Auteur : Stève Bobillier

 

Pierre de Jean Olivi, Questions sur la foi, texte latin traduit, introduit et annoté par Nicolas Faucher, Paris, Vrin, « Translatio », 2021, 190 p.

L’originalité et l’intérêt que possède l’œuvre d’Olivi, notamment sur les questions de liberté ou de théorie de la connaissance, ne sont plus à démontrer. Pour autant, ses positions sur la croyance et sur la foi restent peu connues, alors que son importance est également considérable pour l’histoire des idées.

Au sein des questions VIII et IX de son troisième livre du Commentaire des Sentences, Olivi se demande sur quels objets repose la foi et s’il est possible de croire sans raison, voire si c’est un devoir de le faire.

Olivi distingue trois sens de l’énoncé « croire sans raison » : en premier, il peut désigner des propositions au sujet desquelles aucune raison objective ne peut être avancée pour croire, et en ce sens « rien ne peut être cru sans raison » (p. 59) selon l’auteur. En deuxième lieu, cela peut signifier que les propositions qui ne sont pas raisonnables, parce que fausses, ne peuvent ni ne doivent être crues. Toutefois, en troisième lieu, Olivi relève que l’expression « croire sans raison » peut être utilisée pour parler de réalités au sujet desquelles on ne dispose pas de raison démonstrative, les cas où, « bien qu’il ait un argument, l’homme ne s’appuie pas principalement sur lui dans l’acte de croire » (p. 59). C’est évidemment de cette troisième catégorie de croyance qu’Olivi souhaite traiter.

Relevant que certaines réalités, tant humaines que divines, ne peuvent être connues directement par l’expérience ou la raison, Olivi révèle la nécessité morale et pratique de l’adhésion au témoignage d’autrui : sans confiance, nous ne pourrions croire aucun homme à moins d’avoir constaté de nos propres yeux ses dires. Or ceci empêcherait toute forme de contrat, d’amitié ou même de société. Il en va de même pour l’enseignement puisque nous ne pouvons apprendre sans croire que ce que dit notre maître est vrai. Ainsi, Olivi conclut que « toute notre vie humaine doit être nécessairement gouvernée par de nombreuses croyances à l’égard de ce que nous ne pouvons prouver par la raison » (p. 65).

C’est aussi le cas selon Olivi des réalités divines, car celles-ci ne nécessitent pas d’être fondées sur la raison humaine. En effet, si nous devons croire sur parole les autres hommes, par principe de proportionnalité, il convient a fortiori de croire aux révélations faites par Dieu, bien qu’on ne puisse nous donner de raisons absolues d’y croire. Nicolas Faucher caractérise en termes « d’impératif moral naturel » (p. 39) cette foi en Dieu, qui devient un état et non un simple acte de pensée. Ainsi, selon le traducteur, se déploie dans le texte « une éthique de la croyance faisant place à une justification morale internaliste et à une justification épistémique externaliste » (p. 39). La foi est donc, pour Olivi, une croyance volontaire. Elle dépend moins de la connaissance rationnelle que de la décision de la volonté qui veut et peut imposer à l’intellect son assentiment sur l’objet de foi. On retrouve ici le volontarisme radical d’Olivi sous un jour nouveau où la foi, qui est une vertu, ne peut être le seul fruit d’une déduction spéculative, mais l’objet méritoire d’une volonté qui se décide à croire.

Traduire Olivi est une gageure car l’auteur est à la fois original et complexe dans sa syntaxe. N. Faucher est en ce sens remarquable car sa traduction est agréable à lire et claire. De façon heureuse, le texte latin en regard de la traduction permet de préciser certains passages plus délicats à saisir. Si on peut s’étonner du choix de traduction de certains adverbes comme « scientifiquement » pour scientialiter et de l’absence de traduction à certains endroits de termes latin comme habitus, et qu’en ce sens une justification des choix de traductions aurait été appréciable dans l’introduction, ces quelques détails n’enlèvent rien à la qualité générale de l’ouvrage.

L’introduction est pédagogique, explicitant par exemple le contexte de rédaction du Commentaire des Sentences, ou les termes complexes comme « volontarisme doxastique naturel ». Elle donne un éclairage important sur le texte et met en valeur l’intérêt d’Olivi en le comparant avec Thomas d’Aquin et en partie avec Duns Scot et Ockham. Nous regrettons que ces comparaisons ne soient pas plus approfondies pour faire ressortir non seulement la spécificité d’Olivi, mais également son importance auprès de ses successeurs ou de contemporains, comme Henri de Gand.

Cette traduction est une contribution importante, non seulement pour l’approfondissement des positions d’Olivi et de la pensée médiévale de la fin du XIIIe siècle, mais aussi pour tout lecteur qui souhaite saisir l’histoire des théories de la croyance et de la foi.

 

Stève Bobillier

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Pour citer cet article : Pierre de Jean Olivi, Questions sur la foi, texte latin traduit, introduit et annoté par Nicolas Faucher, Paris, Vrin, « Translatio », 2021, 190 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.

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Édouard WÉBER, Nature, singularité et devenir de la personne humaine chez Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, « Bibliothèque philosophique », 2018, 482 p.

