Auteur : Sonja Lavaert
Raffaele Carbone (a cura di), « Il pensiero di Spinoza attraverso l’edizione delle sue opere », in Rivista di storia della filosofia n° 3, FrancoAngeli, p. 355-446
La nouvelle édition critique et bilingue de l’Ethica de 2020, dernière de la série des Œuvres de Spinoza aux Puf, était l’occasion de la journée d’étude dont les contributions sont ici rassemblées. Dans son article introductif, Raffaele Carbone, organisateur de la journée et rédacteur du dossier, reconstruit de manière à la fois succincte et méticuleuse l’histoire de la publication de l’Ethica et des études parues de la fin des années 1960 à aujourd’hui, notamment en France et en Italie. En effet, l’histoire du projet éditorial des Œuvres aux Puf commence en France à partir de ces années où la recherche sur Spinoza connaît une véritable explosion sous l’influence des études d’Althusser, de Gueroult, Matheron, Deleuze et Zac. Nous voyons des publications de Macherey, Negri, Balibar, Tosel, etc., la liste s’allonge sans cesse et nous amène jusqu’à Pierre-François Moreau qui dirige le projet Puf. La nouvelle édition de l’Ethica/Éthique marque une étape fondamentale. Parce qu’il lui a fallu beaucoup de temps – plus de 20 ans ! –, elle a pu prendre en compte non seulement les résultats des études récentes sur la biographie de Spinoza, sur sa langue, son contexte historique et intellectuel, ses manuscrits et éditions anciens, ainsi que les recherches récentes portant sur la pensée de Spinoza dans sa totalité, sa cohérence et sa complexité, mais aussi des textes nouvellement découverts, comme le manuscrit de l’Ethica au Vatican en 2010, édité par Leen Spruit et Pina Totaro. En outre, cette édition présente un autre avantage important : l’équipe multilingue composée de Fokke Akkerman (†), Piet Steenbakkers et Moreau a basé son édition du texte, ses commentaires, ses notes et sa traduction française sur les Opera posthuma et les Nagelate Schriften publiés simultanément (1677, en vérité début 1678). Personne ne le remarque, mais le temps lui-même, le temps de vie qu’a pris ce travail pour ceux qui l’ont réalisé, même indépendamment des résultats de la recherche publiée entre-temps, a sans aucun doute contribué à la portée, la gravité et la signification de l’édition. C’est une intuition que nous tenons directement de Spinoza.
Dans son aperçu des recherches récentes sur Spinoza, Carbone souligne également l’attention philologique et patiente portée au texte, au mot et à la langue, le sens de la contextualisation historique et intellectuelle, et la focalisation philosophique mise sur la structure, la totalité, la cohérence et la complexité de l’œuvre de Spinoza. Tels sont les points forts des recherches italiennes et françaises dont il donne un résumé presque exhaustif avec, ici et là, une discussion un peu plus détaillée. Cette synthèse l’amène à rendre compte des contributions de Vittorio Morfino, Luisa Simonutti, Emanuela Scribano, Cristina Santinelli et Moreau lui-même.
Selon Morfino, Althusser a été le premier à noter, dans Lire Le Capital, que Spinoza proposait une théorie de l’histoire en même temps qu’une philosophie de l’opacité de l’immédiat. Spinoza découvre en effet que la vérité de l’histoire ne se lit pas dans les discours manifestes, parce que le texte de l’histoire n’est pas un texte où parle une voix ou une raison, mais dessine une trace inaudible et illisible comme les effets d’une structure. Il a découvert dans la Bible un réseau multiple dont le sens n’est pas le lieu de la parole comme vérité, mais une structure dense de significations déposées à partir de différents rythmes temporels qu’il faut reconstituer à travers un regard archéologique. À partir de cette vision très moderne (voire postmoderne), Morfino se concentre sur la théorie du temps pluriel de Spinoza. Il utilise Herder qui, à son tour, cite Lucrèce pour préciser : on ne peut pas parler de la durée comme d’une succession de moments temporels, une durée est une durée de modes (qui sont in alio) ; elle est une continuation indéfinie de l’existence, une co-durée (>cum-currere</em), comme on l’a dit, un temps de vie.
Dans sa contribution, Simonutti se met en quête de traductions et d’études de l’arabe et de la culture de l’islam qui auraient pu attirer l’attention de Spinoza et de ses amis. Des traces matérielles témoignent d’un tel intérêt : un exemplaire des Opera posthuma relié à la traduction néerlandaise de l’œuvre d’Ibn Tufayl auquel fait référence Meyer dans un article de 1920. Dans son temps, Spinoza était renommé pour son indifférence religieuse : Christian Thomasius, dans une lettre du 19 juin 1688, parle de lui comme d’un leichtfertiger Vogel qui a relié dans un seul volume le Nouveau Testament avec le Coran. Des critiques comme Lambert van Velthuysen s’offusquent également de son ouverture d’esprit et de sa tolérance à l’égard du Coran. Il est intéressant de noter l’analogie substantielle que Simonutti met en évidence entre l’antitrinitarisme des sociniens et leur doctrine de l’unité de Dieu, qui débouche sur une coïncidence avec un des traits les plus typiques de l’islam.
