Auteur : Stefan Lorenz

 

 

Hernán D. Caro, The Best of All Possible Worlds ? Leibniz’s Philosophical Optimism and Its Critics 1710-1755, Brill’s Studies in Intellectual History, volume 322, Leiden / Boston, Brill 2020, VII S. IX, 224 p.

Notre connaissance de l’influence de la philosophie de Gottfried Wilhelm Leibniz sur ses contemporains et sur sa postérité présente encore de grandes lacunes. Certes, des contributions scientifiques récentes sur cette influence au XVIIIe siècle en Europe ont considérablement complété notre vision. Mais nous sommes encore loin d’une vue d’ensemble, ne serait-ce que jusqu’à Kant inclus, pour ne rien dire de l’étude de l’influence de Leibniz sur ce que l’on appelle « l’idéalisme allemand » (surtout après la publication des Opera par Dutens en 1768, ou des Nouveaux Essais en 1765 par Raspe), qui semble encore en être à ses débuts (voir G. Zingari 1991 et W. Li/M. Meier 2016 96). L’étude de la réception de Leibniz au cours du XIXe siècle – malgré quelques travaux préparatoires comme ceux de M. Fichant (2010) sur la France – ne paraît guère être dans une situation très différente.

Cependant, depuis les années 80 et 90 du siècle dernier, la conjoncture est plus favorable, en raison d’un intérêt accru de l’histoire de la philosophie pour la théodicée de Leibniz, ainsi que pour son impact. Des recherches (comme l’article fondamental de W. Hübener intitulé « Sinn und Grenzen des Leibnizschen Optimismus » (1979) et les publications de A. Heinekamp/ A. Robinet 1992, L. Fonnesu 1994 et S. Lorenz 1997) ont été menées sur la réception et sur la critique de l’optimisme (voir les articles pertinents sur la théodicée dans le Historisches Wörterbuch der Philosophie et dans la Cambridge History of Eighteenth-Century Philosophy). Nous disposons de surcroît, avec l’ouvrage de référence de Paul Rateau, La Question du mal chez Leibniz. Fondements et élaboration de la Théodicée (2008), d’une monographie présentant de manière complète la genèse et les différentes phases de l’optimisme métaphysique leibnizien. L’intérêt pour l’influence de la théodicée s’est également développé jusqu’à récemment, grâce à différentes publications, parfois plus spécifiques (par exemple U. Dierse 2005, M. Hellwig 2008, P. Rateau 2009, U. Golembek 2013, S. Lorenz 2017).

On ne sera donc pas tout à fait d’accord avec l’auteur de l’ouvrage dont il est ici question, lorsqu’il déclare en introduction que « […] la réception particulière de l’optimisme […] a été un aspect plutôt négligé de l’herméneutique leibnizienne » (p. 3). Il caractérise ensuite (toujours p. 3) les recherches menées jusqu’à présent sur ce thème, de la manière suivante :

Ces recherches, malgré leur pertinence indiscutable, sont soit des aperçus très généraux des premières critiques […], soit des examens plus complets […] qui semblent néanmoins perdre de vue la nécessité de mettre au jour la visée philosophique commune, ainsi que les motifs et approches théoriques, thématiques et méthodologiques communs aux premières critiques. Il s’agit là d’un point essentiel pour toute recherche intellectuelle qui vise à faire autorité non seulement sur le plan historique, mais aussi sur le plan philosophique.

En caractérisant de cette façon les recherches menées jusqu’à présent, l’auteur entend souligner l’originalité de son propre travail historique, plaçant ainsi la barre à un niveau très élevé. Il a en outre l’ambition d’attribuer une pertinence systématique aux résultats qu’il annonce. C’est ainsi que la présente publication, sous-titrée Leibniz’ Philosophical Optimism and its Critics 1710-1755, ne peut manquer de susciter l’intérêt.

