Auteur : Saverio Ansaldi
Spinoza : Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Bernard Pautrat, avec la collaboration de Dan Arbib, Frédéric de Buzon, Denis Kambouchner, Peter Nahon, Catherine Secretan et Fabrice Zagury, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1 874 p.
Il faut dire d’emblée que la publication des Œuvres complètes sous la direction de Bernard Pautrat est une bonne nouvelle pour tous les lecteurs de Spinoza. Et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu pour les choix des traducteurs et la qualité des traductions proposées. Bernard Pautrat les a en effet confiées à des spécialistes dont l’expertise dépasse celle du spinozisme proprement dit. Ainsi par exemple, Denis Kambouchner et Frédéric de Buzon ont traduit Les Principes de la philosophie de Descartes ainsi que Les Pensées métaphysiques, tandis que Catherine Secretan a pris en charge celle du Court Traité. Un tel choix permet en premier lieu de prêter une attention particulière à la « présence » effective d’un milieu intellectuel (cartésien ou plus spécifiquement hollandais) à l’intérieur du texte spinozien. Il en résulte ainsi des effets de traduction dans l’ensemble très rigoureux mais qui rendent également la lecture plaisante et fluide. Bernard Pautrat a repris à son compte, en les modifiant légèrement, celles déjà publiées de l’Éthique, du Traité de la Réforme de l’entendement et du Traité politique, en proposant en outre une version inédite de la Correspondance. À saluer également la traduction de la Grammaire hébraïque par Peter Nahon, qui s’ajoute désormais à celle publiée en 1987 par Joël Askenazi. Il nous reste néanmoins quelques doutes sur les choix lexicaux effectués par Dan Arbib dans sa traduction du Traité théologico-politique : le but de conférer un rythme plus harmonieux à la syntaxe française se couple parfois de certaines inexactitudes ou répétitions conceptuelles, qui auraient pu être évitées au nom d’une sobriété terminologique plus proche de l’original latin.
Les textes sont précédés d’une introduction de Bernard Pautrat, qui éclaire parfaitement le sens général du projet éditorial. Le responsable de l’édition y affirme notamment que « le problème de Bento est en vérité notre problème à tous : vivre et vivre bien […] Par où on voit que l’Éthique, qui a passionné les philosophes et les professeurs par ce qu’elle a de métaphysique, d’ontologique, est bien, d’abord et avant tout, une éthique » (p. XIII – XXXIII). Et plus spécifiquement une éthique de l’intelligence qui s’épanouit dans le désir de concorde. C’est pourquoi « la béatitude est une affaire toute privée, mais la concorde générale, la société heureuse, dépendent de tout autres conditions, qui tiennent à la constitution politique de l’état civil » (p. XXXIX). Il nous est ainsi proposé une édition des œuvres complètes de Spinoza qui entend dépasser les clivages parfois étroits de la discipline philosophique pour s’adresser à un public sans doute plus large mais toujours animé par le désir de vivre sous le signe d’une éthique s’articulant au croisement des affects et de la raison.
Il faut également souligner la qualité de l’appareil critique, complet, détaillé et extrêmement fourni. Une chronologie rédigée par Fabrice Zagury, qui retrace aussi bien la vie de Spinoza que le contexte historique, précède les traductions. Les Appendices comprennent en particulier l’Inventaire après décès des biens de Spinoza et de sa bibliothèque, avec un classement par ordre chronologique et par matières des ouvrages en possession du philosophe. Il s’agit là d’un instrument de travail fort utile. La Préface de Jarig Jelles aux Œuvres Posthumes, l’Index des matières des « Œuvres Posthumes », la Vie de B. de Spinoza de Colerus ainsi que la Préface de Sébastian Kortholt au Traité des trois imposteurs viennent compléter l’ensemble du dossier.
Sans oublier les notes associées à la traduction de chaque ouvrage. Elles comprennent une « notice » expliquant la genèse du texte et son insertion dans les débats philosophiques de l’époque ainsi que les explications des traducteurs au sujet de leurs différents choix lexicaux. Une bibliographie sélective mais assez exhaustive et un Index nominum achèvent cette nouvelle édition des Œuvres complètes, qui a vocation sans doute à devenir une référence importante dans le cadre des études spinozistes.
Saverio ANSALDI
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Pour citer cet article : Spinoza : Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Bernard Pautrat, avec la collaboration de Dan Arbib, Frédéric de Buzon, Denis Kambouchner, Peter Nahon, Catherine Secretan et Fabrice Zagury, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1 874 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.
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Pascal SÉVÉRAC, Renaître. Enfance et éducation à partir de Spinoza, Paris, Hermann, 154 p.