Scribano se penche sur les deux expressions de Spinoza, sub specie aeternitatis et sub quadam specie aeternitatis, et elle montre que la traduction avec ou sans quidam a déterminé l’interprétation de la connaissance adéquate. Sa contribution est une confrontation avec la lecture de Chantal Jaquet et donc, implicitement, avec la traduction de Moreau. L’explication de Jaquet pour l’abandon du quadam dans Éthique V – un approfondissement et un progrès de la connaissance rationnelle – n’est pas convaincante, selon Scribano, parce que les deux passages cités par Jaquet renvoient au corollaire de la proposition 44 d’Éthique II dans laquelle « l’espèce d’éternité » est accompagnée de l’adjectif quadam, et Jaquet se contredit donc elle-même. Scribano fait remonter cette contradiction à la traduction de quadam par « un certain », qui, elle, remonte aux Nagelate Schriften. Sur la base d’une réflexion sur quidam – « juste quelqu’un » – Scribano soutient qu’il ne s’agit pas d’une restriction ou limitation, mais d’une indication précise qui n’est cependant pas explicitée parce qu’à cet endroit elle n’est pas importante ou elle ne peut pas encore être explicitée. La référence à la traduction de George Eliot, qui a choisi de ne pas traduire le quadam, constitue une belle conclusion. Je ne suis pas en désaccord avec cela et, après tout, elle n’est peut-être pas si éloignée de l’interprétation de Jaquet et Moreau. Parfois, les discussions techniques doivent être réglées par l’invention artistique qui, comme nous le savons, consiste souvent à omettre des choses.
Santinelli évoque la première traduction italienne de l’Ethica (1880) réalisée par Carlo Sarchi) et la première édition critique italienne (1915) réalisée par Giovanni Gentile, toutefois sans traduction. Gentile pensait qu’il valait mieux ne pas traduire en italien les œuvres philosophiques en latin et il justifiait sa thèse par des critiques de toutes les traductions publiées. Sarchi, qui associe Spinoza à la philosophie civile de Vico et Machiavel, ne mérite pas la condamnation sévère de Gentile. En fait, derrière le jugement de celui-ci se cache un rejet idéaliste du Spinoza socinien et militant qui émerge de cette traduction. Santinelli évoque également les autres traductions critiquées : de Mario Rosazza (1913), imprégnée de morale évangélique, de Nicola Checchia (1914), réalisée à partir de traductions françaises et allemandes, et d’Erminio Troilo (1914), qui dans son interprétation souligne systématiquement l’immanentisme de Spinoza, son appréciation des passions, de l’existence, de l’histoire, et sa vision de l’homme comme véritable sujet de la connaissance et de la liberté – une interprétation qui inspirera la lecture de Deleuze. Dans sa discussion de la critique que fait Gentile de cette traduction, Santinelli souligne que « l’idéologue l’emporte toujours sur le philologue ». L’ironie est qu’après tout, l’Ethica de Gentile a connu le plus grand succès après sa traduction par Giorgio Radetti (1964) et la réédition critique de celle-ci par Paolo Cristofolini (2010-2014).
Toutes ces contributions constituent des matériaux de travail particulièrement précieux qui attirent l’attention sur l’architecture et la structure de l’œuvre de Spinoza, incitent à poursuivre la réflexion critique dans une approche historico-matérialiste et qui, par leurs analyses modestes, astucieuses et parfois techniques, mettent à nu la table de travail des philosophes et des traducteurs. Enfin, cela vaut également pour la dernière contribution de Moreau lui-même.
Sonja Lavaert
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Pour citer cet article : Raffaele Carbone (a cura di), « Il pensiero di Spinoza attraverso l’edizione delle sue opere », in Rivista di storia della filosofia n° 3, FrancoAngeli, p. 355-446, in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.
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Mogens LÆRKE, Spinoza and the Freedom of Philosophizing, Oxford, Oxford University Press, 369 p.
Dans cet ouvrage, M. Lærke veut mettre fin à la conception encore très répandue de la libertas philosophandi comme permission légale d’exprimer n’importe quelle opinion, et de la liberté d’expression comme droit individuel des citoyens de pouvoir dire et écrire ce qu’ils veulent. Il entend montrer que la perspective de Spinoza sur la liberté de philosopher, la liberté de parole et sur ce qui fait qu’une société est libre, va dans une autre direction. Cela l’amène à réviser aussi la contribution de Spinoza au concept moderne de tolérance. Comme il s’agit d’un ensemble de thèmes particulièrement actuels, qui n’ont pas encore été clarifiés de manière adéquate et qui restent aujourd’hui sujets à controverse au niveau mondial, cette réflexion sur la vision de Spinoza est donc la bienvenue. D’autant plus que, même si elle n’est pas absolument nouvelle et si elle s’inscrit largement dans la lignée d’une grande partie de la recherche récente sur le Spinoza politique et dans celle de la littérature actuelle sur la tolérance et les Lumières, cette monographie présente des accents propres qui ouvrent des perspectives tant pour comprendre l’innovation de Spinoza dans son contexte que la question elle-même. Lærke fonde ses réflexions sur une lecture attentive des textes – en premier lieu le Tractatus theologico-politicus de Spinoza – à la lumière des controverses contemporaines qui acquièrent leur signification à travers le contexte intellectuel, c’est-à-dire un réseau de textes auquel appartient le TTP, et les circonstances historiques dans lesquelles le traité a vu le jour.