Le livre est divisé en six chapitres. Le premier, introductif, intitulé « The Theodicy and Leibniz’s Philosophical Optimism » (p. 5-54), traite de l’essai systématique fourni par Leibniz et prend des exemples de sa réception jugés représentatifs (p. 3). L’auteur veut, d’une part, montrer que « le système du “meilleur des mondes possibles” fait partie intégrante de la métaphysique de Leibniz » et, d’autre part, mettre en évidence que la question de la liberté de Dieu, qui lui est liée, constitue « une question très importante et problématique », également pour la réception critique. Dans une sous-section (« 1.1 The Best of All possible Worlds », p. 9-14), le sens du principe du « meilleur des mondes possibles » chez Leibniz est exploré, mais sans qu’il en soit donné une interprétation historique, comme on pouvait s’y attendre. Au lieu de cela, le propos saute brusquement à l’exposé du débat mené au sein de la recherche sur le sens de la notion de « meilleur possible » (Nicholas Rescher : « le meilleur équilibre possible entre la simplicité des lois […] et la richesse des phénomènes » versus Donald Rutherford : « le monde parfait a la plus grande quantité de perfection »), l’auteur se déclarant plutôt du côté de Rutherford et soulignant, à juste titre, l’approche nettement rationaliste de Leibniz (p. 14). La section 1.2 (p. 14-26) porte sur la compréhension leibnizienne du mal et des maux dans le meilleur des mondes possibles, en faisant une comparaison avec saint Augustin et sa théorie du mal comme privatio. Une fois encore (p. 27), l’auteur rappelle que le monde rempli de maux peut néanmoins être considéré comme le meilleur possible, précisément parce que Dieu l’a créé (« […] notre monde est le meilleur possible parce que Dieu l’a créé. Certes, tout lecteur de la première philosophie moderne doit accepter le fait que Dieu en tant que créateur est un concept fondamental au sein de tout système philosophique de l’époque »).

Pour ce qui est de la « généalogie théorique de l’optimisme », quoiqu’il ne s’agisse pas ici de faire une histoire du développement de l’« optimisme » au cours de la carrière intellectuelle de Leibniz, l’auteur se réfère à la thèse de Catherine Wilson sur les deux fondements de l’optimisme leibnizien : le concept de « Dieu comme stratège divin », qui s’en tient à un « système de lois le plus beau et le plus harmonieux possible ». Il expose, par suite, le concept leibnizien de Dieu et les lignes directrices de l’action divine. Ce faisant, il souligne, à la suite de Steven Nadler, le caractère rationnel et non volontariste de l’action de Dieu (le contre-exemple de cette conception leibnizienne de Dieu étant celle de Descartes). H. Caro propose toutefois à Nadler une modification terminologique : la position leibnizienne devrait être décrite par les termes intellectualisme et intellectualiste plutôt que par ceux de rationalisme et rationaliste. Car « même si la notion de Dieu de Descartes et sa compréhension de la liberté divine peuvent différer strictement de celles de Leibniz, il serait étrange de dénier au premier son statut de penseur rationnel – du moins en ce qui concerne ses opinions sur la nature de l’esprit de l’homme et de l’univers, la possibilité de connaître la réalité telle qu’elle est, la prééminence de la connaissance intuitive, etc. » (p. 34).

L’auteur accorde ensuite une large place à l’exposé de la discussion sur « les principes de la raison [divine] » (p. 36-46), en se référant aux positions de Rescher (« principe de perfection ou du meilleur »), Look (« raison suffisante et contradiction », « principe du meilleur », « inclusion du prédicat dans le sujet », « identité des indiscernables », « continuité »), Lovejoy (« principe de plénitude »), Wilson (« raison suffisante », « plénitude »), Mercer et Sleigh, en les accompagnant à chaque fois seulement de quelques citations de Leibniz.

