Auteur : Sylvia Giocanti

 

Brian C. RIBEIRO, Sextus, Montaigne, Hume : Pyrrhonizers, Leiden/Boston, Brill, « Brill Studies in Skepticism », 2021, 165 p.

Voici une étude originale sur le scepticisme qui convoque dans un même volume trois auteurs souvent étudiés séparément (Sextus Empiricus, Montaigne et Hume) pour défendre la radicalité d’une philosophie sceptique qu’ils auraient en commun. Bien documenté en matière d’études sur le scepticisme dont il discute ou adopte les interprétations (celles de Karánn Durland dans le chapitre 6 et Louis Loeb dans le chapitre 7), l’ouvrage présente sept chapitres, pour la plupart déjà publiés ailleurs ou qui ont fait l’objet de conférences. Un huitième et dernier synthétise ce qui précède pour en extraire les bienfaits du scepticisme : la tranquillité (chapitre 3 sur Sextus), l’exploration de soi (chap. 4 sur Montaigne), la modestie intellectuelle (chapitre 7 sur Hume), « vertus » allant dans le sens d’une douceur et modération qui seraient les « fruits du scepticisme », dispositions acquises à partir d’un entraînement spécifique présenté dans un rapport d’analogie avec les exercices spirituels théorisés par Pierre Hadot. Le point de départ de Brian C. Ribeiro est la considération anthropologique – elle-même née de l’influence assumée de la position des sceptiques sur l’auteur, qui se réclame de cette philosophie (p. 46) – selon laquelle la réactivité de l’être humain à l’égard des arguments que sa raison est susceptible de produire est loin d’être déterminante dans ses comportements. À partir de cette considération, l’apport du scepticisme serait moins la réfutation des dogmatiques (qui a polarisé l’attention de bon nombre de commentateurs outre-Atlantique surtout attentifs à l’examen des arguments), que l’élaboration d’une nouvelle manière de vivre née d’un autre rapport à ses opinions. L’originalité de la démarche consiste ainsi, au lieu de se focaliser sur la question de l’apraxia ou incapacité à agir du sceptique qui serait la conséquence même de sa doctrine et ferait de son école un éternel repoussoir, à faire valoir avec enthousiasme une aptitude pratique acquise grâce au scepticisme, contre l’akrasia, désormais analysée comme impuissance imputable à tous qui proviendrait de l’absence d’influence de nos analyses rationnelles sur notre comportement. Ainsi, dès le chapitre 1 (« The Reality of Epistemic Akrasia »), Brian C. Ribeiro déplace le curseur de la question épistémique à la question pratique d’une manière qui permet de distinguer le scepticisme ancien et moderne selon un nouveau critère : alors que les sceptiques antiques soutiendraient essentiellement que le raisonnement humain ne permet pas de produire des arguments suffisamment convaincants, les sceptiques modernes seraient davantage enclins à soutenir que les vérités produites par la raison humaine ne sont pas suivies, qu’elles ne produisent pas leurs effets en l’homme.

