Auteur : Sören Hand

Michael Kempe, Die beste aller möglichen Welten. Gottfried Wilhelm Leibniz in seiner Zeit, Francfort, Fischer, 2022, 352 p.

Contrairement à l’ouvrage de M. R. Antognazza, Leibniz. An Intellectual Biography, la nouvelle biographie de Michael Kempe ne s’adresse pas seulement aux spécialistes mais encore au grand public. En Allemagne, le livre a effectivement rencontré un important succès : considéré comme un des livres de non-fiction les plus vendus, Die beste aller möglichen Welten figurait sur la liste de Spiegel-Bestseller en 2022, et une quatrième édition est déjà parue. Sans aucun doute, le directeur de la Leibniz-Forschungsstelle Hannover sait faire entrer les profanes dans la vie et la pensée de Leibniz. Mais cet ouvrage vaut-il la peine d’être lu par les spécialistes ?

La biographie est divisée en sept chapitres. Chacun évoque un jour décisif à une période de sa vie :

1. Le 29 octobre 1675, Leibniz introduit le symbole « ∫ » dans le calcul infinitésimal, symbole grâce auquel il est possible de calculer avec une quantité infiniment petite. À côté des problèmes mathématiques, ce chapitre nous présente les habitudes et les routines du jeune Leibniz. Ainsi, Kempe le caractérise-t-il comme un workaholic qui se levait tôt et se couchait très tard, et comme un rolling stone, un terme qui n’est pas anachronique puisqu’il fut introduit par l’espion Anthony Standen (1548-1615 ?), afin de décrire une personne toujours en voyage.

2. Le 11 février 1686, Leibniz se trouve à Zellerfeld où, pendant son temps libre, il termine le Discours de métaphysique, lorsqu’il reçoit la mission d’améliorer l’industrie minière comme inventeur et conseiller. Cette période fut plutôt désagréable pour lui, puisqu’il se querellait souvent avec les fonctionnaires locaux et que beaucoup de ses projets n’avançaient pas comme il l’aurait souhaité. Malgré ces contrariétés et ces obstacles, son optimisme est ici mis en évidence ; l’auteur profite également de l’évocation de cette période pour souligner que Leibniz envisageait toujours un rapport entre théorie et pratique. On comprend dès lors pourquoi il caractérise Dieu comme un « bon architecte » ou un « habile mécanicien ».

3. Le 13 août 1696, Leibniz est à Hanovre où il commence à écrire un journal intime, afin de réfléchir sur une crise personnelle : il est épuisé à cause du travail, mais au lieu de se reposer, il décide de combattre le mal par le mal et se lance dans davantage encore de projets. Dans ce chapitre, nous trouvons notamment une description de sa vie durant ses échanges avec Franciscus Mercurius van Helmont, l’électrice Sophie et sa nièce Sophie-Charlotte, mais aussi une explication de quelques notions centrales de la philosophie leibnizienne, à savoir la monade, le principe de la raison suffisante et l’idée qu’il n’y a rien de mort dans l’univers.

4. Le 17 avril 1703 à Berlin, Leibniz, plein d’enthousiasme, écrit une lettre au médecin irlandais Hans Sloane. Il lui rapporte que le jésuite Joachim Bouvet est parvenu à déchiffrer un système de signes chinois à la base de son système binaire. Il est convaincu d’avoir trouvé la preuve que sa dyadique saisit une structure intelligible et universelle de la réalité. Par conséquent, Leibniz se dit confiant dans le développement de sa characteristica universalis. Dans cette partie, Kempe explique plusieurs aspects du système binaire : par exemple, son rapport avec le platonisme ou l’informatique contemporaine.

5. Le 19 janvier, Leibniz rencontre les jeunes aristocrates Zacharias Konrad von Uffenbach et son jeune frère Johann Friedrich qui souhaitent visiter sa bibliothèque privée. Sous prétexte qu’elle est en désordre, il refuse. Vraisemblablement, il veut cacher le fait que se trouvent dans sa chambre plusieurs livres de la bibliothèque royale sur lesquels il a pris des notes. Ce chapitre est instructif sur la méthode historique de Leibniz et revêt une grande importance pour Kempe. Il mérite donc une attention particulière. Contrairement à l’idée largement répandue selon laquelle le philosophe se consacrait à l’histoire pour gagner sa vie, tandis qu’il utilisait chaque minute libre pour avancer dans ses études philosophiques et mathématiques, Kempe montre que Leibniz étudiait également les faits contingents du passé avec passion. Il est ainsi dommage que les historiens n’aient pas encore apprécié à leur juste valeur les approches avec lesquelles le philosophe rédigeait l’histoire de la maison Welf, et qui étaient effectivement « très modernes ». Bien que les sources utilisées dans les Scriptores rerum Brunsvicensium n’aient pas toujours été bien choisies, Leibniz faisait toujours des efforts pour découvrir des scories, des fautes et des falsifications dans les textes anciens en appliquant des méthodes d’inspiration juridique. Selon Kempe, Leibniz a joué ainsi un rôle important dans la constitution des « études historiques et critiques » (Kritische Geschichtswissenschaften). Dans ce contexte, il souligne que le philosophe défendait l’intégrité scientifique : en 1709, par exemple, Andreas Gottlieb von Bernstorff, Premier ministre de la cour de Hanovre, chargea Leibniz de trouver des passages dans les coutumes médiévales qui pouvaient soutenir sa position dans une querelle politique. Mais comme il ne trouva ni arguments ni contre-arguments, il répondit honnêtement au ministre qu’il ne pouvait pas l’aider.