La section qui conclut le premier chapitre, intitulée « The Problem of Freedom and Leibniz’s Theory of Hypothetical Necessity » (p. 46-54), traite de l’affirmation de la liberté divine : Dieu est conçu par Leibniz comme l’être le plus parfait, se fondant dans son action créatrice sur des raisons suffisantes, et devant nécessairement se décider pour la réalisation de ce monde unique et le meilleur. L’auteur fait référence au rejet de l’idée de liberté comme indifférence et en vient à s’intéresser de plus près (p. 50-54) au concept leibnizien (très controversé dans sa réception) d’une nécessité morale (hypothétique), qui incline Dieu sans le nécessiter, et n’empêche pas la possibilité d’autres options d’action (et de création).

En définitive, la question vraiment pertinente et systématiquement discutée dans la réception reste celle-ci : « […] l’introduction du concept complexe de nécessité morale satisfait-elle vraiment à l’exigence de liberté ? Nous aurons beau essayer de “minimiser” le caractère des actions divines, si, en fin de compte, Dieu, en créant le monde, n’avait qu’une seule option, peut-on vraiment le qualifier d’agent libre ? » ; « […] Pourtant, comme nous le verrons dans les chapitres suivants, le problème de la liberté divine reste une préoccupation essentielle pour les critiques de Leibniz, peut-être la principale préoccupation à l’origine des premières critiques et des rejets de l’optimisme philosophique » (p. 54). En d’autres termes, ce sont donc les accusations de « nécessitarisme », de « déterminisme » (sinon de « fatalisme ») et d’« essentialisme » qui détermineront par la suite l’opposition à l’optimisme leibnizien.

Comme nous l’avons déjà indiqué, ce chapitre d’introduction ne procède pas de manière historique : la genèse et le développement de l’optimisme métaphysique de Leibniz ne sont pas étudiés par l’auteur. Cette démarche est tout à fait légitime dans le cadre d’une reconstruction plutôt systématique. Il aurait cependant été utile, pour un travail sur l’histoire de la réception, de s’intéresser de plus près aux déclarations de Leibniz lui-même, sur le cheminement qui l’amène à la théodicée, comme il le fait par exemple dans sa lettre à D. E. Jablonski de janvier 1700 (A I, 18 n° 194). Il faudrait aussi rappeler ici les tentatives de Leibniz de répondre par avance aux éventuelles critiques de la théodicée, par exemple à l’occasion de la recension de M. G. Hansch, par laquelle il voulait souligner son orthodoxie luthérienne, ou encore dans ses lettres (par exemple à F. W. Bierling et d’autres). Cela aurait permis, dans ce chapitre initial, de faire ressortir encore plus nettement la singularité de la théodicée leibnizienne. Parmi les traits particuliers de l’entreprise du philosophe de Hanovre, on peut citer l’espoir, bien connu, qu’il nourrissait d’une adhésion interconfessionnelle à sa théodicée (et donc d’une contribution à l’unification des Églises).

On aurait également souhaité que ce chapitre mette davantage l’accent sur le rapport entre la théorie de la substance des monades de Leibniz (voir à ce sujet Lamarra 2009), l’harmonie préétablie (largement présente dans la théodicée et qui ne se limite pas au commercium mentis et corporis) et l’optimisme métaphysique qui en découle. Il fallait souligner le fait que l’hypothèse d’une infinité d’autres mondes possibles permet de préserver la contingence du monde réel contre la menace d’un fatalisme philosophique et néanmoins d’affirmer sa « rationalité » (au sens de sa constitution à partir de raisons). Leibniz attire spécialement l’attention sur ce lien dans une remarque autobiographique de son texte « De libertate, contingentia, et serie causarum, providentia », daté probablement de l’été 1689 (A VI, 4 n° 326, p. 1 653-1 659, notamment p. 1 653).