On ne peut que souscrire à cette interprétation d’un scepticisme moderne plus tourné vers les questions anthropologiques que le scepticisme ancien. Que cela revienne à dire que les modernes découvrent, à la différence des philosophes antiques, que l’homme n’est pas un être intégralement rationnel, est en revanche plus critiquable : les Anciens également (les auteurs de tragédie, comme les philosophes, qu’ils soient sceptiques ou non) reconnaissaient l’influence des passions et des habitudes contractées en l’homme, si bien qu’il ne semble guère justifié de réserver à la seule tradition sceptique moderne la réflexion sur la place de la raison en nous. En ce sens, la séparation opérée entre akrasia épistémique (concernant les croyances) et akrasia pratique (concernant les actions) ne semble pas justifiée (l’une découlant de l’autre), et la déclaration de la page 11, selon laquelle il faudrait attendre le XXe siècle pour reconnaître le peu de poids des décisions rationnelles sur nos croyances comme sur nos actes qui en découlent, apparaît peu cohérente et inexacte historiquement, Montaigne, Descartes, Pascal, Bayle, pour ne citer qu’eux, s’étant constamment penchés sur cette question. Des distinctions opérées sur ce que les auteurs entendent par « nature », « croyance » et « doute » auraient sans doute permis de clarifier les choses, ainsi que de remettre en cause cette pseudo-évidence que les sceptiques combattraient de manière consensuelle les croyances (et par là se trouveraient dans une situation intenable), pour se demander si le propre de cette philosophie ne serait pas plutôt d’interroger le statut des croyances, leur valeur épistémique et leur valeur pratique, après en avoir montré la genèse, dans le but de les remettre « à leur place ». Mais pour cela, il aurait fallu aborder le scepticisme de l’intérieur de sa pratique du doute et non à partir des limites du doute, comme le fait constamment Ribeiro. L’atteste le chapitre 2, où une étude comparative se propose de cartographier le scepticisme des trois auteurs en mettant en avant les concepts de nature et de coutume, en tant qu’ils résistent aux doutes et servent de critère d’action. Le fait que l’auteur ait décidé dès l’introduction de privilégier Sextus Empiricus comme incarnation d’un scepticisme radical, au détriment du scepticisme de la Nouvelle Académie – qui concéderait trop au vraisemblable, pourtant dépourvu d’une valeur épistémique forte – rend d’autant plus difficile la tâche qu’il s’est fixée de repérer les points de rencontre entre les sceptiques modernes (Montaigne et Hume) et les anciens sceptiques, au sein desquels l’académie sceptique, connue par l’intermédiaire de Cicéron, ne doit pas être minimisée. Or, si le chapitre 4 tente de mettre en dialogue Montaigne et l’Académie sceptique, c’est de manière sommaire. Les références aux Académiques de Cicéron sont encore présentées comme « ornementales » (p. 73), ce que la lecture des éclairants travaux de Luiz A. Alvez Eva sur cette question suffirait à démentir. Pourtant, dans ce travail de restitution des sources, si l’on met à part la focalisation conjoncturelle des études sceptiques anglo-saxonnes sur l’œuvre de Sextus Empiricus, on ne voit pas très bien en quoi Les Esquisses pyrrhoniennes de Sextus seraient plus « canoniques » (selon le terme utilisé à plusieurs, reprises, notamment p. 19-20 et p. 45) que les Académiques de Cicéron. De manière analogue, dans les chapitres 5, 6 et 7 consacrés à Hume, on ne comprend pas bien pourquoi l’Enquête sur l’entendement humain est jugée préférable au Traité de la nature humaine dans la reconstitution du scepticisme humien. Autre choix arbitraire : dans les chapitres 3 et 4, l’étude du scepticisme de Montaigne, pourtant reconnu par Brian C. Ribeiro comme constitutif de la philosophie de l’essayiste dans son ensemble (p. 69), est néanmoins cantonnée au chapitre II, 12 des Essais (« l’Apologie de Raymond Sebond ») de surcroît citée dans les pages où Montaigne se fait l’historien du scepticisme plus qu’il ne le met en œuvre en son nom propre. Ces chapitres 3 et 4 reconduisent sans examen un supposé fidéisme de Montaigne à vocation apologétique (associé à une interprétation fidéiste de Pierre Bayle également contestable, voir chapitre 2, note 19), en prenant appui sur les travaux désormais datés de Richard H. Popkin et sur les notes de la traduction des Essais de Montaigne dans l’édition anglaise établie par M. Screech, sans tenir compte des récentes éditions françaises et des réflexions qui les ont accompagnées (voir J. Balsamo, A. Legros, J. Céard, A. Tournon, E. Naya) et ont remis en cause la pertinence de la distinction introduite dans l’édition de Pierre Villey des couches rédactionnelles A, B, C, auxquelles se réfère toujours Ribeiro (p. 80). Quant à l’ignorance des travaux publiés en langue française (ou plutôt « non anglaise ») des trente dernières années, elle perpétue le portrait d’un Montaigne en sceptique chrétien, au même titre que Jean-François Pic de la Mirandole, et même en « quiétiste » (note 21, chapitre 2), positions dont la radicalité sceptique – c’est moins qu’on puisse dire – ne saute pas aux yeux. Cet attachement à souligner la foi de Montaigne comme un trait caractéristique peut surprendre si l’on sait que la nouveauté de l’analyse montaignienne de la croyance religieuse conduit précisément à montrer qu’elle ne résiste pas au doute, au sens où elle est malléable selon l’environnement national (périgourdin ou allemand) et les circonstances (conflits religieux). Montaigne, en tant que philosophe sceptique, se singularise précisément par la défense d’une vie humainement accomplie sans la foi – et non comme le soutient Ribeiro par l’exploration d’une idiosyncrasie personnelle, aussi inconstante soit-elle – ce qui a pour conséquence d’engager une réflexion singulière sur la nature humaine qui offre une nouvelle approche de l’anthropologie philosophique. À mon sens, Montaigne se distingue de Hume, non pas comme le soutient Brian C Ribeiro parce que son immersion dans l’étude de l’intériorité – qui serait conçue selon un modèle augustinien, y compris dans sa dimension contemplative (p. 144 et 146) – l’empêcherait de s’intéresser à une nature humaine partagée (p. 33). Il s’en distingue en ce que la forme de « l’humaine condition » ne renvoie pas à la régularité de la constitution d’une nature, mais à l’anomalia de Sextus Empiricus, c’est-à-dire à une irrégularité irréductible qui contraint à dire l’homme « en gros » (approximativement) et dans le cadre d’une pensée du divers. Ce à quoi on pourrait ajouter, pour compléter et corriger la confrontation, que chez Montaigne comme chez Hume la nature est moins un point de départ que ce qui est engendré, mais que chez Montaigne, à la différence de Hume, la dissemblance l’emporte toujours sur la ressemblance, et par conséquent la démultiplication des coutumes sur leur unité. S’il faut saluer l’effort pour tenter de tracer les contours d’un scepticisme commun à la fois à Sextus, Montaigne et Hume, on peut donc regretter que, dans cet effort même pour dégager chez eux une parenté sceptique, l’auteur se focalise sur les éléments qui résisteraient au doute, et non sur ce qui permet de les différencier à partir d’une pratique partagée du doute déclinée selon des modalités distinctes. On peut ajouter que, parmi ces éléments caractéristiques du scepticisme, on trouve des rapprochements surprenants entre les deux auteurs, comme le « sentiment religieux » que selon Brian Ribeiro on pourrait imputer à Hume, à la suite de la lecture des Dialogues sur la religion naturelle (chapitre 5, p. 88), assignation d’autant plus maladroite qu’il vise un rapprochement qui n’a pas lieu d’être, puisque la religiosité ordinaire selon Montaigne ne repose pas sur un sentiment, mais sur une inclination produite par les coutumes.

