Auteur : Sean McStravick
Luca Corti & Johannes-Georg Schülein (dir.),Life, Organisms, and Human Nature. New perspectives on Classical German Philosophy, Cham, Springer, 2023, xx-363 p.
Cet ouvrage prend pour point de départ ce que les éditeurs nomment à raison, dans leur introduction, une « révolution » dans l’interprétation de la philosophie allemande classique. En effet, une partie importante de la littérature secondaire (en particulier italienne et anglo-saxonne) s’est récemment détournée de l’habituelle mise en récit de cette tradition qui la réduit à son épiphénomène kantien et post-kantien, l’idéalisme allemand, et qui réduit ce dernier à son seul idéalisme. Contre cette lecture, le commentaire s’est tourné vers un enjeu commun aux différents mouvements qui composent cette tradition (rationalisme, romantisme, idéalisme, etc.), enjeu décisif pour réévaluer l’idéalisme allemand : le « naturalisme », défini comme pensée de la nature en tant qu’essentiellement vivante, et donc irréductible au modèle de la causalité mécanique typique de la physique newtonienne.
Dans ce volume collectif, L. Corti et J.-G. Schülein prolongent l’analyse de la perspective « naturaliste » de la philosophie allemande classique commencée dans un précédent volume intitulé Nature and Naturalism in Classical German Philosophy (Routledge, 2022), et entreprennent plus particulièrement d’examiner les différentes conceptions de la « vie » qui se déploient au sein de cette tradition. Les dix-neuf contributions de ce volume – qu’il ne serait guère possible de résumer ici – se distribuent selon trois axes.
Une première partie spécifie l’approche résolument anti-mécaniste de cette tradition, et examine l’usage du finalisme qui lui est substitué. Les deux premières contributions sont consacrées à la fonction régulatrice de la téléologie dans la troisième Critique de Kant (Karen Koch, Andrew Cooper), et les deux suivantes examinent l’émergence « téléodynamique » de l’agentivité chez Schelling (Andrea Gambarotto & Auguste Nahas) et la critique hégélienne de la causalité dans la Doctrine du concept (Thomas Meyer). Les autres chapitres soulignent dans quelle mesure une approche finaliste demeure pertinente en biologie (A. Cooper), taxonomie (Edgar Maraguat), et physique (Christopher Yeomans & Ralph Kaufmann), au sein des débats contemporains.
La seconde partie s’emploie à explorer la manière dont la « vie » n’est pas, dans cette tradition, une catégorie réductible au biologique mais constitue aussi un outil pour penser l’existence spirituelle et collective. Un premier ensemble de contributions cherche à déterminer comment concevoir le rapport de l’esprit à la nature : comme « autre forme de vie » – dans l’acosmisme romantique (Philipp Weber) ou avec l’immortalisme fichtéen (G. Anthony Bruno) – ou comme « unité vivante » – spéculative dans le cas de la théorie hégélienne de l’incorporation (Sebastian Rand, Thimo Heisenberg), matérielle dans celui du Gattungwesen marxien (Christoph Schuringa). Un second ensemble examine comment les prémisses naturalistes sont amenées à gouverner le problème de l’objectivité politique : deux contributions examinent le finalisme de la liberté dans la Naturphilosophie et la Freiheitsschrift schellingiennes (Kyla Bruff, Charlotte Alderwick) tandis qu’une autre, particulièrement remarquable, rend compte des conflits d’interprétation de la « seconde nature » hégélienne (Susanne Herrmann-Sinai).
Une troisième partie détaille les limites inhérentes à une interprétation strictement naturaliste de cette tradition tout en rendant compte de la fécondité d’un naturalisme conçu comme pluriel. Si un premier chapitre examine les difficultés de la philosophie kantienne à concevoir la liberté dans le cadre « naturaliste » de l’explicabilité universelle (Mario De Caro), les autres contributions montrent plutôt que le naturalisme permet de spécifier, ici, négativement, l’idéalisme hégélien (Sebastian Stein), tandis qu’il permet là, positivement, de concevoir les enjeux contemporains de l’anthropocène (Christina Pinsdorf) et du colonialisme (Daniel Whistler). La contribution conclusive (Paul Giladi) parachève de ce point de vue l’objectif profond du volume : faire de la diversité des naturalismes un moyen de contester le scientisme et d’échapper à tout universalisme abstrait.
