Auteur : Siegrid Agostini

CHUKURIAN, Aurélien, Descartes et le Christianisme. L’approche philosophique de l’eucharistie, Paris, Classique Garnier, 2019, p. 342

Le but de l’ouvrage, qui reprend la première partie de la thèse de doctorat de l’A. soutenue à Lyon en 2017 (« Descartes et le christianisme : une philosophie en accord avec la foi ? »), consacrée à deux aspects de la philosophie cartésienne — l’eucharistie et la morale —, consiste à étudier les modalités d’articulation entre la philosophie cartésienne et le christianisme, en présentant D., non comme un auteur hostile au champ religieux, mais au contraire comme un penseur s’efforçant d’établir un « accord », selon son propre vocabulaire, entre les principes de sa philosophie, instaurés par la raison, et les vérités révélées, appartenant à la théologie et tributaires de la grâce.

L’introduction (p. 11-43) est consacrée à la conception cartésienne du rapport raison-foi, en retenant l’idée d’une séparation non contradictoire aboutissant à un accord, dont il est annoncé qu’il sera étudié à travers l’intérêt porté par D. à l’eucharistie, sacrement central de la foi chrétienne. L’A. fait suivre l’introduction d’une partie propédeutique (p. 45-93) pour resituer l’eucharistie aussi bien dans le contexte de l’œuvre cartésienne que dans la tradition catholique. Dans les chapitres suivants qui composent l’ouvrage, l’A. s’efforce alors de creuser le sens de cet accord à l’aune des deux explications proposées par D. à l’eucharistie, ce qui aboutit à la découverte de deux principales significations de l’accord, reflétant deux modalités d’articulation entre raison et foi. La première explication, celle du sort des espèces (p. 121-211), atteste l’effort d’établir une conformité au dogme catholique (concile de Trente), en lui conférant une assise philosophique nouvelle – les principes d’une physique mécaniste – renversant l’aristotélisme. La seconde explication, celle de la modalité de la présence du Christ (p. 213-314), témoigne d’une démarche plus ambitieuse, qualifiée « d’investissement philosophique du christianisme », en ce sens qu’il s’agit de conférer une intelligibilité propre aux données de la foi : l’A. repère un commentaire « cartésien » des paroles de la consécration, qui revient à donner pour clef à la présence réelle du Christ la conception philosophique de l’union de l’âme et du corps et l’efficacité transformante qui lui est conférée.

Tout en s’appuyant sur les travaux sur l’eucharistie chez Descartes et les cartésiens (H. Gouhier, J.-R. Armogathe, X. Tilliette), l’A. cherche aussi, à travers des analyses claires, à montrer les enjeux philosophiques recouverts par l’eucharistie, notamment dans la façon dont D. puise dans ses propres principes, et les développe même, pour forger les deux explications. Dans ce sens, des éléments tels que la conception de la raison (sur la base du texte des Notae in Programma quoddam), la théorie de la foi (distinction matière-raison formelle), la notion physique de superficie, l’opérativité des paroles de la consécration, la théorie de l’union de l’âme et du corps (du point de vue de son efficience, de sorte qu’elle tient lieu de principe d’individuation) apparaissent dans toute leur prégnance philosophique. Le choix d’étudier la théorie eucharistique de D. s’inscrit par conséquent dans l’ambition de renouveler les études sur la pensée religieuse de D. : selon l’A, le grand mérite de la pensée cartésienne est de mettre en œuvre, sur la base d’une séparation préalable entre raison et foi, un accord qui ne se joue pas dans le même sens, tout en veillant à ne jamais outrepasser son domaine, en n’envisageant ni le salut ni la grâce, laissés à la théologie. Sur ce point, l’A. aborde dans ses pages conclusives (p. 315-327) ce qu’il en est de l’orthodoxie de l’explication cartésienne, en esquissant quelques pistes de réflexion à travers le prisme de la postérité.