Dans le chapitre 2, intitulé « Eternal truths, the Choice of the Best, and the Almighty Reality of Sin : Budde and Knoerr’s Doctrinae orthodoxae de origine mali (1712) » (p. 55-89), l’auteur entre dans la présentation de quatre « études de cas [case studies] ». Il s’agit de la critique de l’optimisme métaphysique du point de vue du luthéranisme, sous la forme d’une thèse rédigée sous la présidence de Johann Franz Buddeus. Ce texte a déjà fait l’objet de commentaires dans la littérature scientifique. Disons seulement ici que lorsque l’auteur demande, après son vaste exposé, « La critique de Budde et Knoerr rend-elle vraiment justice aux affirmations de Leibniz sur l’action de Dieu ? », il aurait dû commencer par donner la parole au philosophe lui-même. Car Leibniz répond à Buddeus sur la thèse que ce dernier lui a envoyée. Il conteste le volontarisme défendu par Buddeus et Knoerr et ne se situe pas sur le terrain du luthéranisme. Dans le même sens, Leibniz évoque cette thèse, et la critique qu’il en fait, à ses correspondants Heinrich Ernst Kestner, Michael Gottlieb Hansch et Friedrich Wilhelm Bierling (voir à ce sujet S. Lorenz 1997). Toutes ces lettres de Leibniz étaient connues au début du XVIIIe siècle.

Le troisième chapitre (p. 90-121) envisage la critique de l’optimisme leibnizien du point de vue du catholicisme : « Un jésuite attaque : la critique de la théodicée par Louis Bertrand Castel dans le Journal de Trévoux (1737) ». Comme on le sait, Castel n’accepte pas non plus la distinction leibnizienne entre nécessité absolue et hypothétique. Pour lui aussi, dans l’optimisme, Dieu n’est pas libre dans son action et le concept du meilleur des mondes invalide le concept chrétien de la rédemption du monde par la Passion du Christ – une critique qu’il partage avec les luthériens Buddeus et Knoerr. Cependant, cet exemple de critique catholique, que choisit l’auteur, ne reflète en aucun cas l’opinion unanime du catholicisme post-tridentin : comme l’ont montré les travaux de Sven K. Knebel, il existe, surtout dans la scolastique jésuite espagnole, d’importants défenseurs de la necessitas moralis ad optimum et de la necessitas moralis avant même Leibniz. L’introduction de Bartholomaeus Des Bosses à sa traduction latine (réalisée en étroite collaboration avec Leibniz) des Essais de Théodicée (Francfort, Bencard, 1719) montre à quel point la théologie catholique des débuts de l’ère moderne est partagée sur cette question. Des Bosses cite la première recension (1713), largement bienveillante, de la Théodicée dans les Mémoires de Trévoux, probablement due à René-Joseph Tournemine, correspondant de Leibniz (ce que H. Caro signale à juste titre). D’autre part, Des Bosses se réfère également de manière détaillée à la critique d’un théologien catholique non cité, qui voit dans l’optimisme de Leibniz l’élimination de la liberté divine et l’établissement du nécessitarisme et de l’essentialisme, anticipant ainsi la critique ultérieure de Castel. Et troisièmement, Des Bosses énumère un certain nombre de scolastiques post-tridentins qui, avant Leibniz, soutiennent la necessitas moralis ad optimum (voir à ce sujet S. Knebel 1993).

Le quatrième chapitre (p. 122-145) a pour objet la critique de l’optimisme formulée par l’auteur le plus important, du point de vue philosophique, parmi ceux retenus par H. Caro : Christian August Crusius, qui a joué un rôle décisif dans la formation philosophique de Kant. Ce chapitre, intitulé « Banning the Best World, God’s Supposed Freedom, and the Principle of Sufficient Reason : Christian August Crusius’s Criticism of Optimism (1745) », ne fait que résumer les résultats des recherches menées jusqu’à présent. Le principe de raison suffisante et l’affirmation de sa validité universelle sont interprétés par Crusius comme les prémisses théoriques d’un déterminisme universel qu’il rejette. Crusius défend la liberté divine et considère que le concept leibnizien de nécessité hypothétique est incapable de la garantir : il n’y voit – comme beaucoup d’autres – qu’une nécessité absolue déguisée. Pour lui aussi, le concept d’un monde meilleur est métaphysiquement insoutenable et théologiquement dangereux.

