Auteur : Sylvain Josset

Kern, Iso, Die Religion von Philosophen. Konfuzius, Sokrates, Epiktet, Montaigne, Pascal, Bâle, Schwabe Verlag, 2021, 359 p.

Cet ouvrage est issu d’un cours sur le thème « La religion des philosophes » à partir de l’étude de cinq d’entre eux (Confucius, Socrate, Épictète, Montaigne et Pascal), donné en 2001 à l’université de Berne. On appréciera en effet ses qualités didactiques : chaque partie, qui correspond à la présentation de la position d’un penseur, commence par l’indication d’éléments biographiques et bibliographiques, avant de présenter avec clarté et au moyen de plusieurs reformulations les grandes idées de chacun.
Une courte introduction (p. 23-25) caractérise la philosophie non comme « une discipline théorique particulière », mais comme une « réflexion sur la façon de vivre et d’agir », raison pour laquelle elle peut d’emblée être mise en rapport avec la religion, entendue toutefois non à partir d’une « doctrine dogmatique », mais comme une « manière particulière d’agir ». L’auteur indique que, si le choix des penseurs retenus est en partie « accidentel » et en liaison avec ses « intérêts et études philosophiques », il a aussi une cohérence propre, parce que ces philosophes ont envisagé la philosophie comme une manière de vivre et d’agir, et constituent des figures particulières du rapport de la philosophie et de la religion. D’abord, Confucius (partie I, p. 27-51) et Socrate (partie II, p. 53-110), initiateurs de la philosophie chinoise et occidentale : ils avancent tous deux une « unité de la philosophie et de la religion » en considérant leur philosophie comme une « mission » du « ciel » (Confucius) ou de « Dieu » (Socrate) avec lequel ils ont une « relation personnelle ». Épictète (partie III, p. 111-160) apparaît, lui, comme la figure du penseur dont la philosophie se trouve en contradiction avec sa religion. Philosophiquement, Épictète indique que seul compte « ce qui dépend de nous » et que tout « ce qui ne dépend pas de nous » nous est « indifférent ». Pourtant, loin d’être « froide et indifférente », la relation d’Épictète au monde est « positive, affirmative et heureuse ». Selon I. Kern, cela s’explique par la religion d’Épictète pour laquelle Dieu est « créateur », « père » et « protecteur », ce qui interdit toute indifférence à l’égard du monde et d’autrui. Pour Montaigne (partie IV, p. 161-202), il s’agit de « mener la vie humaine conformément à sa naturelle condition », c’est-à-dire d’« accepter notre nature humaine telle qu’elle est avec ses faiblesses et ses vanités, comme un don de la main de Dieu et de considérer comme une mission de Dieu le fait de vivre conformément à cette nature, à savoir de vivre éthiquement aussi bien que possible » (p. 349). – Mais c’est à Pascal (partie V, p. 203-339) que l’ouvrage consacre les plus longues analyses. Il semble cependant davantage vouloir « s’expliquer avec » Pascal que l’expliquer. En témoignent, dès l’avant-propos, cette remarque : Pascal « d’une part m’effraie et me rebute, d’autre part m’attire, voire me fascine » (p. 18), puis l’accumulation de « remarques critiques » à l’encontre de ce dernier. Les développements de l’auteur en pâtissent parfois et ses remarques n’apparaissent pas toujours justifiées. Il critique par exemple l’affirmation pascalienne selon laquelle « le moi est haïssable » (p. 299-301, 326-327, 333-334), sans pourtant tenir compte du fait que celle-ci signifie qu’il me faut haïr ma volonté dépravée, c’est-à-dire ma volonté d’être aimé des autres. Enfin, la postface (p. 341-354) dégage cinq points communs aux différentes religions des philosophes : la conviction d’avoir une mission de Dieu, (c’est-à-dire de devoir le servir), la reconnaissance à son égard, l’appel à la bonté ou l’amour actif envers les autres, la confiance en la protection de Dieu, l’exigence d’honnêteté et la véracité envers soi-même et les autres.
En définitive, malgré certaines affirmations contestables, cet ouvrage constitue une bonne introduction à la position religieuse des philosophes étudiés.

Sylvain Josset (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Kern, Iso, Die Religion von Philosophen. Konfuzius, Sokrates, Epiktet, Montaigne, Pascal, Bâle, Schwabe Verlag, 2021, 359 p.
, in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.

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BOUCHILLOUX, Hélène, Avec Pascal, Paris, Classiques Garnier, « Univers Port-Royal », n° 42, 2020, 353 p.