Cet ouvrage se recommande à plusieurs titres : outre le fait de restituer la portée philosophique de l’approche cartésienne de l’eucharistie, il montre également que celle-ci contribue à mettre au jour le rapport pluriel de la philosophie cartésienne au christianisme, selon les deux principales significations recouvertes par les deux explications de l’eucharistie. On souhaiterait que cet ouvrage puisse offrir l’occasion à l’A. d’approfondir dans un deuxième opus la seconde modalité d’articulation mise au jour grâce à l’eucharistie, ce qui se trouve annoncé à travers une référence à une prochaine étude consacrée à la morale cartésienne.

Siegrid AGOSTINI (Università del Salento)

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Pour citer cet article : Siegrid AGOSTINI, « CHUKURIAN, Aurélien, Descartes et le Christianisme. L’approche philosophique de l’eucharistie, Paris, Classique Garnier, 2019, p. 342 », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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SALVATORE SCHIFFER, Daniel, Le clair-obscur de la conscience. L’union de l’âme et du corps selon Descartes, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2015, 144 p.

La thèse fondamentale de ce petit livre est la suivante : on trouve dans la philosophie de D. ce que l’A. appelle le clair-obscur de la conscience. Ce clair-obscur de la conscience n’apparaît pas chez le D. jeune, qui vit et travaille en France, le mathématicien, médecin et physicien ; pas même chez le D. de la maturité, le philosophe et métaphysicien des Meditationes qui vit aux Pays-Bas ; mais chez le troisième et dernier D., celui de la vieillesse, le D. qui part pour la Suède et écrit les Passions de l’âme (« ce véritable traité de psychologie », selon l’A.), dans l’ambitieux but de réunir physique et métaphysique, de réunir le corps et l’âme, en inventant l’inconscient tel qu’il sera repris plus tard par Freud. C’est donc le troisième D., selon l’A., le D. moins connu et le plus négligé, celui qu’on doit étudier, le D. qui unit la physique et la métaphysique dans la psychologie, dans ce qui allait devenir la psychanalyse. D’après l’A., les spécialistes ont jusqu’à présent fourni une vision réductrice de D., celle d’un D. idéaliste et dualiste, tandis que reste cachée la dernière phase cartésienne du travail, celui dans lequel le philosophe ne sépare plus l’âme du corps mais les unit. L’union du corps et de l’âme aurait valu à D. d’aller contre les traditions judéo-chrétienne et platonicienne, et c’est pourquoi il n’a pas été en mesure de terminer la dernière partie de son travail, cette partie qui était complètement occultée. Très ambitieusement, l’A. tente de ressusciter cette phase de la philosophie de D. où le philosophe unit l’âme et le corps. Le titre du livre de l’ouvrage est en ce sens paradigmatique. Pour D., il y a les idées claires et distinctes, les idées de la res cogitans ; opposé aux idées claires et distinctes, on trouve le corps, la matière, la res extensa. D. oppose les idées claires et distinctes de l’âme aux idées sombres et confuses du corps, mais ensuite il les réunit. La pensée claire et le corps obscur vont donc fournir le clair-obscur, ce lieu où D. fait précisément la synthèse entre la clarté des idées et l’obscurité du corps : ce lieu, ce sont les passions, l’affectivité. Les passions sont ce qui se situe à la limite du rationnel et de l’irrationnel, en cette partie qui est aux confins de l’âme et du corps. Les passions (la sensibilité, donc) sont certainement, pour D., immatérielles, mais elles sont causées par des organes, par des facteurs physiologiques. C’est en cette union de l’âme et du corps qu’on peut retrouver le dernier et vrai D.

Siegrid AGOSTINI

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Pour citer cet article : Siegrid AGOSTINI, « SALVATORE SCHIFFER, Daniel, Le clair-obscur de la conscience. L’union de l’âme et du corps selon Descartes, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2015, 144 p. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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