Le parcours éthique de libération au centre de la philosophie de Spinoza implique-t-il une démarche éducative ? La liberté dont il est question dans la cinquième Partie de l’Éthique présuppose-t-elle une « éducation à la rationalité » commençant avec l’enfance ? En d’autres termes : comment devient-on un homme libre ? Existe-t-il des instruments pédagogiques permettant la formation d’une rationalité spinoziste ? Et quelle est la relation entre une rationalité relevant d’une puissance d’agir développée et une affectivité impliquant une impuissance modale comme celle qui caractérise l’enfance ? Ces questions sont étudiées par Pascal Sévérac dans son dernier essai à partir de la question, souvent éludée par la critique, du statut de l’enfance au sein du système spinozien. En effet, bien que « l’enfance ne soit pas une thématique centrale de la philosophie spinoziste », il est possible selon P. Sévérac d’en faire apparaître la force de transformation éthique et la capacité à nous fournir les outils pour repenser les principes essentiels de l’entreprise spinoziste. « L’enfance comme devenir actif, l’enfance comme développement cognitif et actif et affectif, voilà le processus à même de nous intéresser et que nous pourrions appeler – avec Spinoza lui-même – « renaissance » » (p. 12).
C’est dans une telle perspective, originale et novatrice, que P. Sévérac examine « en quoi l’éducation peut être conçue comme opérateur de transformation de l’affectivité » (p. 14), en procédant en trois temps. Il s’agit premièrement de montrer que l’enfant possède une « nature » propre, sans laquelle il ne pourra pas participer à un processus de transformation éthique de sa puissance d’agir et de penser. Dans des pages denses et stimulantes, P. Sévérac fait émerger les propriétés modales spécifiques à l’enfance, notamment sa forte capacité imitative. L’une des lois fondamentales de la géométrie affective devient ainsi la focale conceptuelle en vertu de laquelle P. Sévérac met en lumière la modalité propre du corps de l’enfant – sa force polymorphe, son aptitude au changement et à l’adaptation aux circonstances extérieures. L’affectivité de l’enfant relève ainsi d’un équilibre ouvert et dynamique, lui permettant, par l’éducation, de changer de nature. Voilà pourquoi « il n’y a donc pas de primat véritable de la sociogenèse sur l’ontogenèse, ou de l’ontogenèse sur la sociogenèse : il faut penser les deux ensemble pour penser le développement de l’enfant » (p. 43).
C’est ainsi que l’éducation conduit « à la destruction d’une première nature à travers l’affirmation d’une seconde nature » (p. 47). C’est dans la cadre de ce thème que P. Sévérac propose des analyses extrêmement fines sur la conception de la mort chez Spinoza. Le principal but poursuivi par l’éducation doit en effet conduire à la « mort positive » du corps affectif de l’enfant. Comme il est souligné, « le corps organique peut se conserver, alors que le corps affectif peut se transformer. Dit autrement : le corps organique peut vivre alors que le corps affectif peut mourir, et devenir autre – devenir un autre » (p. 71). L’éducation apparaît ainsi comme la « contrainte convenante » ou l’effort collectif qui transforme le corps affectif de l’enfant, et donc son esprit, en une altérité plus puissante et plus rationnelle. « Articuler ce développement organique et cette transformation affective, telle est la visée d’une éducation rationnelle » (p. 79).
Cette éducation rationnelle représente en conclusion la véritable « éducation éthique », consistant « à développer les aptitudes de l’enfant et à le transformer en adulte actif » (p. 115). Elle s’affirme comme une sorte de « rééducation » conduisant à une « renaissance » de la première nature de l’enfant, celle qui a été déterminée par ses milieux de vie. « La bonne éducation relève d’une éthique en acte. Et dans cette perspective, bien éduquer consiste à produire en soi – ou à aider l’autre à produire en lui – des enchaînements cognitivo-affectifs nouveaux, actifs, constitutifs d’une sensibilité à la liberté, d’un ingenium de la liberté » (p. 125).
Le processus éthique et politique de libération de la passivité apparaît ainsi comme étant indissociable d’un projet éducatif qui trouve son point de départ dans l’enfance et dans sa nature spécifique, car, comme le montre P. Sévérac au terme de son essai, une éducation spinoziste ne doit pas apprendre à l’enfant « à renoncer à ses désirs mais à les vivre de façon radicalement différente » (p. 142).
Saverio ANSALDI
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Pour citer cet article : Pascal SÉVÉRAC, Renaître. Enfance et éducation à partir de Spinoza, Paris, Hermann, 154 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.
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Lionel ASTESIANO : Joie et liberté chez Bergson et Spinoza, Paris, CNRS Éditions, 2016, 461 p.