Enfin, les chapitres consacrés à Hume sont traversés par la question d’un débat qu’il faudrait trancher entre interprétation sceptique et naturaliste de cet auteur (chapitre 6, p. 104), comme si elles étaient nécessairement incompatibles. On peut pourtant comprendre (telle est par exemple la lecture de Frédéric Brahami) le scepticisme de Hume comme procédant du constat de l’instauration d’une nature, si bien que le naturalisme de Hume s’édifie sur son scepticisme sans jamais le surmonter. Le scepticisme se traduit alors essentiellement par la modification du statut des énoncés sur la nature (qui ne sont jamais à comprendre en référence à une ontologie) : la confiance en la nature permet de construire la science de l’homme à partir de l’examen de données qui, contrairement à ce que sous-entend Ribeiro (voir notamment p. 110), ne sont pas des données de l’esprit (Hume n’est pas comme Berkeley un moniste spiritualiste), mais des données objectives dont la valeur épistémique, phénoménale maintient intact son scepticisme à l’égard des principes métaphysiques. Si l’on prend ainsi en compte la modification du statut des énoncés, contrairement à ce qui est affirmé à la fin du chapitre 7 (p. 117), on peut estimer que les livres II et III du Traité de la nature humaine sont pleinement sceptiques et procèdent de son scepticisme. Ainsi, la réflexion sur le statut du discours sceptique et sur sa composition, à peine esquissée dans la section 7 du chapitre 4 sur l’écriture fortuite de Montaigne (malheureusement sans référence aux travaux décisifs d’André Tournon), aurait pu être l’occasion de chercher un dénominateur commun aux trois auteurs à partir de la prise en compte des spécificités de l’activité discursive des sceptiques. Au lieu de cela, c’est le combat contre les arguments visant à rejeter le scepticisme qui fédèrent la présentation des trois auteurs, comme s’ils étaient pertinents (alors qu’ils sont souvent le fruit de leur incompréhension). La contestation sceptique de la rationalité des comportements humains est examinée à partir des résistances à admettre cette position, qui serait intenable d’un point de vue théorique, alors même que le point de vue adopté par le sceptique est pratique (voir par exemple le début du chapitre 5) et, comme Ribeiro le reconnaît lui-même, qu’il conduit à expliquer la maîtrise recherchée par les agents à partir d’une pulsion psychologique (la recherche d’un confort mental) dépourvue de valeur épistémique (p. 95).