6. Le 26 août 1714, Leibniz s’apprête à partir de Vienne. Ce chapitre traite de sa fonction de conseiller politique, de sa relation avec les rois européens, mais aussi de l’invention de la machina combinatoria.

7. Quelques mois avant sa mort, le 2 juillet 1716, il se trouve encore une fois à Hanovre, où il rédige une lettre à Louis Bourguet, dans laquelle il résume la dispute sur l’espace et le temps qui l’oppose à Samuel Clarke. Cette dernière partie du livre explique son opposition à la physique de Newton, mais également présente l’intérêt de Leibniz pour l’évolution de la vie.

Kempe saute souvent d’un sujet à l’autre, sans néanmoins perdre le fil conducteur de son propos. En même temps, certains leitmotivs se retrouvent partout : d’un côté, il replace Leibniz dans le contexte de son époque. Il cherche par exemple où Leibniz a puisé certaines de ses métaphores philosophiques. De l’autre, Kempe souligne également la pertinence de sa pensée pour notre temps, en montrant son influence sur la vie contemporaine. Bien que le livre ait ce souci de relier Leibniz à son époque, comme le sous-titre l’indique, il relève aussi la manière dont le philosophe de Hanovre fonda notre présent : son calcul binaire fut indispensable pour le progrès de la digitalisation ; il trouva des principes comme la relativité de l’espace et du temps, ou la vis viva, qui sont encore d’une grande importance pour la physique. De plus, Leibniz anticipa la théorie de l’évolution et prédit le développement de la globalisation. Bref, l’auteur observe que le présent est plein de Leibniz et chargé de ses idées. Dans ce contexte, il est surprenant que Kempe ne mette pas en relief l’actualité des arguments leibniziens dans les débats de la philosophie contemporaine. Bien qu’il discute le fameux § 17 de la Monadologie, il ne mentionne pas que l’analogie du moulin constitue encore un des meilleurs arguments contre la neuropsychologie qui réduit la réalité à la matière.

En outre, à plusieurs reprises dans sa biographie, Kempe invoque des arguments contre Voltaire et son livre Candide. Comme nous l’avons vu, il insiste sur le fait que Leibniz faisait progresser les sciences et l’économie avec ses inventions, dont quelques-unes sont encore utilisées aujourd’hui. Mais l’auteur ne cache pas que beaucoup d’autres furent un échec. Sur la base de ce constat, il tente de réfuter l’idée selon laquelle Leibniz était un optimiste naïf. Selon Kempe, son optimisme repose plutôt sur la potentialité que sur l’état du monde actuel. Dans cet esprit, on trouve beaucoup de passages dans lesquels l’auteur montre que Leibniz n’était pas un rêveur. Bien au contraire, il faut comprendre le meilleur des mondes possibles au sens de sa potentialité d’optimisation. Sans cesse, Leibniz essaya d’améliorer le monde existant. Cela fut parfois assez difficile, puisque les travailleurs dans les mines du Harz ne comprenaient pas ses instructions, et ses bailleurs de fonds n’avaient pas beaucoup de patience. Or, si un grand nombre de ses projets échouèrent et ne furent jamais réalisés, Leibniz ne fut certainement pas un idéaliste tel que le caricatural maître Pangloss de Candide.

Pour conclure : bien que cette nouvelle biographie aborde beaucoup de sujets avec lesquels les spécialistes sont déjà familiers, elle est divertissante et instructive. De plus, Die beste aller möglichen Welten nous présente des aspects de la vie de Leibniz qui sont négligés par la recherche. Sur ce point, le chapitre sur Leibniz historien mérite tout particulièrement d’être lu.

Sören Hand

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Pour citer cet article : Michael Kempe, Die beste aller möglichen Welten. Gottfried Wilhelm Leibniz in seiner Zeit, Francfort, Fischer, 2022, 352 p., in Bulletin leibnizien IX, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 157-226.

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