Le cinquième et dernier chapitre, « The Prize-Contest on Optimism of the Prussian Academy of Sciences : Adolf Friedrich Reinhard’s Examen de l’optimisme (1755) » (p. 146-171), a pour objet l’écrit anti-optimiste du lauréat du prix sur l’optimisme décerné par l’Académie des sciences de Berlin en 1753, Adolph Friedrich Reinhard. Il commente d’abord le fait, maintes fois observé dans la littérature, que ce sujet mis au concours (comme déjà les deux précédents) illustre « une forte tendance à soumettre à l’examen différentes doctrines leibniziennes » (p. 148). Ainsi, l’Académie de Berlin avait proposé en 1747 un examen de la doctrine des monades de Leibniz et, à cette occasion déjà, l’écrit d’un adversaire des monades avait été primé (voir sur ce sujet l’étude introductive de L. L. Bongie à Étienne Bonnot de Condillac, Les Monades, Grenoble, 1994).

En s’appuyant sur la littérature scientifique existante, H. Caro peut soutenir (p. 149 sqq.) que l’attitude critique de Reinhard face à l’optimisme est liée à la position philosophique de Crusius (voir S. Lorenz 2009). C’est ainsi que la position de Reinhard peut être qualifiée de « volontarisme théologique » (p. 162-165), dans la mesure où, contre Leibniz, il doute qu’il n’y ait qu’un seul monde qui puisse servir les fins suprêmes de Dieu, et qu’une autre combinaison d’éléments, donc un autre monde, ne puisse également y satisfaire. Pour le dire dans le langage de la philosophie scolastique : Reinhard défend, à l’instar de Crusius, la libertas contrarietatis de Dieu, qui fait qu’il ne saurait être contraint à cet unique plan du monde, mais qu’il est libre de façonner entièrement le monde selon sa propre volonté, avec le même degré de perfection. Sur cette question et sur son contexte, l’auteur aurait dû, une fois de plus, faire référence à la monographie de Marion Hellwig : Alles ist gut. Untersuchungen zur Geschichte einer Theodizee-Formel im 18. Jahrhundert in Deutschland, England und Frankreich (Würzburg, 2008).

Sous le titre « Early Counter-optimism : Main Arguments and the Nature of the Conflict », le chapitre 6 (p. 172-193) rassemble les principaux arguments avancés par les critiques de l’optimisme, contre les thèses et les concepts qui le soutiennent : le meilleur des mondes, la théorie des vérités éternelles, le principe de raison suffisante, la nécessité hypothétique et la liberté. Il identifie – en dépit des multiples différences de détail – le point commun qui relie les études de cas envisagés : « il est évident que les quatre critiques sont inspirées par la même croyance, à savoir que l’optimisme nie la liberté divine ». Cette conviction s’enracine dans un volontarisme commun, fondé sur le même concept de Dieu (p. 181). C’est pourquoi « l’anti-optimisme [counter-optimism] » s’inscrit dans le cadre de l’opposition entre intellectualisme et volontarisme (p. 183-187). Enfin, les difficultés des deux positions sont brièvement évoquées (p. 187-193). Le volontarisme, en particulier, se voit confronté à de graves problèmes, sur le plan de la philosophie de la religion, lorsqu’il s’agit de donner des critères clairs de l’action de Dieu (p. 190-193).