Enfin, on peut être réticent à l’égard des degrés de radicalité établis par Brian C. Ribeiro entre les trois auteurs sceptiques qu’il étudie : la palme reviendrait à Sextus (chapitre 3, p. 50), alors que Hume représenterait un sommet chez les modernes par son insistance sur l’obscurité de nos pensées et le peu de pouvoir que nous avons sur les forces qui nous guident (chapitre 6, p. 110). Pourtant, chez Hume, l’entendement résulte d’une régulation des forces de l’esprit, si bien que l’on peut s’appuyer sur lui de manière fiable pour mener l’enquête et construire la science, ce qui n’est pas le cas chez Montaigne, ni chez Sextus d’ailleurs. Toutefois, ce n’est pas du côté de la théorie de la connaissance que le chapitre 3 (« Sextus Empiricus and Pyrrhonism as Aspirational ») présente la radicalité du scepticisme de Sextus Empiricus comme indépassable jusqu’à l’austérité (p. 20), mais dans la portée de la suspension du jugement qui engloberait les opinions elles-mêmes. Brian C. Ribeiro est convaincu (contre M. Frede) de la justesse de l’interprétation de J. Barnes et M. Burnyeat sur la « rusticité » du scepticisme antique qui confère une portée maximale à la suspension de l’assentiment. On remarquera que cette interprétation outrée, car une fois encore externe au scepticisme, repose en grande partie sur la détermination du sens qu’il y a pour un être humain à se tenir adoxastos (sans opinions ou croyances), ce qui suppose que l’on soit convaincu comme l’est Brian C. Ribeiro – ce que l’on peut trouver paradoxal pour un défenseur du scepticisme – que tout être humain normalement constitué est « belief-hungry » (p. 115). Mais quelle que soit la pertinence de cette exégèse que l’auteur reprend à son compte, elle le conduit à soutenir la thèse originale d’un sceptique qui, pour vivre son scepticisme dans sa radicalité, s’entraînerait sans cesse à se défaire de ses opinions, afin de se rapprocher d’un idéal de perfection : la réalisation du scepticisme lui-même. Le sceptique serait alors un aspirant au scepticisme, conformément à un schéma, certes introuvable selon les textes de Sextus (chapitre 3, p. 63), mais qui pourrait en revanche être attesté par des déclarations de Cicéron, en tant que porte-parole du sceptique néo-académicien Clitomaque – courant sceptique auquel pourtant, d’une manière surprenante, Ribeiro tient à refuser la radicalité propre des « Pyrrhonizers ». En revanche, le scepticisme constitué sur le modèle de Sextus Empiricus apparaît, au terme du parcours (chapitre 8, p. 139), par son entreprise de renoncement aux opinions, comme plus radical dans son aspiration à la tranquillité, que le sage bouddhiste, qui n’atteindrait qu’une suspension du jugement de type « urbain » (incarnée par Montaigne et Hume) épargnant les choses de la vie quotidienne. Dans la mesure où l’ouvrage propose une synthèse assez complète des études critiques de langue anglaise sur le scepticisme et s’interroge sur le sens même de la philosophie sceptique, considérée de manière globale à partir des trois grands repères historiques fournis (Sextus, Montaigne, Hume), il est susceptible d’intéresser toute personne désireuse de prendre la mesure de l’importance de cette tradition. Quand bien même les réponses apportées aux différentes questions posées n’apparaîtraient pas totalement convaincantes, par manque de cohérence d’ensemble et des défaillances de rigueur philologique ainsi que conceptuelle, il faut saluer une tentative pour réfléchir à l’apport du scepticisme compris d’une manière unifiée comme mise en doute de la puissance de la raison en l’homme.

Sylvia GIOCANTI

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Pour citer cet article : Brian C. RIBEIRO, Sextus, Montaigne, Hume : Pyrrhonizers, Leiden/Boston, Brill, « Brill Studies in Skepticism », 2021, 165 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.