Quel est le sens précis de la liberté de philosopher ? Lærke aborde cette question dans la première partie de son analyse. Lorsque Spinoza travaillait à son TTP, la liberté de pensée était un concept central au sein de deux controverses différentes, l’une concernant la liberté académique et la recherche scientifique libérée de la théologie, l’autre la liberté de la conscience religieuse. Avec ce concept unique de libertas philosophandi, Spinoza aborde les deux questions de manière intégrée. De plus, il utilise ce terme non pas pour désigner un domaine thématique particulier, mais un style ou un mode d’expression ; on peut philosopher sur toutes choses. L’élément central du TTP est une recherche de style. Le style prophétique dans lequel s’inscrit la révélation de l’Écriture reflète la mentalité changeante des prophètes ; il est contingent, individuel, basé sur le commandement unidirectionnel et étroitement lié à l’imagination. En raison de ces caractéristiques, il ne s’accorde pas avec la philosophie libre, mais le style géométrique ne s’y accorde pas non plus, car son champ d’action est trop étroit. Lærke voit les choses ainsi : philosopher contient trois types de recherche, une recherche historique de signification, une analyse rationnelle de la vérité et un jugement sain au sujet de l’autorité. Un troisième mode de « conseil fraternel » est compatible avec ce triple programme : relationnel, multidirectionnel et ouvert, calqué sur le style des lettres apostoliques. Spinoza décrit la liberté de philosopher en termes d’autorité naturelle pour enseigner et conseiller, qui est étroitement liée à la liberté de juger et inhérente à tous les êtres humains. Suit une réflexion sur l’autorité et la distinction que Spinoza fait entre liberté (libertas) et permission (licentia), qui ne vise pas tant à séparer la pensée de l’action qu’à déterminer ce qui relève de l’action et ce qui n’en relève pas, tant dans la pensée que dans la parole.
Dans la deuxième partie, l’analyse porte sur l’utilisation « non libre » de l’autorité naturelle d’enseigner et de conseiller. Spinoza parle de la manière dont nous nous soumettons au jugement d’autrui par le biais de « préoccupations » et de « préjugés » – nous nous trompons et nous nous soumettons nous-mêmes – et de l’abus, dans l’enseignement et le conseil, de la tromperie et la flatterie – nous trompons et soumettons les autres. La tromperie à des fins politiques nous fait penser aussitôt à Machiavel, mais ce n’est pas lui qui est visé par la critique, c’est bien plutôt la figure du théologien. Lærke examine ensuite comment éviter les effets de la tromperie et de la flatterie. Au lieu de la subordination complète du conseil politique au pouvoir souverain comme le propose Hobbes, Spinoza opte pour un modèle dans lequel le conseil comporte une règle déclarative à la manière de Grotius et associe celle-ci à l’autorité naturelle qui est commune à tous et appartient donc à la condition humaine. Cela signifie que tous les citoyens doivent remplir un double rôle : ils sont à la fois sujets et conseillers du pouvoir souverain. L’existence de structures de conseil public assure en même temps au corps collectif des citoyens une subordination à la règle constitutive du pouvoir souverain et, au pouvoir souverain, une subordination à la règle directive du corps collectif des citoyens. Les structures de consultation politique doivent être élargies de manière à inclure l’ensemble des citoyens – la multitude est-elle peut-être un meilleur terme ici ? – et cela va de pair avec le deuxième remède. La culture et le maintien d’une sphère publique qui permettent de philosopher librement nécessitent un solide programme d’éducation publique.
Dans la troisième partie de l’ouvrage, Lærke s’intéresse à la manière dont une république libre peut être organisée avec des citoyens qui ne sont pas rationnels, dont les actions sont souvent guidées par l’imagination, qui se disputent, sont en désaccord et sont seulement égaux en ce qu’ils veulent tous poursuivre une chose différente. Il s’agit maintenant de la liberté de dissidence – la théorie de Spinoza vise à gérer la dissidence sans l’effacer. Après tout, un consensus général parmi les citoyens n’est pas le signe d’une sphère publique saine ; lorsque le consensus est exigé, le passage à la violence n’est pas loin. Dans les deux derniers chapitres, l’auteur montre que Spinoza développe une doctrine politique du contrat social comme fiction utile pour créer une culture civile favorable au pouvoir souverain et une doctrine théologique de la foi universelle afin de promouvoir la vraie religion avec le droit pour les autorités politiques de décider des questions religieuses comme moyen d’assurer la tolérance mutuelle dans une société multireligieuse.
Sonja LAVAERT
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Pour citer cet article : Mogens LÆRKE, Spinoza and the Freedom of Philosophizing, Oxford, Oxford University Press, 369 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.</p