Auteur : Takuya Hayashi

Jan MAKOVSKÝ (dir.), « Leibniz et leibnizianismes », Filosofický časopis, hors-série, Prague, 2020, 220 p.

Ce volume, qui rassemble onze contributions de chercheurs confirmés, tire son origine d’un colloque organisé à Prague, les 9 et 10 novembre 2018, par la Société leibnizienne d’Europe centrale et par la Société d’études leibniziennes de langue française. L’avant-propos, signé par Jan Makovský et Martin Škára, rappelle la question principale sur laquelle le colloque portait : « Où en sommes-nous aujourd’hui dans la compréhension du legs de Leibniz et du ou des leibnizianisme(s) ? ». Ce hors-série de la Revue philosophique tchèque tire sa spécificité de son sujet : il est en effet le premier (depuis la création de la revue en 1953) à être entièrement dédié à la pensée leibnizienne. Il est également intégralement rédigé en français. Les sujets traités semblent s’inscrire dans un ordre chronologique, allant du vivant de Leibniz à sa postérité, du XVIIIe au XXe siècle. Les quatre premiers articles portent notamment sur la question de la substance chez Leibniz, deux autres traitent de la confrontation avec d’autres philosophes (Clarke et Kant) et le reste est dédié à la réception de la pensée leibnizienne.

L’ensemble s’ouvre sur la contribution de Paul Rateau intitulée « La doctrine de la notion complète fournit-elle une définition réelle de la substance individuelle ? » L’auteur se propose d’éclairer la manière dont Leibniz élabore le concept de substance individuelle, en examinant plusieurs outils théoriques mis en œuvre en particulier dans l’article 8 du Discours de métaphysique, à savoir 1) l’action, 2) le sujet dernier et 3) une règle logique : Praedicatum inest subjecto. Opérant l’analyse minutieuse de cette règle traditionnelle, l’auteur constate que l’usage leibnizien en est bien original en ce qu’il renvoie à la réalité métaphysique, contrairement à ce que prétendait l’interprétation logiciste. Puis il soutient que la complétude d’une notion n’explique pas véritablement la nature de la substance individuelle. Après avoir discuté du rapport entre concrétude, complétude et substantialité, il conclut en revenant aux considérations extra-logiques sur la contingence (en métaphysique) et sur les décrets divins (en théologie) qui pourraient mettre en cause le statut premier de la notion de substance dans la philosophie leibnizienne. Dans son article intitulé « Possibilité logique et substance individuelle chez Leibniz : métaphysique de la non-contradiction ? », Martin Škára poursuit la réflexion au sujet de la notion de substance individuelle dans le Discours de métaphysique. Tout en soulignant l’importance de l’idée de possibilité logique requise pour la définition réelle, il propose de distinguer nettement ce plan logique du plan métaphysique ou théologique afin de ne pas tomber dans l’interprétation logiciste.

