Auteur : Sophie Nordmann

Richard COHEN, Out of Control : Confrontations between Spinoza and Levinas, Albany, State University of New York Press, 2016, 346 p.

Richard A. Cohen, professeur à l’Université d’État de New York à Buffalo et directeur de l’Institut de pensée juive du département de philosophie, est un spécialiste reconnu de la philosophie de Levinas, auquel il a déjà consacré plusieurs livres [4]. Dans cet ouvrage, il aborde les positions de Spinoza et de Levinas sur un certain nombre de thèmes, déclinés en six chapitres : le corps et l’incarnation, (ch.1), le discours prophétique (ch. 2), l’amour de Dieu et sa rétribution (ch. 3), la justice et l’État (ch. 4), l’interprétation du judaïsme (ch. 6), la mortalité et la moralité (ch. 7). Deux chapitres (ch. 5 et 8) sont exclusivement consacrés à Spinoza. Certaines questions sont également l’occasion d’aborder d’autres auteurs : Nietzsche sur le thème du corps (ch. 1), Maimonide sur le discours prophétique (ch. 2), Heidegger sur la mortalité (ch. 7).

L’intention de l’ouvrage est moins de confronter – comme pourrait le laisser entendre le sous-titre – les positions spinoziste et levinassienne sur ces différents thèmes, que de faire entendre Levinas contre Spinoza, à partir de ce que l’auteur présente comme leur opposition irréconciliable. À travers Spinoza et Levinas, ce sont en effet deux positions philosophiques fondamentales qui s’affrontent : un rationalisme absolu qui considère la vérité scientifique comme un critère ultime, et une position humaniste qui place le bien au-dessus du vrai et affirme le primat de l’éthique sur la science. Entre ces deux positions, entre Spinoza et Levinas, il faut choisir son camp, affirme R. Cohen. Et le choix qui est le sien est clair, il y insiste dans la préface et dans la longue introduction qui ouvrent l’essai : « And I, I am with Levinas, for this is a debate without neutral spectators as it is debate without exit or escape » (Préface p. xviii-xix).

C’est au regard des positions philosophiques qu’ils incarnent que la confrontation entre Spinoza et Levinas prend son actualité, avec pour enjeu central le combat contre l’hubris contemporaine d’une rationalité aveugle et indifférente à ses propres limites : « …the philosophies of Spinoza and Levinas, and their trenchant opposition to one another, are especially relevant today when more than ever science poses itself as the only and ultimate arbiter of the truth, to the detriment of the now-defensive claims of humanism or what Levinas, following Kant, understands as the primacy of ethics » (Préface, p. xvi). C’est également en référence à cet enjeu que doit s’entendre le titre de l’essai : il s’agit de sortir, grâce à Levinas, du contrôle de la rationalité absolue spinoziste par la reconnaissance d’une transcendance – celle de l’éthique au-delà de la science, celle du bien au-dessus de l’être et du vrai, celle de la hauteur morale et de la responsabilité pour l’autre.

Trois axes principaux se dégagent de la lecture de l’ouvrage. Le premier concerne la constitution de la subjectivité humaine (ch.1, 7 et 8). Face à Spinoza qui dissout la contingence de la mort dans la vie éternelle du Tout, et qui place les enfants, les femmes et les fous aux marges d’une humanité définie avant tout par la rationalité active, Levinas fonde au contraire l’humanité de l’homme et la constitution de la subjectivité dans un en deçà et dans un au-delà de la rationalité scientifique : en deçà, en ancrant l’humanité et l’indépendance de la subjectivité dans la sensibilité, la vulnérabilité et l’incarnation ; au-delà, en affirmant la transcendance du bien sur l’être.

Un second axe rassemble les chapitres qui traitent des questions politiques (ch. 2 à 5). Le thème du discours prophétique chez Spinoza et Levinas, abordé à partir de l’exégèse d’un passage des Nombres (11, 26-29), est l’occasion pour l’auteur d’une réflexion sur le pouvoir politique chez Spinoza, dont il montre la tendance élitiste et autoritaire, contre ceux qui voient en lui un promoteur de la démocratie (ch. 2). Le Prince de Spinoza est proche de la figure platonicienne d’Alcibiade : sensible à la philosophie, son rôle essentiel est d’assurer la paix publique afin de préserver, en dernière instance, la liberté des philosophes des assauts de l’irrationalité des masses. La réflexion sur le pouvoir politique se prolonge par deux chapitres portant sur les rapports entre religion, politique et justice (ch. 3 et 4), et par un chapitre consacré intégralement au Traité théologico-politique (ch. 5). Si Levinas et Spinoza affirment l’un et l’autre que l’amour de Dieu est désintéressé, R. Cohen montre néanmoins que cet accord recouvre des motifs radicalement différents quant au rapport entre religion et politique : là où Spinoza subordonne la religion aux exigences d’un État considéré comme arbitre suprême en matière de justice, pour Levinas au contraire la justice doit être rapportée à l’éthique et non à la simple régulation politique (ch. 3 et 4).

Le rapport de Spinoza et de Levinas aux sources et à la tradition juives est enfin largement abordé dans l’ouvrage, et tout particulièrement dans un chapitre où R. Cohen oppose la méconnaissance de la pensée juive dont ferait preuve Spinoza à la considération que porte Levinas à la parole prophétique et à la sagesse talmudique (ch. 6).

Si cet essai offre des analyses éclairantes sur les auteurs et les thèmes abordés, on peut regretter néanmoins qu’en raison du parti-pris de l’auteur, l’exposé de la philosophie de Spinoza soit parfois réducteur et orienté vers une condamnation sans nuance. Le point de vue spinoziste est souvent présenté dans l’unique but d’être mieux rejeté, et décrit en vue de mieux soutenir la position adverse, représentée par Levinas.

Lire l’intégralité de ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Sophie NORDMANN, « Richard COHEN, Out of Control : Confrontations between Spinoza and Levinas, Albany, State University of New York Press, 2016 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.

♦♦♦

Du même auteur :

  • Sophie NORDMANN, « Judaïsme et paganisme chez Cohen, Rosenzweig et Levinas. Un “geste spéculatif” commun », Archives de Philosophie, 2007, 70-2, 227-247.