif » (p. 102). Hegel esquisserait une « réconciliation postmoderne » (p. 86) de l’autonomie moderne et de l’objectivité des normes, qui caractérisait les figures historiques traditionnelles de l’Esprit. En effet, le concept hégélien de remémoration (Erinnerung) proposerait une conception historique de la normativité qui ne sacrifie ni sa rationalité ni son objectivité : pour celle-ci, une attitude normative peut se prévaloir d’une forme d’objectivité si elle est capable en même temps de proposer une reconstruction de la tradition à laquelle elle appartient qui révèle que cette dernière était implicitement gouvernée par la norme présentement endossée. Ce qui semble d’abord fait par un sujet est donc en réalité trouvé par lui comme quelque chose d’objectif. Ainsi fonctionneraient le mouvement dialectique chez Hegel et, singulièrement, l’expérience (Erfahrung) de la conscience dans la Phénoménologie : la reconnaissance d’une incompatibilité entre des engagements normatifs qui motive leur révision au bénéfice d’un nouvel engagement doit s’accompagner d’une reconstruction du processus comme conduisant « nécessairement » à cet engagement. Ce dernier n’est alors que l’explicitation de quelque chose qui était déjà présent dans le processus lui-même (p. 93 sq.).

On peut saluer dans ces deux conférences une heureuse actualisation de Hegel permettant de le confronter à un des défis philosophiques de l’époque : concilier l’exigence d’autonomie théorique et pratique avec la reconnaissance de la nécessité d’une contrainte objective. Cependant, il se peut que Robert Brandom demeure dans le giron de son Doktorvater et s’éloigne des ambitions du projet rationaliste hégélien quand il affirme que la reconstruction rationnelle d’une tradition en faveur d’un engagement normatif présent, si elle « donne à la contingence la forme (normative) de la nécessité » (p. 91), est elle-même contingente.

Samuel VITEL (Université de Poitiers/Université d’Ottawa)

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Pour citer cet article : Robert BRANDOM, Pragmatism and Idealism. Rorty and Hegel on Reason and Representation, Oxford, Oxford University Press, 2022, 160 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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Graham PRIEST, Explorer les contradictions. Paraconsistance et dialéthéisme, trad. Frédéric Berland et Arthur Cohen, Paris, Hermann, 2022, 102 p.

Le retour en grâce de Hegel dans la philosophie anglo-américaine (la fameuse Hegel Renaissance) s’est souvent accompagné de sa « domestication », selon une expression consacrée de John McDowell. Peu de choses nous le montrent aussi bien que le traitement de la critique hégélienne du principe de non-contradiction (PNC). En effet, il est devenu courant d’affirmer que, malgré les dires de Hegel lui-même, son discours respecte parfaitement le PNC et qu’il ne commet aucune des fautes logiques que la philosophie analytique lui avait longtemps prêtées – par la voix de Bertrand Russell ou de Karl Popper. Dans ce contexte, le travail de Graham Priest, dont les éditions Hermann publient un premier recueil en français, est d’un intérêt certain. En effet, ce dernier est un pionnier de la logique paraconsistante, appelée aussi dialéthéisme, qui repose sur la violation délibérée du PNC car elle admet que « certaines contradictions sont vraies » (p. 13) ou qu’il y a des dialéthéiai (vérités à deux voies). De plus, G. Priest est un lecteur assidu de la logique de Hegel, qu’il décrit comme faisant partie des précurseurs de la logique paraconsistante, précédée en cela par Héraclite et « certains néoplatoniciens » (p. 31) et suivie par la théorie des ensembles (p. 27). Ainsi, il nous propose une réappropriation contemporaine de Hegel au nom même de sa critique du PNC et de sa capacité à faire droit à la possibilité de penser des « objet[s] dialéthéique[s] » (p. 82), c’est-à-dire des objets ayant des propriétés « inconsistantes » que l’on peut affirmer ou nier avec une égale validité. Dans l’article du recueil qui mobilise le plus directement Hegel, « Les limites de la pensée – et au-delà » (p. 65-83), le concept hégélien de l’infini est présenté comme désignant un tel objet. En effet, l’infini ne saurait être distinct du fini, car il serait alors limité par quelque chose et ne serait pas l’infini. Ainsi, l’infini doit être identique au fini en même temps qu’il doit s’en distinguer et en être la négation (p. 76). Dans des textes absents du recueil dont on ne peut que souhaiter une future traduction, G. Priest montre également que Hegel pense la contradiction inhérente à tout objet en mouvement, qui, à un instant donné, à la fois occupe une position spatiale donnée et ne l’occupe pas (voir p. 27).

Faisant un usage plus libre de Hegel, G. Priest mobilise également la critique hégélienne de l’idée kantienne d’une limitation constitutive de la connaissance. En effet, pour limiter la connaissance, il faut déjà être allé au-delà de la limite pour pouvoir la considérer comme « absolue ». G. Priest n’en tire pas la conséquence qui est celle de Hegel lui-même, à savoir que la connaissance doit revendiquer la possession de l’absolu. Il affirme plutôt que le concept de « limite », bien compris, fait partie constitutivement de la connaissance en tant que contradiction. En effet, connaître, c’est saisir un objet indépendant de l’acte de connaissance mais celui-ci n’est, par définition, connu qu’en tant qu’il est conçu par cet acte de connaissance. Cependant, il n’y a nulle nécessité d’en tirer une conséquence « idéaliste », au sens de ce que Hegel appelle un idéalisme subjectif qui nous enfermerait dans la subjectivité de nos conceptions, comme le fait un Berkeley (p. 82), car la connaissance n’a pas tant affaire ici à une « limite » infranchissable qu’à un objet dialéthéique, nécessairement en même temps « en soi » et « pour » la pensée.

Pour les lecteurs de Hegel, la voie empruntée ici semble particulièrement apte à mettre en lumière un engagement en faveur de la réalité ontologique des contradictions – Hegel dit bien, par exemple, que « toute chose est contradictoire en soi » (GW 6, p. 74). Cependant, il semble difficile de nier que la méthode déployée par la logique spéculative consiste à progresser par la résolution des contradictions auxquelles la pensée se trouve confrontée et donc, en ce sens, qu’elle restaure systématiquement les droits du PNC. Ainsi, le concept de l’infini mentionné par G. Priest, en raison de sa nature contradictoire, est dépassé-conservé (aufgehoben) dans le cours de la Logique par celui de « l’être-pour-soi ». Si l’on reconnaît la pertinence de l’usage qui y est fait de certains énoncés hégéliens, cela conduit à une question difficile : comment réconcilier la portée ontologique que Hegel donne à la contradiction avec le fait que c’est la résolution des contradictions qui est le moteur du développement dialectique ? La réponse à cette question est cruciale si l’on souhaite intervenir dans les querelles interprétatives concernant l’articulation de la dimension ontologique de la logique hégélienne avec la dimension logique de son ontologie.

Samuel VITEL (Université de Poitiers/Université d’Ottawa)

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Pour citer cet article : Graham PRIEST, Explorer les contradictions. Paraconsistance et dialéthéisme, trad. Frédéric Berland et Arthur Cohen, Paris, Hermann, 2022, 102 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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