À quelles conclusions (p. 194-200) parvient ce livre ? Il aboutit au constat de la pertinence du schéma intellectualisme/volontarisme (p. 196) et à la reconnaissance que « l’optimisme n’était pas un paradigme incontesté dans la première moitié du dix-huitième siècle » (cf. aussi p. 198), et que « l’histoire de l’optimisme philosophique apparaît intellectuellement plus riche qu’on ne le pense traditionnellement et ne se limite pas à la question de savoir si le monde est bon ou si c’est une complète catastrophe » (p. 197). En conclusion, l’auteur émet l’hypothèse que les débats évoqués pourraient également avoir une pertinence systématique dans la philosophie contemporaine (p. 200). La thèse d’Odo Marquard, très discutée en Allemagne (par exemple par Hans Blumenberg), selon laquelle la nouvelle philosophie de l’histoire est la continuation des motifs de la théodicée après l’effondrement de la théodicée classique, est très brièvement effleurée (p. 197-198), avec l’indication qu’elle est un exemple de « lectures possibles de l’histoire de l’optimisme philosophique ».

On termine la lecture de ce livre avec l’impression d’une certaine disproportion entre les ambitions affichées au départ par l’auteur et le résultat finalement obtenu. Voici quelques remarques à ce sujet.

1. La première concerne la période de référence choisie par l’auteur. La limite temporelle choisie (l’année 1755) répond-elle uniquement à des raisons d’économie dans la présentation, ou bien l’auteur accorde-t-il une validité et une importance objectives à la légende, qui fait du tremblement de terre de Lisbonne un tournant décisif dans le débat européen sur la théodicée ? Ce n’est pas tout à fait clair. Comme l’écrit le géohistorien Franz Mauelshagen, dans son article : « Der Mythos des ‘Erdbebens von Lissabon’. Über die Notwendigkeit, Katstrophen historisch zu erforschen » (Neue Zürcher Zeitung, 29/30 octobre 2005, n° 253) : « L’idée que le tremblement de terre de Lisbonne a ébranlé le siècle des Lumières n’a qu’un peu plus de cent ans. Elle a donné à Voltaire une importance représentative de toute l’époque, qui ne résiste guère à l’examen. […] Charles Bonnet a nié en bloc toute compétence philosophique à Voltaire. La liste des contradicteurs pourrait être allongée sans peine. Si la thèse de la fin de l’optimisme de Pope et de Leibniz fonctionne malgré tout, c’est parce que cet optimisme avait déjà été mis en doute avant 1755. Lisbonne y a tout au plus eu un effet de catalyseur. »

Quand bien même Lisbonne aurait effectivement marqué un tournant, il faudrait encore déterminer quelle version de l’« optimisme » aurait été ébranlée par un tel événement géologique (voir à ce sujet l’article de J.-M. Rohrbasser « Le poème sur le désastre de Lisbonne : une philosophie de la catastrophe », 2009).

Si l’on tenait à ce que l’étude s’arrête à l’année 1755, au lieu d’aller jusqu’à 1791 – l’année qui, avec l’écrit de Kant Sur l’échec de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée, est généralement considérée comme la fin de la période de réception de l’« optimisme » –, il aurait été opportun, dans le cadre de ce travail, de faire une référence plus précise au jeune Kant. Au lieu de se contenter d’une référence marginale et plutôt générale aux quelques réflexions sur l’optimisme de 1759 (p. 171), il aurait été judicieux de s’intéresser de plus près aux travaux préparatoires de Kant, lorsqu’il envisageait de participer au concours de l’Académie de Berlin sur l’optimisme pour l’année 1755. Car ces textes (Kant’s Gesammelte Schriften XVII, 4 (1926), p. 229 sqq.) annoncent la critique que le philosophe fera plus tard de toute théologie naturelle, notamment lorsqu’il parle déjà de l’impossibilité de fonder l’optimisme sur le plan empirique et sur le plan a priori, où comme essentialisme et comme nécessitarisme, il conduit à la négation de l’indépendance de Dieu (voir à ce sujet R. Theis, 2001).