Se référant à son livre Monads, Composition and Force: Ariadnean Threads through Leibniz’s Labyrinth (New York, Oxford University Press, 2018), l’article de Richard T. W. Arthur, « États vagues, changements discontinus et le principe de continuité chez Leibniz », s’attache à montrer que l’incompatibilité entre les affirmations de Leibniz sur la discontinuité des choses réelles et sur l’applicabilité universelle de la loi de continuité n’est qu’apparente. Après avoir comparé la position leibnizienne sur la création continuelle avec celles de Descartes et de certains occasionalistes, l’auteur analyse le concept de changement dans le Pacidius Philalethi (fin 1676), auquel Leibniz renvoie ultérieurement. Puis, il indique qu’afin d’éviter la dissolution de la durée en instants, Leibniz introduit dans le corps quelque chose d’analogue au moi dont la mémoire lie les états ou les perceptions en une série continue. Enfin, il évoque la doctrine des petites perceptions et explique le rapport entre les continus physique et mathématique qui assure la conciliation des affirmations leibniziennes. S’intitulant « La définition du vivant selon Leibniz », l’article de François Duchesneau retrace la genèse et le développement de la pensée leibnizienne au sujet de l’idée de vivant ainsi qu’au sujet des appareils conceptuels qui y sont liés. L’auteur montre en particulier : 1) que l’usage de la notion de la machine de la nature ne doit pas être réduit à une explication de la notion du corps organique, mais que cette machine possède un statut substantiel en tant qu’elle est relative à la nature même des vivants ; 2) que ce statut substantiel doit être reconnu puisque les vivants possèdent « une unité fondée sur un complexe de relations » ; 3) que la définition leibnizienne du vivant est tout à fait originale, puisqu’elle est fournie par le biais de l’harmonie préétablie entre l’âme et le corps organique. L’article de Jan Palkoska, « Le débat entre Leibniz et Clarke sur la détermination de la volonté », présente une solide analyse de ce débat. En reconstituant les arguments des deux philosophes de façon plutôt neutre, l’auteur soutient en particulier : 1) qu’il ne s’agit pas d’une controverse verbale, mais de deux sortes d’interprétations opposées du PRS (Principe de raison suffisante) ; 2) qu’en dépit de sa conception de la volonté comme « power of self-motion », Clarke avance, aux yeux de Leibniz, une notion incohérente d’actions libres en tant qu’événements radicalement sans cause ; 3) que Leibniz et Clarke ont clarifié « les dangers ultimes de chaque point de vue : un attachement à des événements absolument sans cause d’un côté ; un attachement à l’élimination universelle de la liberté réelle de l’autre ».

Dans sa contribution, « Blandior orthodoxia, ou existe-t-il un leibnizianisme orthodoxe au XVIIIe siècle ? », Enrico Pasini fournit un beau panorama de la réception de la pensée leibnizienne au siècle des Lumières. Pour « clarifier la possibilité même de poser la question », il examine tout d’abord l’existence du leibnizianisme. Celui-ci existe, mais il faut en « distinguer différentes nuances, ou profils » que sont un leibnizianisme purement défensif, un leibnizianisme d’inspiration et des leibnizianismes hétérodoxes. L’auteur nie ensuite l’existence d’une orthodoxie stricte qui se proposerait d’être intégralement fidèle à la pensée leibnizienne, mais il soutient qu’une orthodoxie faible ou blandior orthodoxia qui se proposerait d’être respectueuse reste possible. En la distinguant de deux versions de l’appropriation, soit scolaire, soit nationaliste, il identifie à l’orthodoxie faible les trois figures, certes marginales, que sont Michael Gottlieb Hansch, Louis Bourguet et Tommaso Natale, jurisconsulte sicilien. L’article de Jan Makovský, « Entre la nature et l’analyse : essai sur l’histoire de la loi de continuité au xviiie siècle », commence par évoquer la situation de la science au XVIIe siècle. La nouvelle science, fondée aussi bien sur la géométrisation galiléenne du mouvement que sur l’établissement cartésien des lois du mouvement et du choc des corps, a requis la loi de continuité, « un principe plus profond capable d’englober les deux derniers développements et de rendre compte de la notion de force ». En examinant notamment la querelle des cordes vibrantes et la controverse des forces vives, l’auteur cherche à retracer l’histoire de la loi de continuité au XVIIIe siècle en trois phases : 1) la loi de continuité est considérée comme loi universelle de la géométrie et de la physique ; 2) cette universalité est mise en cause et cède le pas à la division des deux disciplines ; 3) la loi de continuité devient une condition a priori de la science géométrique de la nature d’une part, une loi théorique d’une nature inaccessible ou une « règle de la docte ignorance » de l’autre. Faisant référence à une partie de son ouvrage Timp si idealism (Bucarest, Paideia, 2005), Adrian Niță, dans « Leibniz et Kant sur le temps : l’idéalisme conditionnel », soutient qu’il y a une affinité de la théorie leibnizienne du temps avec celle de Kant, malgré d’importantes différences. Selon lui, les deux philosophes ont en effet en commun de considérer que le temps est une condition de la possibilité des objets de l’expérience. Il n’en demeure pas moins que « l’idéalisme conditionnel » de Leibniz « n’a pu s’élever jusqu’à la transcendantalité », en raison de son innéisme quant à l’origine des idées.

