Auteur : Sonja Lavaert

Mogens LÆRKE, Spinoza and the Freedom of Philosophizing, Oxford, Oxford University Press, 369 p.

Dans cet ouvrage, M. Lærke veut mettre fin à la conception encore très répandue de la libertas philosophandi comme permission légale d’exprimer n’importe quelle opinion, et de la liberté d’expression comme droit individuel des citoyens de pouvoir dire et écrire ce qu’ils veulent. Il entend montrer que la perspective de Spinoza sur la liberté de philosopher, la liberté de parole et sur ce qui fait qu’une société est libre, va dans une autre direction. Cela l’amène à réviser aussi la contribution de Spinoza au concept moderne de tolérance. Comme il s’agit d’un ensemble de thèmes particulièrement actuels, qui n’ont pas encore été clarifiés de manière adéquate et qui restent aujourd’hui sujets à controverse au niveau mondial, cette réflexion sur la vision de Spinoza est donc la bienvenue. D’autant plus que, même si elle n’est pas absolument nouvelle et si elle s’inscrit largement dans la lignée d’une grande partie de la recherche récente sur le Spinoza politique et dans celle de la littérature actuelle sur la tolérance et les Lumières, cette monographie présente des accents propres qui ouvrent des perspectives tant pour comprendre l’innovation de Spinoza dans son contexte que la question elle-même. Lærke fonde ses réflexions sur une lecture attentive des textes – en premier lieu le Tractatus theologico-politicus de Spinoza – à la lumière des controverses contemporaines qui acquièrent leur signification à travers le contexte intellectuel, c’est-à-dire un réseau de textes auquel appartient le TTP, et les circonstances historiques dans lesquelles le traité a vu le jour.

Quel est le sens précis de la liberté de philosopher ? Lærke aborde cette question dans la première partie de son analyse. Lorsque Spinoza travaillait à son TTP, la liberté de pensée était un concept central au sein de deux controverses différentes, l’une concernant la liberté académique et la recherche scientifique libérée de la théologie, l’autre la liberté de la conscience religieuse. Avec ce concept unique de libertas philosophandi, Spinoza aborde les deux questions de manière intégrée. De plus, il utilise ce terme non pas pour désigner un domaine thématique particulier, mais un style ou un mode d’expression ; on peut philosopher sur toutes choses. L’élément central du TTP est une recherche de style. Le style prophétique dans lequel s’inscrit la révélation de l’Écriture reflète la mentalité changeante des prophètes ; il est contingent, individuel, basé sur le commandement unidirectionnel et étroitement lié à l’imagination. En raison de ces caractéristiques, il ne s’accorde pas avec la philosophie libre, mais le style géométrique ne s’y accorde pas non plus, car son champ d’action est trop étroit. Lærke voit les choses ainsi : philosopher contient trois types de recherche, une recherche historique de signification, une analyse rationnelle de la vérité et un jugement sain au sujet de l’autorité. Un troisième mode de « conseil fraternel » est compatible avec ce triple programme : relationnel, multidirectionnel et ouvert, calqué sur le style des lettres apostoliques. Spinoza décrit la liberté de philosopher en termes d’autorité naturelle pour enseigner et conseiller, qui est étroitement liée à la liberté de juger et inhérente à tous les êtres humains. Suit une réflexion sur l’autorité et la distinction que Spinoza fait entre liberté (libertas) et permission (licentia), qui ne vise pas tant à séparer la pensée de l’action qu’à déterminer ce qui relève de l’action et ce qui n’en relève pas, tant dans la pensée que dans la parole.

Dans la deuxième partie, l’analyse porte sur l’utilisation « non libre » de l’autorité naturelle d’enseigner et de conseiller. Spinoza parle de la manière dont nous nous soumettons au jugement d’autrui par le biais de « préoccupations » et de « préjugés » – nous nous trompons et nous nous soumettons nous-mêmes – et de l’abus, dans l’enseignement et le conseil, de la tromperie et la flatterie – nous trompons et soumettons les autres. La tromperie à des fins politiques nous fait penser aussitôt à Machiavel, mais ce n’est pas lui qui est visé par la critique, c’est bien plutôt la figure du théologien. Lærke examine ensuite comment éviter les effets de la tromperie et de la flatterie. Au lieu de la subordination complète du conseil politique au pouvoir souverain comme le propose Hobbes, Spinoza opte pour un modèle dans lequel le conseil comporte une règle déclarative à la manière de Grotius et associe celle-ci à l’autorité naturelle qui est commune à tous et appartient donc à la condition humaine. Cela signifie que tous les citoyens doivent remplir un double rôle : ils sont à la fois sujets et conseillers du pouvoir souverain. L’existence de structures de conseil public assure en même temps au corps collectif des citoyens une subordination à la règle constitutive du pouvoir souverain et, au pouvoir souverain, une subordination à la règle directive du corps collectif des citoyens. Les structures de consultation politique doivent être élargies de manière à inclure l’ensemble des citoyens – la multitude est-elle peut-être un meilleur terme ici ? – et cela va de pair avec le deuxième remède. La culture et le maintien d’une sphère publique qui permettent de philosopher librement nécessitent un solide programme d’éducation publique.

Dans la troisième partie de l’ouvrage, Lærke s’intéresse à la manière dont une république libre peut être organisée avec des citoyens qui ne sont pas rationnels, dont les actions sont souvent guidées par l’imagination, qui se disputent, sont en désaccord et sont seulement égaux en ce qu’ils veulent tous poursuivre une chose différente. Il s’agit maintenant de la liberté de dissidence – la théorie de Spinoza vise à gérer la dissidence sans l’effacer. Après tout, un consensus général parmi les citoyens n’est pas le signe d’une sphère publique saine ; lorsque le consensus est exigé, le passage à la violence n’est pas loin. Dans les deux derniers chapitres, l’auteur montre que Spinoza développe une doctrine politique du contrat social comme fiction utile pour créer une culture civile favorable au pouvoir souverain et une doctrine théologique de la foi universelle afin de promouvoir la vraie religion avec le droit pour les autorités politiques de décider des questions religieuses comme moyen d’assurer la tolérance mutuelle dans une société multireligieuse.

Sonja LAVAERT

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Pour citer cet article : Mogens LÆRKE, Spinoza and the Freedom of Philosophizing, Oxford, Oxford University Press, 369 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.

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