2. Au début de l’ouvrage, on regrette l’absence d’un aperçu plus précis de l’état de la recherche jusqu’à aujourd’hui. L’auteur semble avoir considéré que toute une série de contributions scientifiques récentes et importantes, pourtant pertinentes et utiles au regard de son sujet, étaient superflues. Un exemple (parmi beaucoup d’autres) est l’excellent travail d’Uta Golembek, mentionné plus haut, qui étudie la solution du problème de la théodicée par William King (1650-1729) (discutée par Leibniz lui-même dans un appendice à sa Théodicée). Elle décrit de manière précise son influence jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en abordant également des aspects de la discussion sur la théodicée qui recoupent le sujet de H. Caro. Le De origine mali de William King n’est que brièvement cité comme « la première grande “théodicée” du dix-huitième siècle » (p. 8).

3. Concernant le choix des exemples étudiés (case studies) (p. 3 sqq.), l’auteur ne veut pas suivre le traitement contemporain du débat sur le meilleur des mondes, que l’éminent wolffien Friedrich Christian Baumeister (1708-1785) a présenté en 1740 sous la forme d’une bibliographie raisonnée intitulée Historia recentiorum controversiarum De Mundo Optimo (publiée deux fois l’année suivante), afin de présenter et de structurer une discussion déjà difficile à cerner pour les contemporains immédiats.

Dans les cas retenus (chapitres 2-5), l’auteur a choisi des figures dont les positions respectives contre l’optimisme leibnizien n’ont pas seulement fait l’objet de travaux antérieurs, mais ont été encore replacées dans leurs contextes théologico-philosophiques. Par ce choix, il lui est particulièrement difficile de faire apparaître ce qu’il apporte personnellement de nouveau. Pour justifier sa sélection, il évoque des auteurs dont les critiques sont « les plus étendues et/ou les plus complètes de l’optimisme avant le tremblement de terre de Lisbonne » (p. 4). Or d’autres exemples auraient pu être retenus (et tout aussi appropriés). Il suffit ici de mentionner le traité qui n’a circulé que sous forme manuscrite, mais qui a fait l’objet de nombreuses discussions à l’époque – Dubia circa existentiam Dei orta missa ad Jo. Ge. Palmium Pastorem Petrinum Hamb. quibus respondit libello cui Tit. Traité de l’innocence de Dieu dans l’admission du mal. Hamb. 1736 – d’un auteur anonyme qui, à l’occasion du débat sur l’optimisme entre le théologien wolffien Johann Gustav Reinbeck et le pasteur luthérien orthodoxe de Hambourg Johann Georg Palm, en vient à conclure du concept de théodicée à l’athéisme. Il convient également de mentionner l’une des objections les plus importantes contre les arguments d’une version populaire de l’optimisme vers le milieu du XVIIIe siècle : il s’agit de la longue recension du livre A free Inquiry Into the Nature and Origin of Evil (1757) de Soame Jenyns (1704-1787), paru en 1757 sous la plume de Samuel Johnson, dans laquelle ce dernier se révèle être un critique ardent et brillant d’un optimisme populaire nourri des œuvres de William King et d’Alexander Pope (voir Samuel Johnson : « Review of A free Inquiry Into the Nature and Origin of Evil », in Literary Magazine, 1757, n° 13, p. 171-175 ; n° 14, p. 301-306).

4. L’auteur souligne à juste titre, et à plusieurs reprises, que le principe du meilleur des mondes subit une réorientation au cours de son histoire : il évolue d’une théorie fondée sur la métaphysique et procédant de manière a priori vers une certitude procédant de manière plus empirique et argumentant en quelque sorte de manière « physico-théologique ». Le principe passe de la métaphysique à un « optimisme » populaire. Sans doute fallait-il évoquer ce processus, ses raisons et d’autres exemples (comme la Détermination de l’homme de J. J. Spalding ou le livre de A. A. Sarasa De arte semper gaudendi), car une telle version de l’optimisme, fondée sur l’argumentation empirique, est bien sûr plus facile à constituer, mais elle prête plus facilement le flanc à la critique. Il est ainsi instructif de constater que l’éminent wolffien G. B. Bilfinger se situe dans sa présentation de l’optimisme à un niveau strictement général et conceptuel, sans s’engager dans la discussion de la réalité expérimentable empiriquement (voir à ce sujet F. de Buzon 2009). L’exemple de Bilfinger montre qu’il aurait certainement été utile de jeter au moins un coup d’œil sur les modifications ou la compréhension différente de l’optimisme métaphysique chez Wolff et les représentants de l’école wolffienne, puisque la philosophie de Leibniz est perçue, dans le XVIIIe siècle allemand, le plus souvent par l’intermédiaire du wolffianisme.