Cet ouvrage consacré à Pascal rassemble une série d’articles sur divers thèmes. Il présente néanmoins une unité d’ensemble, puisque l’autrice propose une lecture inédite et cohérente de l’œuvre de Pascal, située dès l’introduction par rapport à deux interprétations. La première est celle de Vincent Carraud (Pascal et la philosophie, Paris, 1992), qui soutient notamment que Pascal, « destituant la métaphysique cartésienne au nom du primat de la charité, […] en subvertit les concepts ». H. Bouchilloux entend bien plutôt montrer comment, « en érigeant Jésus-Christ universel principe de raison et de jugement, il oppose à […] Descartes une philosophie tout aussi cohérente et systématique, […] contestant la relégation de la théologie hors de la philosophie » (p. 9-10). La deuxième interprétation, présentée comme la « lecture traditionnelle », considère que Pascal cherche à convaincre un libertin de la vérité de la religion chrétienne par des preuves, dont l’insuffisance implique d’y ajouter la coutume, en attendant la « foi divine » (p. 10). Or, selon l’autrice, la substitution en l’homme de l’amour-propre à l’amour de Dieu en raison du péché originel introduit une « naturelle opposition du cœur à la vérité de la religion chrétienne », qui rend les preuves de Dieu « utiles non pour convaincre, mais pour réfuter ceux qu’elles ne peuvent convaincre », la coutume servant alors non à « renforcer la conviction dans l’esprit », mais à « contrebalancer » cette substitution (p. 10-13).

Cette thèse, développée en particulier dans la première partie (« Apologétique et philosophie »), est le « fil conducteur » (p. 10) de l’ouvrage. En effet, la deuxième partie (« Méthode et vérité ») entend montrer que la substitution de l’amour-propre à l’amour de Dieu conduit à la nécessité de distinguer vérité géométrique ou « phénoménale » – qui résiste au pyrrhonisme car l’amour-propre n’y a pas sa place – et vérité « essentielle », « hors de la géométrie », « déformé[e] » par cette substitution (p. 16-17). Il convient dès lors d’interroger cette vérité « essentielle » : sans accès au vrai, au bien et au beau, comment penser l’instauration et la justification à la fois du droit et de l’ordre politique (troisième partie, « Morale, politique, théologie ») et d’une esthétique (cinquième partie, « Logique et éthique de l’esthétique ») ? L’autrice décrit dans un quatrième temps (« Amour de soi, de Dieu, des autres ») la substitution de l’amour-propre à l’amour de Dieu et la possibilité de « renverse[r] le renversement du péché » (p. 261). La fin de l’ouvrage situe Pascal par rapport à Descartes (« Au miroir de Descartes »).

Selon l’ouvrage, Pascal ne « destitue » pas la métaphysique cartésienne « sans s’y affronter » par un « primat conféré à la charité chrétienne » (Jean-Luc Marion) (p. 56-57 et 100-101), mais développe une véritable « philosophie ». Celle-ci est anticartésienne à deux titres : elle refuse la séparation de la philosophie et de la théologie (p. 37 et 332), et substitue au cogito Jésus-Christ en tant qu’il est « la raison de toutes choses » (Lafuma 449) comme principe (p. 37, 39, 46 et 61). Est-il cependant certain que Pascal s’oppose à la séparation de la philosophie et de la théologie ? Par ailleurs, si le principe de la philosophie de Pascal relève de la foi (p. 61), et que cette philosophie s’« autotransgress[e] dans la théologie » (p. 91-92, 108 et 268) au point de « devoir impérativement éprouver la vérité de la révélation chrétienne » (p. 315), n’est-elle pas déjà une théologie – et suffit-il pour le refuser de distinguer, suivant l’autrice, le discours théologique qui reçoit le principe chrétien, du discours philosophique qui se le donne sous une forme démonstrative (p. 59-61) ? En définitive, Hélène Bouchilloux ne reconduit-elle pas la thèse d’un dépassement théologique de la philosophie cartésienne par Pascal, aux dépens de tout affrontement philosophique ?

Sylvain JOSSET (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : BOUCHILLOUX, Hélène, Avec Pascal, Paris, Classiques Garnier, « Univers Port-Royal », n° 42, 2020, 353 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 182.</p

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PERETTI, François-Xavier de, « Ne rien attendre de la fortune ou la disqualification cartésienne de l’aventure », Littératures classiques, 2019/3, 100, p. 263-273.