Comme l’indique la quatrième de couverture, l’ouvrage du père Édouard Wéber intitulé Nature, singularité et devenir de la personne humaine chez Thomas d’Aquin fait suite à son livre La Personne humaine au XIIIe siècle. Dans ce dernier, l’auteur affirmait que « l’acception moderne » de la notion de personne trouve ses racines dans la conception anthropologique des maîtres parisiens de la fin du XIIIe siècle, et principalement chez Thomas d’Aquin. Malgré toute l’érudition dont faisait preuve Édouard Wéber dans ce précédent ouvrage, on pouvait regretter qu’il ne définît pas avec plus de précision ce qu’il entendait par la « modernité » de la personne humaine. Le titre de cette nouvelle parution laissait supposer que la position de Thomas d’Aquin serait plus largement explicitée. Toutefois, on est surpris de découvrir que sur les presque 500 pages de ce livre, seules les 200 dernières concernent Thomas. Bien plus, celles-ci traitent en grande partie de l’épistémologie et de la théologie thomasienne, mais aucunement de la notion de personne.

Il semble possible de diviser l’ouvrage en deux grandes parties. La première peut être définie comme une archéologie de la notion de personne dans ses différentes strates, partant des premiers théologiens chrétiens, Justin, Clément d’Alexandrie et Origène. Édouard Weber souligne l’émergence « de la singularité du sujet humain » à travers l’épistémologie théologique de ces auteurs et leur compréhension des Écritures, qui tendent à voir dans le Christ fait homme un être singulier. Si l’intérêt théologique est indéniable, le lecteur philosophe s’étonnera de l’utilisation de termes théoriquement chargés comme ceux de « sujet » ou de « conscience individuelle », voire de « personne humaine », pour des auteurs de cette époque. L’historien relèvera pour sa part le manque de contextualisation et de sources. Certains passages de l’ouvrage sont si allusifs qu’ils en rendent la compréhension difficile. À titre d’exemple, à la p. 44, il serait utile de savoir à qui l’auteur fait référence lorsqu’il affirme, sans plus d’explication, que « l’intelligence de la foi se développe en connaissance du Fils de Dieu Logos. Cela a conduit, chez certains historiens modernes, à des réserves et même à des mésinterprétations ».

La deuxième strate de cette première partie aborde les déterminations des divers Conciles, de celui de Nicée en 325 à celui de Chalcédoine en 451, relevant la difficulté des discussions sur les notions de nature et d’hypostase, ainsi que des débats avec Arius et Nestorius. La suivante met à jour trois auteurs centraux du IVe au VIe siècle dans le développement de la notion de personne : Augustin d’Hippone, Boèce de Dacie et Denys l’Aréopagite.

Sans plus de transition, la seconde partie consiste en une exposition de l’interprétation thomasienne d’Aristote et d’Averroès. Le passage entre les deux parties de l’ouvrage est difficilement compréhensible. Premièrement, le saut du VIe siècle au XIIIe siècle et l’absence de développement des positions d’auteurs essentiels dans la construction de la notion de personne, tels que Richard de Saint-Victor ou Abélard, est difficile à admettre. Deuxièmement, et surtout, la seconde partie ne traite plus de la définition de la personne, mais de l’anthropologie et de l’épistémologie de Thomas d’Aquin. Si un lien peut certes être tissé entre ces sujets, l’auteur ne l’établit pas. Aucune citation de Thomas d’Aquin dans l’ensemble de l’ouvrage n’utilise explicitement le terme de personne pour parler des êtres humains et la transposition des Personnes divines au « monde des personnes qui se réfère au “moi” personnel » (p. 424) n’est pas plus explicitée.

Cela dit, le père Wéber présente avec clarté la révision de l’épistémologie d’Averroès par Thomas, et montre que le fait de considérer l’intellect possible comme le principe constitutif de l’âme humaine « est une innovation et une prise de position philosophique impossible à minorer » (p. 286). Il met également en évidence la manière dont Thomas a su préciser la définition du noûs aristotélicien et a combattu avec vigueur le dualisme anthropologique (p. 288).

La connaissance fine que possède Édouard Wéber de la pensée thomasienne est indiscutable. Toutefois, voulant aborder l’ensemble de l’épistémologie thomasienne, l’ouvrage peine à trouver un équilibre entre de riches détails et un survol plus générique de la pensée thomasienne. Les citations s’étalent parfois sur quatre pages, sans réelle explication, et la contextualisation est souvent trop allusive. On aurait souhaité une comparaison avec des contemporains de Thomas d’Aquin pour saisir sa particularité et l’innovation évoquées. Ainsi, l’ouvrage hésite entre deux sujets, sans aboutir à créer un lien étroit entre la question de la singularité de la personne humaine, et la proximité du principe premier de la noétique d’Averroès et de l’épistémologie de Thomas d’Aquin à propos de la connaissance de Dieu « tel qu’il est ».

Stève BOBILLIER

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Pour citer cet article : Stève BOBILLIER, « Édouard WÉBER, Nature, singularité et devenir de la personne humaine chez Thomas d’Aquin, Paris, Vrin (Bibliothèque philosophique), 2018 », in Bulletin de philosophie médiévale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.

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