5. Il est regrettable que l’auteur n’ait pas inclus dans son tableau des positions anti-optimistes un exemple de critique issu du scepticisme. L’influence de Pierre Bayle (voir Ch. Leduc, P. Rateau, J.-L. Solère (dir.), Leibniz et Bayle : confrontation et dialogue, 2015), encore peu étudiée jusqu’à présent – rappelons ici la traduction allemande du Dictionnaire historique et critique initiée et commentée par Gottsched, ou l’édition sélective du Dictionnaire de Bayle (1765) sous le patronage de Frédéric le Grand en collaboration avec le marquis d’Argens –, mais aussi celle du scepticisme académique et pyrrhonien en général et en Allemagne auraient été l’occasion d’envisager un autre aspect de la critique de l’optimisme, motivé par des considérations plus épistémologiques.

Somme toute, le livre de Hernán Caro ne saurait être qualifié – comme le prétend le texte de la quatrième de couverture – de « la première étude complète des critiques de l’optimisme avant le fameux tremblement de terre [de Lisbonne] ». Son travail soulève des problèmes sérieux concernant la délimitation du sujet, son but, et les résultats obtenus. Une étude et une évaluation des effets de l’optimisme métaphysique de Leibniz ne peuvent se contenter de se référer aux réceptions déjà connues. De même, si l’on ne met pas en évidence l’étroite imbrication de la théodicée avec les autres éléments de la métaphysique leibnizienne – comme l’a fait P. Rateau dans ses travaux, et encore récemment dans son chapitre « The problem of Evil and the Justice of God » in Oxford Handbook of Leibniz (2018) dirigé par M. R. Antognazza –, sa genèse et son développement chez Leibniz, on ne pourra pas apprécier convenablement la pertinence ou non d’une réception, qu’elle soit positive ou négative. Une telle appréciation devra évidemment tenir compte des textes que les contemporains pouvaient connaître à l’époque. Cet ouvrage aurait gagné à récapituler brièvement ces écrits de Leibniz, en dehors de la Théodicée, qui étaient effectivement à la disposition des lecteurs de la première moitié du XVIIIe siècle. Il fallait aussi attirer l’attention sur la transmission opérée par l’école wolffienne, qui ne se présente pas de manière uniforme. Si l’« optimisme » a pu évoluer d’une thèse à l’origine strictement métaphysique à un lieu commun anthropocentrique, quasi physico-théologique de la « philosophie populaire », s’appuyant sur des arguments empiriques, il n’en reste pas moins que l’« optimisme » est une invention qui n’a rien à voir avec la philosophie. Si l’on considère que le XVIIIe siècle en a eu conscience – Johann Gottfried Herder et Emmanuel Kant distinguent, par exemple, clairement entre la théodicée authentiquement leibnizienne et la théodicée populaire –, alors il importe de reconstruire ce processus de manière plus précise et d’étudier les raisons de cette transformation dans une perspective plus générale.

Stefan Lorenz (trad. depuis l’allemand par P. Rateau)

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Pour citer cet article : Hernán D. Caro, The Best of All Possible Worlds ? Leibniz’s Philosophical Optimism and Its Critics 1710-1755, Brill’s Studies in Intellectual History, volume 322, Leiden / Boston, Brill 2020, VII S. IX, 224 p., in Bulletin leibnizien IX, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 157-226.

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