Cet article entend réfuter le « portrait » ou la « légende » d’un D. aventurier. L’A. part pour ce faire de la définition de l’aventure proposée par Furetière : « ce qui est au pouvoir du hasard, de la fortune » (p. 263-265), et montre qu’elle ne peut s’appliquer à aucune dimension de la vie et du travail de D. Celui-ci ne cherche dans la vie pratique que « la tranquillité et le repos » (p. 267 ; AT V, 467) ; même ses jeunes années passées à voyager comme soldat dans le « grand livre du monde » ne l’ont point été par goût de l’aventure, mais dans le but de « s’instruire » (p. 265). La morale par provision enjoint, quant à elle, de faire preuve de modération, de résolution et de se soustraire à la fortune « en réglant nos désirs sur notre raison » (p. 268-269). La pensée cartésienne recherche enfin sur le plan théorique l’« assurance » et la « certitude », qu’elle trouve sur « la terre ferme du cogito » (p. 264 et p. 271).

L’A. soutient même que « le doute cartésien est plus un dispositif savamment orchestré qu’une entreprise aventureuse dont Descartes ignorerait l’issue avant d’y entrer » (p. 270-271). Il fonde cette idée sur une interprétation « déflationniste » du doute cartésien de la Meditatio I, qu’il développe dans Certitude, évidence et vérité chez Descartes (Lecce, Conte, 2015, p. 97-16), selon laquelle les raisons de douter seraient de moins en moins fortes à mesure qu’elles portent sur davantage d’objets. L’A. peut dès lors aisément en conclure que l’argument du « Dieu qui peut tout » n’est qu’une « dramatisation littéraire » qui ne met jamais D. en péril (p. 271). La Mathesis universalis cartésienne, qui résiste déjà aux arguments sceptiques traditionnels – plus forts que l’argument du « Dieu qui peut tout » selon l’A. –, ne serait même jamais véritablement mise en danger. Pourtant, si le doute, en tant que volontaire, n’est certes pas une « aventure », cela n’implique pas que D. en connaisse par avance l’issue, ce qui irait à l’encontre de ses propres affirmations. Plus encore, si nous maintenons une « lecture inflationniste des raisons de douter » (p. 271), alors – aux côtés du « Dieu qui peut tout », au sommet du doute – le « hasard » (casus, AT VII 21, 21/AT IX-1, 16) réapparaît comme une autre origine possible de notre être. Dans la formulation pascalienne de cette dernière raison de douter, nous n’avons point de certitude « si l’homme est créé par un dieu bon, par un démon méchant ou à l’aventure » (L 131 et Entretien avec M. de Saci).

Sylvain JOSSET (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Sylvain JOSSET, « PERETTI, François-Xavier de, « Ne rien attendre de la fortune ou la disqualification cartésienne de l’aventure », Littératures classiques, 2019/3, 100, p. 263-273. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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DESCARTES, René, Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences. Édition nouvelle pour des lecteurs d’aujourd’hui et de demain, éd. de Francis Marchal et Jean-Jacques Guinchard, Dijon, Éditions Raison et Passions, 2018, 168 p.

Cette édition du Discours est véritablement « nouvelle » : elle ne propose pas seulement le texte de D. avec une nouvelle préface, ou encore une modernisation de l’orthographe et de la syntaxe, mais elle « actualis[e] les mots ou expressions qui ont changé d’acception ou de sens » (p. 7). Les éditeurs ont par là cherché à résoudre ce qu’ils considèrent être le paradoxe du DM : à la fois « monument national » « canonis[é] », et pourtant qu’« on ne lit plus guère », si ce n’est dans le « cadre scolaire » (p. 7 et p. 121-122). Si cette tentative est sans conteste louable, reste à savoir si la modification de certains termes de l’auteur lui-même n’altère pas le texte original.

Cette édition est intelligemment faite, à quatre titres au moins. Tout d’abord, si elle modernise le texte, elle le fait « avec mesure et discrétion » (p. 15) et en cherchant à « respect[er] […] le sens des formulations » (p. 7). Elle justifie ensuite cette actualisation à la fois à partir d’arguments traditionnels, comme le fait que « la langue française de Descartes s’éloigne par bien de ses aspects de la nôtre » (p. 7), et à partir d’arguments cartésiens : D. voulait que la lecture puisse être « intelligible à tout le monde » (p. 8 ; AT VI 368), ce qui ne serait plus le cas de son texte d’origine aujourd’hui, et a lui-même « souvent changé les énoncés » du Discours à l’occasion de sa traduction en latin de 1644 (p. 8 et p. 14-15 ; AT VI 539). Cette édition a en outre le mérite de ne pas prétendre se substituer au texte initial de D., puisque les éditeurs indiquent la pagination de l’édition AT afin que les lecteurs puissent se reporter au texte original. Elle apparaît donc seulement comme une préparation à la lecture de D. : elle est, comme l’écrit E. Faye dans sa Préface, « destinée à faciliter l’accès à la pensée » de D., mais uniquement pour une « première lecture ». Le lecteur « sera toujours libre de relire ensuite » le texte d’origine (p. 15). Enfin, cette édition ne se contente pas de rappeler le statut de « préface » du Discours de la méthode aux trois Essais de cette méthode (p. 133-134), mais elle propose également des extraits de ces derniers.

