Auteur : Simon Gissinger

Stephen HOULGATE, Hegel on Being, London-New York, Bloomsbury Academic, 2021, 884 p. en 2 vol.

Cet ouvrage complète un essai antérieur du même auteur (The Opening of Hegel’s Logic. From Being to Infinity, Purdue University Press, 2006) pour constituer un commentaire intégral de la Doctrine de l’être de 1832.

La première partie du premier volume présente les principaux enjeux de la logique hégélienne ainsi que sa méthode. Stephen Houlgate y défend l’idée que la Logique constitue une profonde critique de la métaphysique et un renouvellement de l’ontologie, remettant ainsi en question l’opposition parfois jugée indépassable de ces deux démarches (ch. 2 et 5). Ces chapitres mettent également en évidence le caractère non-présupposant (et par conséquent essentiellement immanent) de la déduction dialectique des catégories qui s’opère dans la logique (ch. 1, 3 et 4). L’apport original de cette discussion réside surtout dans un examen de l’« Idée absolue » visant à expliquer que la progression linéaire de la Logique ne contredit pas, mais est au contraire exigée par sa circularité (p. 95). En conclusion de cette partie, l’auteur se penche sur la lecture de Robert Pippin et corrige certains de ses jugements antérieurs à son égard tout en faisant nettement apparaître ce qui en distingue sa propre interprétation (p. 127). Notons d’emblée que la dernière partie du premier volume est principalement consacrée à une discussion équitable et lucide de la critique de la seconde antinomie (ch. 15 et 16) : si l’auteur n’escamote pas davantage ici qu’au début du volume les simplifications de plus ou moins bonne foi auxquelles se livre Hegel en s’attaquant à Kant, l’analyse ne renonce jamais à la hauteur de vue qu’exige l’appréciation d’un tel débat, et montre que la pertinence des critiques formulées par Hegel ne saurait être réduite à leur rigueur philologique parfois contestable. Mais l’essentiel de ce volume réside bien plutôt dans sa partie centrale qui, loin de la gigantomachie des éternelles questions du commentaire hégélien, s’efforce de comprendre Hegel avant tout par lui-même, à la faveur d’une « méthode » qui s’astreint à suivre le plus rigoureusement possible le « chemin se construisant lui-même » que constitue la Logique (ici, la doctrine de la qualité et son passage dans la quantité), allant parfois jusqu’à corriger l’exposé hégélien quand il procède à des anticipations jugées illégitimes (p. 175). Loin des caricatures, une inlassable attention à la subtilité et au détail du texte de la Logique y révèle l’œuvre d’un « miniaturiste » (p. 165). En une langue limpide qui ne le cède en rien à la rigueur argumentative, il fait ainsi éclater au grand jour la richesse et la radicalité de la pensée hégélienne non moins que sa rare finesse.

Le second volume de l’ouvrage aborde les deux autres parties de la Logique de l’être, la quantité et la mesure. La lecture patiente, particulièrement claire et pédagogique de ces passages réputés difficiles offrira aux lecteurs un guide précieux. On retiendra tout particulièrement le commentaire de l’infinité quantitative (ch. 7), la clarification de la discussion hégélienne de la première antinomie de Kant (p. 171-179) et surtout l’analyse des remarques sur le calcul différentiel conduite dans le ch. 10. Ce chapitre présente à la fois un exposé très accessible des principes du calcul différentiel et une analyse de la réhabilitation que Hegel entend en proposer sur une base conceptuelle (notamment par la critique de l’inexactitude introduite par la conception de dx et de dy comme grandeurs, voir ici p. 217). La méthode du commentaire linéaire du texte est appliquée de manière tout à fait judicieuse puisqu’elle est l’occasion d’une mise en perspective constante du propos de Hegel, que ce soit dans l’histoire de la philosophie, dans celle des sciences et dans celle de la logique. Ainsi, l’analyse du nombre est l’occasion d’une discussion avec les théories platonicienne et aristotélicienne (et avec les mathématiques grecques en général, ch. 1-2). Le ch. 3 discute de manière très fine la distinction entre le synthétique et l’analytique à partir du « 7 + 5 = 12 » de Kant. À l’autre extrémité du volume, le ch. 14 analyse l’indifférence, et présente ainsi une discussion informée avec Schelling et Spinoza, où l’auteur démontre que les limites de la lecture hégélienne peuvent toutefois produire des effets particulièrement intéressants. Du côté de l’histoire des sciences, la compréhension hégélienne est toujours présentée en discussion avec les théories de son temps, que ce soit dans le champ des mathématiques (ch. 10, avec Newton, Euler, Lagrange et Cauchy), de la physique (ch. 11, avec Galilée et Kepler) ou de la chimie (ch. 12, avec Berthollet). La restitution de ces analyses présente l’avantage de ne jamais être isolée de la continuité de l’argumentation. En supplément d’une telle lecture, l’auteur propose, dans le cadre de l’analyse hégélienne du nombre, une longue discussion entre Hegel et Frege (ch. 3 à 5, environ un quart du volume), particulièrement riche et fructueuse. L’originalité de cette analyse ne réside pas simplement dans un relevé des différences et des similitudes (cela avait déjà été aperçu par Pirmin Stekeler-Weithofer, Robert Brandom, Stephan Käufer ou Elena Ficara), qui occupe le ch. 3, mais dans une discussion de Frege à partir d’une logique qui serait sans présuppositions. On assiste ainsi à une authentique critique des présupposés frégéens à partir de Hegel, notamment dans la conception du nombre (ch. 5). La confrontation avec la question de la logique formelle ou avec le contextualisme frégéen (ch. 4) peut ainsi donner lieu à une utilisation judicieuse de la logique hégélienne comme capacité à éclairer, et donc à relativiser, d’autres logiques et d’autres ontologies.

Simon GISSINGER (Université Bordeaux Montaigne) & Florian RADA (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Stephen HOULGATE, Hegel on Being, London-New York, Bloomsbury Academic, 2021, 884 p. en 2 vol., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.

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