Le dessein de l’article d’Antonio Nicolás, « Vers un perspectivisme herméneutique chez Leibniz », est de montrer qu’il existe certaines convergences entre la conception herméneutique de la philosophie chez Heidegger et le perspectivisme de Leibniz, selon lequel les perspectives évoquées possèderaient trois caractéristiques : l’unicité de l’objet référé, le co-ordonnancement entre elles et la liaison à la corporalité. L’auteur précise le sens qu’il accorde à l’herméneutique en question comme « philosophie universelle de la compréhension », et le distingue aussi bien de deux autres sens, l’art d’interpréter les textes et la méthodologie des sciences de l’esprit, que de l’esprit positiviste et de la phénoménologie de Husserl. Il établit ensuite le parallélisme des deux approches en trois points : 1) le caractère circonstanciel de la connaissance ; 2) le « tournant vers la facticité » avec cette différence que, chez Leibniz, elle est liée à la notion de corporéité ; 3) la liaison intime entre l’auto-connaissance et la connaissance du monde. De cette façon, Leibniz esquisse « l’esprit » de l’herméneutique, en tant que le perspectivisme est une forme de l’interprétation. Dans son article, « Strawson, lecteur de Leibniz : Réflexions sur un usage de la doctrine leibnizienne dans la métaphysique contemporaine », Valérie Debuiche s’interroge sur la question du leibnizianisme en critiquant la manière « anti-historique » dont la tradition de la philosophie analytique, en l’occurrence P. F. Strawson, utilise la philosophie de Leibniz. Strawson lui-même reconnaît qu’il critique un Leibniz « possible », différent du Leibniz réel. Mais, selon l’auteure, ce Leibniz possible est en réalité un Leibniz impossible et ainsi la pensée de Strawson est en quelque sorte paradoxalement « leibnizianiste ». De cette considération, elle tire une leçon pour les historiens de la philosophie : « Réfléchir sur les leibnizianismes (ou les anti-leibnizianismes) appelle à évaluer de quelle manière il convient, d’abord […] d’être un spécialiste de la pensée leibnizienne, afin de ne pas laisser à ceux qui revendiquent de ne pas avoir à l’être toute la réflexion épistémologique sur l’intérêt de l’approche historique des philosophies. » À la différence d’Antonio Nicolás, Arnaud Lalanne, dans « Sur la lecture heideggérienne du principe de raison suffisante de Leibniz », critique l’interprétation heideggérienne de Leibniz, tout en appréciant « la pertinence et la profondeur » de cette lecture sur certains points. Selon Satz vom Grund, la science moderne serait dominée par le principe de raison, et la raison et la pensée y seraient exclusivement réduites à un simple calcul et à une simple représentation des choses déjà présentes. C’est à ce diagnostic que l’auteur oppose la véritable rationalité leibnizienne en s’appuyant sur ses enquêtes menées dans sa thèse de doctorat. Il réfute quatre hypothèses de Heidegger en soutenant : 1) le caractère bien établi du principe de raison leibnizien ; 2) l’opposition entre « volonté de puissance » et sagesse ; 3) l’importance de la « pensée réfléchissante » et de la volonté de Dieu dans la Création du monde ; ٤) le fait que « Pour Leibniz, “penser”, c’est la mise en présence indirecte (symbolique) ou directe (par intuition) d’une “chose originelle” (Ur-Sache, la cause) ».

Pour conclure, outre ses spécificités soulignées dans l’avant-propos, cet ouvrage collectif contient des réflexions inédites et des articles de grande qualité qui permettent d’approfondir nos connaissances sur la pensée de Leibniz et son héritage.

Takuya HAYASHI

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Pour citer cet article : Takuya HAYASHI, « Jan MAKOVSKÝ dir., « Leibniz et leibnizianismes », Filosofický časopis, hors-série, Prague, 2020 », in Bulletin leibnizien VI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 125-174.

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