L’Avant-propos et la Préface remplissent de leur côté leur rôle, même si certains points de cette dernière sont abordés trop rapidement, tels que le sens du terme « humaniste », employé à trois reprises en deux pages (p. 10-12), ou la critique formulée à l’encontre de Heidegger qui aurait « voulu […] rendre Descartes responsable des excès de la technique moderne » (p. 13). D’autre part, la postface des éditeurs, Pour un autre Discours, contraste par sa longueur (42 pages) avec la taille des extraits proposés des Essais de D. : seulement quatre pages de La Dioptrique, trois des Météores et quatre de La Géométrie. D’autant plus que ce texte répète, même si toujours en les développant, plusieurs éléments déjà abordés dans la Préface, comme la condamnation de Galilée (p. 9/p. 128-133) ou l’écriture du Discours en français (p. 14/p. 150-154). On peut enfin s’étonner que la bibliographie sommaire proposée ne contienne pas l’édition commentée du Discours par É. Gilson (Paris, 1925).

Comme l’indique la couverture, cette « édition nouvelle » s’adresse donc bien à « des lecteurs d’aujourd’hui et de demain », et non à tous les lecteurs. Ainsi le préfacier lui-même ne cite-t-il pas cette édition mais le texte original (approximatif) (p. 11). De sorte que l’on en vient à se demander si la solution traditionnelle, consistant à expliquer le sens de certains mots ou expressions de l’auteur en notes, quitte à « faire perdre le fil » de la lecture (p. 7-8), ne reste pas préférable.

Sylvain JOSSET (Sorbonne-Université)

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Pour citer cet article : Sylvain JOSSET, « René Descartes, Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences. Édition nouvelle pour des lecteurs d’aujourd’hui et de demain, éd. de Francis Marchal et Jean-Jacques Guinchard, Dijon, Éditions Raison et Passions, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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LEBRETON, Lucie, « Nietzsche, lecteur de Pascal : “le seul chrétien logique” », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2017/2, 142, p. 175-194.

Cet article entend expliquer l’expression nietzschéenne, aussi célèbre que « surprenante » (p. 176), selon laquelle Pascal serait « le seul chrétien logique » (lettre à Georg Brandes du 20 nov. 1888). Rien d’étonnant à ce que Pascal soit dit chrétien – non pas « chrétien aux trois quarts » (p. 177), mais « chrétien accompli », pour lequel le christianisme constitue « une norme de conduite à laquelle on s’efforce de conformer sa vie » (p. 178) ; en revanche, le terme de « logique » surprend. D’abord, parce que Pascal n’est en rien un logicien, ne cessant au contraire de « s’affranchir de la logique aussi bien comme savant que comme chrétien » (p. 177) ; ensuite, parce que ce terme ne désigne pas seulement une rationalité qui caractérise, selon Nietzsche, les Latins en général et les Français en particulier, ni une simple « logique scientifique ». Derrière la « logique », il convient en fait d’entendre la « probité » et la « moralité » qu’exige et que permet d’acquérir l’utilisation de la méthode scientifique : Pascal est en ce sens « le seul chrétien logique », se distinguant d’autres penseurs pourtant chrétiens et savants. Il incarne ainsi « cette union dans le même homme d’un christianisme authentique et d’une véritable probité scientifique » (p. 180).