Il n’est jamais aisé de procéder à la comparaison entre deux auteurs, surtout lorsqu’ils n’ont apparemment rien en commun. Spinoza et Bergson semblent bien être dans ce cas. Si le premier est le philosophe de la nécessité et de l’infini, le deuxième est celui de la durée et de la mémoire. Qui plus est, Spinoza représente aux yeux de Bergson le modèle même d’une philosophie systématique qu’il s’agit à tout prix de dépasser, afin de la remplacer par une philosophie de l’intuition. « Pourtant, comme l’écrit Lionel Astesiano, l’opposition est moins évidente qu’il ne paraît. Elle est bien trop simple, voire simpliste pour être féconde. Non seulement des rapprochements peuvent être faits à bon escient entre ces deux auteurs, mais il y a même une grande proximité philosophique » (p. 14).
En évitant un comparatisme abstrait et purement artificiel, l’A. procède ainsi à une confrontation construite et très approfondie entre les deux philosophes. Comment ? En montrant dans un premier temps l’intérêt profond que Bergson a toujours témoigné pour Spinoza. On sait en effet que Bergson a consacré à Spinoza une partie de ses cours, aussi bien pendant ses années d’enseignement en lycée que pendant la période passée au Collège de France. C’est dans ses cours plutôt que dans les rares références disséminées dans ses œuvres publiées qu’il se confronte réellement à Spinoza. Comme le remarque à ce titre L. Astesiano, « la pensée philosophique de Bergson ne se trouve que dans ses livres, mais sa pensée sur Spinoza transparaît également dans ses cours, d’autant plus que Spinoza est un auteur qu’il n’a jamais cessé de lire et de travailler » (p. 117-118). Spinoza est en effet l’auteur sur lequel Bergson a le plus fait cours, le reprenant sans cesse tout au long de sa carrière d’enseignant. L’interprétation qu’il en donne dans ses cours tend à se focaliser sur la métaphysique. Ce qui l’intéresse en priorité dans sa lecture de Spinoza réside essentiellement dans la mise en lumière de la relation des choses à Dieu, c’est-à-dire la relation entre une unité infinie absolument simple et une multiplicité indéfinie. C’est le point sur lequel il insiste le plus, sans doute dans le but de souligner la différence qui le sépare à cet égard du philosophe hollandais quant à la constitution d’une nouvelle métaphysique, entièrement fondée sur l’évolution créatrice et sur la force d’invention de la conscience.
Où peut alors se situer la « proximité philosophique » entre les deux auteurs ? Selon L. Astesiano, elle doit être recherchée dans la définition des questions éthiques. Déjà dans ses cours, « Bergson compare principalement le début et la fin de l’Éthique afin de faire ressortir une tension interne à la philosophie de Spinoza. La comparaison de la première et de la dernière partie permet en effet de montrer que le « Dieu de glace » du De Deo s’humanise dans le De Libertate Humana en raison du fait que nous le connaissons du dedans en participant à son activité créatrice. Bergson a voulu montrer qu’il y a chez Spinoza beaucoup plus d’expérience qu’il n’a voulu le dire, même si cela ne se perçoit pas dans le premier livre mais apparaît dans les suivants » (p. 163-164).
C’est à partir d’un tel présupposé que la « proximité philosophique » entre Spinoza et Bergson acquiert en définitive tout son sens, en instituant ce que L. Astesiano appelle une « communauté d’intuition » renvoyant à l’action de la joie et de la liberté. Ces deux notions sont en effet au cœur aussi bien de l’éthique de Spinoza que de celle de Bergson. Selon l’A., qui s’appuie pour étayer ses analyses notamment sur la dernière grande œuvre de Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, la morale bergsonienne est une morale de la liberté « intensive » et « expressive », qui trouve son point d’application dans l’expérience de la joie, tout comme celle que propose Spinoza au terme de son Éthique. C’est pourquoi, pour les deux auteurs, « joie et liberté nous font être davantage nous-mêmes parce qu’elles nous font participer pleinement à une réalité toujours présente que nous pouvons exprimer pleinement – et comprendre adéquatement – dans une durée limitée ». De ce point de vue, pour Spinoza comme pour Bergson, « la liberté est le sens de la métaphysique » (p. 377).
L. Astesiano montre ainsi dans son ouvrage, d’une façon convaincante et subtile, les thèmes philosophiques communs que partagent Spinoza et Bergson, en particulier dans leur tentative de construire une éthique de la liberté comme « expression authentique » de notre finitude, sans pour autant proposer par là une philosophie du sujet mais en élaborant plutôt une véritable théorie de la « singularité » – une singularité puissante et active, capable de s’affirmer, en vertu de sa connaissance intuitive, dans la multiplicité mouvante du réel.
Saverio ANSALDI
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Pour citer cet article : Saverio ANSALDI, « Lionel ASTESIANO : Joie et liberté chez Bergson et Spinoza, Paris, CNRS Éditions, 2016 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.