Auteur : Stève Bobillier
Édouard WÉBER, Nature, singularité et devenir de la personne humaine chez Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, « Bibliothèque philosophique », 2018, 482 p.
Comme l’indique la quatrième de couverture, l’ouvrage du père Édouard Wéber intitulé Nature, singularité et devenir de la personne humaine chez Thomas d’Aquin fait suite à son livre La Personne humaine au XIIIe siècle. Dans ce dernier, l’auteur affirmait que « l’acception moderne » de la notion de personne trouve ses racines dans la conception anthropologique des maîtres parisiens de la fin du XIIIe siècle, et principalement chez Thomas d’Aquin. Malgré toute l’érudition dont faisait preuve Édouard Wéber dans ce précédent ouvrage, on pouvait regretter qu’il ne définît pas avec plus de précision ce qu’il entendait par la « modernité » de la personne humaine. Le titre de cette nouvelle parution laissait supposer que la position de Thomas d’Aquin serait plus largement explicitée. Toutefois, on est surpris de découvrir que sur les presque 500 pages de ce livre, seules les 200 dernières concernent Thomas. Bien plus, celles-ci traitent en grande partie de l’épistémologie et de la théologie thomasienne, mais aucunement de la notion de personne.
Il semble possible de diviser l’ouvrage en deux grandes parties. La première peut être définie comme une archéologie de la notion de personne dans ses différentes strates, partant des premiers théologiens chrétiens, Justin, Clément d’Alexandrie et Origène. Édouard Weber souligne l’émergence « de la singularité du sujet humain » à travers l’épistémologie théologique de ces auteurs et leur compréhension des Écritures, qui tendent à voir dans le Christ fait homme un être singulier. Si l’intérêt théologique est indéniable, le lecteur philosophe s’étonnera de l’utilisation de termes théoriquement chargés comme ceux de « sujet » ou de « conscience individuelle », voire de « personne humaine », pour des auteurs de cette époque. L’historien relèvera pour sa part le manque de contextualisation et de sources. Certains passages de l’ouvrage sont si allusifs qu’ils en rendent la compréhension difficile. À titre d’exemple, à la p. 44, il serait utile de savoir à qui l’auteur fait référence lorsqu’il affirme, sans plus d’explication, que « l’intelligence de la foi se développe en connaissance du Fils de Dieu Logos. Cela a conduit, chez certains historiens modernes, à des réserves et même à des mésinterprétations ».
La deuxième strate de cette première partie aborde les déterminations des divers Conciles, de celui de Nicée en 325 à celui de Chalcédoine en 451, relevant la difficulté des discussions sur les notions de nature et d’hypostase, ainsi que des débats avec Arius et Nestorius. La suivante met à jour trois auteurs centraux du IVe au VIe siècle dans le développement de la notion de personne : Augustin d’Hippone, Boèce de Dacie et Denys l’Aréopagite.
Sans plus de transition, la seconde partie consiste en une exposition de l’interprétation thomasienne d’Aristote et d’Averroès. Le passage entre les deux parties de l’ouvrage est difficilement compréhensible. Premièrement, le saut du VIe siècle au XIIIe siècle et l’absence de développement des positions d’auteurs essentiels dans la construction de la notion de personne, tels que Richard de Saint-Victor ou Abélard, est difficile à admettre. Deuxièmement, et surtout, la seconde partie ne traite plus de la définition de la personne, mais de l’anthropologie et de l’épistémologie de Thomas d’Aquin. Si un lien peut certes être tissé entre ces sujets, l’auteur ne l’établit pas. Aucune citation de Thomas d’Aquin dans l’ensemble de l’ouvrage n’utilise explicitement le terme de personne pour parler des êtres humains et la transposition des Personnes divines au « monde des personnes qui se réfère au “moi” personnel » (p. 424) n’est pas plus explicitée.
Cela dit, le père Wéber présente avec clarté la révision de l’épistémologie d’Averroès par Thomas, et montre que le fait de considérer l’intellect possible comme le principe constitutif de l’âme humaine « est une innovation et une prise de position philosophique impossible à minorer » (p. 286). Il met également en évidence la manière dont Thomas a su préciser la définition du noûs aristotélicien et a combattu avec vigueur le dualisme anthropologique (p. 288).
La connaissance fine que possède Édouard Wéber de la pensée thomasienne est indiscutable. Toutefois, voulant aborder l’ensemble de l’épistémologie thomasienne, l’ouvrage peine à trouver un équilibre entre de riches détails et un survol plus générique de la pensée thomasienne. Les citations s’étalent parfois sur quatre pages, sans réelle explication, et la contextualisation est souvent trop allusive. On aurait souhaité une comparaison avec des contemporains de Thomas d’Aquin pour saisir sa particularité et l’innovation évoquées. Ainsi, l’ouvrage hésite entre deux sujets, sans aboutir à créer un lien étroit entre la question de la singularité de la personne humaine, et la proximité du principe premier de la noétique d’Averroès et de l’épistémologie de Thomas d’Aquin à propos de la connaissance de Dieu « tel qu’il est ».
Stève BOBILLIER
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Pour citer cet article : Stève BOBILLIER, « Édouard WÉBER, Nature, singularité et devenir de la personne humaine chez Thomas d’Aquin, Paris, Vrin (Bibliothèque philosophique), 2018 », in Bulletin de philosophie médiévale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.