Si le lecteur déplorera une introduction trop brève pour pleinement problématiser le naturalisme de cette tradition et pour en exposer le contexte, pourtant marqué par l’extraordinaire essor de diverses sciences positives, ce volume reste une admirable ressource académique. Il parvient à fournir une excellente base à l’étude de la vie dans la philosophie allemande classique, et donne une vue d’ensemble sur diverses interprétations et applications contemporaines de cette tradition tout en identifiant les difficultés principales qu’elles rencontrent.
Sean McStravick (Sorbonne Université)
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Pour citer cet article : Luca Corti & Johannes-Georg Schülein (dir.),Life, Organisms, and Human Nature. New perspectives on Classical German Philosophy, Cham, Springer, 2023, xx-363 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.
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Xiaomang DENG, A New Exploration of Hegel’s Dialectics I. Origin and Beginning, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2022, 134 p.
Cet ouvrage, premier d’une série de trois volumes consacrés à la dialectique, entreprend d’éclairer la signification de cette dimension fondamentale de l’hégélianisme en exhibant les « leviers » qui gouvernent son commencement. L’approche est stimulante : l’auteur prend l’affirmation hégélienne d’une unité du logique et de l’historique au sérieux et, suivant ce fil, procède à l’examen des deux espèces de « début » de la dialectique, celui de ses origines historiques et celui de son commencement effectif au sein du système hégélien.
Une première partie examine les origines grecques de la dialectique, et propose à la fois une analyse de sa genèse historique – parcourant les jalons de son apparition comme méthode des Milésiens jusqu’à Aristote –, et une analyse spéculative du développement de la philosophie – montrant comment les différentes écoles ont progressé dialectiquement dans la détermination des principes de la nature. L’auteur cherche donc à montrer que l’histoire de l’émergence des catégories logiques est proprement dialectique. Cette partie, divisée en deux chapitres, soutient que la dialectique hégélienne a hérité d’un double levier. Levier « linguistique » ou logique d’une part, selon lequel la dynamique de l’histoire de la philosophie ressortit à la fonction sémantique d’inversion du particulier en universel, et donc à la détermination de l’universalité des concepts. Levier « existentiel » ou phénoménologique d’autre part, selon lequel le développement de la philosophie dépend de contradictions sans cesse reconduites entre la pensée et le flux des choses.
Une seconde partie aborde la question du commencement de la dialectique chez Hegel. Deux chapitres analysent tour à tour le commencement de la Science de la logique et celui de la Phénoménologie de l’esprit, et cherchent à clarifier les raisons permettant de poser la « certitude sensible » et l’« être » comme catégories de base du mouvement dialectique tout en évitant le risque d’une régression à l’infini. Un troisième chapitre étudie le démarrage dialectique de ces deux textes et montre que la différence de ces commencements constitue moins une contradiction qu’elle ne fait voir la spécificité de la dialectique hégélienne. Le fait que les catégories logiques soient présupposées dans le mouvement phénoménologique et que ce dernier soit présupposé dans le point de vue du savoir pur fait signe vers l’existence d’un nœud – celui d’un rappel réciproque de « l’existentiel » dans la Logique et du « linguistique » dans la Phénoménologie – révélateur du caractère idéaliste de la dialectique hégélienne.
Malgré la richesse de l’ouvrage, trois limites sont à relever. D’abord, si l’édition comporte un index utile et complet, certains renvois textuels ne sont pas établis sur la base de références précises, ce qui entrave la discussion scientifique. Ensuite, on regrette que, sur certaines questions, l’état de l’art contemporain ne soit pas mobilisé. En particulier, la notion d’un levier sémantique de la dialectique hégélienne aurait bénéficié d’une discussion avec les travaux de Robert Brandom. Enfin, dans la mesure où, d’une part, le statut du texte de 1807 a changé pour Hegel entre 1813 et 1831 et, d’autre part, Hegel a substitué en 1817 à la « phénoménologie » une « anthropologie » comme point de départ de l’étude de l’esprit, il est regrettable que l’auteur ne prenne pas acte de ce problème de structure systématique et ne s’explique pas sur les raisons de penser la Phénoménologie et la Logique sur un même plan.
Pour autant, ce texte constitue un réel effort de saisie de la dialectique hégélienne dans toute son ampleur. De plus, les analyses sont constamment enrichies par un dialogue serré avec d’autres traditions philosophiques : l’auteur tisse des correspondances très originales entre la philosophie hégélienne et la philosophie chinoise, et confronte méthodiquement sa lecture de Hegel avec l’herméneutique de Gadamer et la critique marxienne de l’idéalisme.
Sean MCSTRAVICK (Sorbonne Université)
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Pour citer cet article : Xiaomang DENG, A New Exploration of Hegel’s Dialectics I. Origin and Beginning, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2022, 134 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.