La suite de l’article s’efforce de comprendre la « torture morale » qui en résulte : « On sous-estime quel raffinement pour l’esprit amène la torture morale d’une conception du monde qui repose à la fois sur le christianisme et la logique scientifique » (Fragments posthumes XI (1885), 36 [59]). Cette « torture morale » apparaît en deux temps. Tout d’abord, la science et la probité scientifique émergent de la culture chrétienne elle-même et « se révèlent être à son service » (p. 181), en développant en l’homme le sentiment de son néant, ou encore en accentuant en lui l’« amour de la vérité ». C’est seulement dans un second temps que cette probité, en se retournant « inévitablement contre le christianisme », « le mine de l’intérieur » (p. 182). En effet, en cultivant à la fois la moralité et la vérité, le christianisme, renforcé par la science, doit s’achever dans le fait de « s’interdire le mensonge de la croyance en Dieu », c’est-à-dire dans l’athéisme, puisque les « interprétations religieuses de toutes les expériences », comme celles de la causalité et de la vérité, apparaissent « suspectes à un esprit logique et probe » (p. 182). « Le « chrétien logique » est donc le lieu d’une lutte, d’une contradiction insupportable entre deux principes [désormais] antagonistes […] [qui] n’en constituent, à l’origine, qu’un seul » (p. 185). Pascal reconnaît qu’il ne peut ni maintenir ensemble le christianisme et la science, ni renoncer à l’un ou l’autre, puisque la science repose sur la morale (chrétienne) et la véracité divine et, qu’inversement, un renoncement à la science trahirait la morale chrétienne. D’où la torture et le « doute » qui l’assaillent et qui conduisent, selon Nietzsche, au « raffinement » de son esprit. Face à cette incompatibilité, pour sauver la foi, Pascal « sacrifie la raison ». Si l’expression « chrétien logique » désigne donc le « conflit entre la foi chrétienne et la probité scientifique », pourquoi Pascal soutient-il la première contre la seconde, qui aurait pourtant pu le sauver de « l’autodestruction » (p. 194) ? À cela, Nietzsche répond que Pascal « est mort seulement trente ans trop tôt pour pouvoir se moquer du fond de son âme magnifique et pleine d’amertume malicieuse du christianisme lui-même, comme il avait fait, plus tôt et quand il était plus jeune, des Jésuites » (FP XI (1885), 34 [148]).

Cet article a le mérite d’éclairer une expression paradoxale en mettant en regard de nombreux textes de Nietzsche et des fragments de P., ainsi que de rendre possible une nouvelle lecture de Pascal. La réflexion pourrait être prolongée en questionnant certains points de la lecture nietzschéenne de Pascal. En considérant, semble-t-il, Pascal comme la « figure » du « chrétien par excellence » (p. 177), qui a pour principale singularité d’être également une figure du savant « par excellence », Nietzsche ne manque-t-il pas certains aspects de la pensée et du christianisme pascaliens ? Reprenons l’exemple du « Deus absconditus » développé par l’A. afin d’illustrer la lecture nietzschéenne : en tant que « chrétien par excellence », Pascal tire cette formule d’Isaïe 45, 15, mais elle prend un sens nouveau chez le savant puisque « la vision du monde que nous procure la science ne nous permet plus » de retrouver Dieu dans la nature. « Le Dieu caché, c’est donc d’abord un Dieu que la nature ne reflète plus, un Dieu qui a déserté le monde et paraît de plus en plus inaccessible » (p. 187). Ce Dieu serait alors déclaré « caché pour n’avoir pas à le considérer comme inexistant », ce qui plongerait Pascal dans un doute « profond » sur la véracité du Dieu chrétien (p. 188). Or, cette lecture de Nietzsche paraît présenter plusieurs limites : (1) Elle présuppose que Dieu ne serait « caché » que dans la nature ; or, comme l’A. le relève, il se cache également chez Pascal dans l’Écriture, l’Incarnation et l’Eucharistie, dont le sens ne change peut-être pas avec la « logique scientifique ». (2) Dans la fameuse Lettre à Charlotte de Roannez de la fin du mois d’oct. 1656, citée par l’A., Pascal n’oppose précisément pas théophanie et théocryptique. Loin de l’idée que Dieu serait caché car la nature ne le refléterait plus ou qu’il l’aurait désertée, le fait de se cacher est son mode même de manifestation : c’est en se cachant qu’il se révèle. C’est du reste pourquoi Pascal privilégie dans d’autres textes la traduction « Dieu se cache » à « Dieu caché ». (3) Il ne va pas de soi que l’« infinité de l’espace et du temps que mettent au jour les mathématiques » ne soient aucunement « l’indice d’une présence divine » (p. 187). (4) Il n’est pas certain que ce thème du Dieu qui se cache conduise Pascal à douter de la véracité du Dieu chrétien. – Cependant, il est tout à fait légitime que les limites d’un article ne puissent permettre de développer plus avant ces questions.

Sylvain JOSSET

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Pour citer cet article : Sylvain JOSSET, « LEBRETON, Lucie, « Nietzsche, lecteur de Pascal : “le seul chrétien logique” », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2017/2, 142, p. 175-194 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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