Auteur : Thibault BARRIER

 

Hélène MULLER GARELLO, Shakespeare et le théâtre de la vérité, Paris, Classiques Garnier, « Les anciens et les modernes – Études de philosophie, n° 45 », 2020, 367 p.

L’ouvrage constitue une interprétation philosophique de l’œuvre de Shakespeare à partir du problème de la vérité. Il s’agit, plus précisément, de montrer que l’interrogation relative aux conditions de possibilité du discours vrai constitue un centre de gravité de son théâtre. Mais, loin de réduire l’œuvre dramatique aux seuls éléments de réponse qu’elle serait susceptible de donner, comme malgré elle, à un problème philosophique qui lui serait extérieur, l’enquête ici menée confère au contraire à l’œuvre shakespearienne une profondeur et une complexité, dont procède justement sa puissance conceptuelle. Hélène Muller Garello démontre de manière tout à fait convaincante, grâce à une maîtrise saisissante des textes, qu’il y a bien un problème de la vérité pour Shakespeare, et expose, avec une grande finesse, la diversité des solutions proposées. Il est remarquable que les positions shakespeariennes ne fassent précisément pas l’objet de reconstructions dogmatiques : tout au long de la démonstration, l’autrice cherche moins à identifier et à isoler des thèses shakespeariennes, qu’à reconnaître l’irréductible ambiguïté des propositions théoriques produites par le dramaturge, avec les moyens propres (le personnage, l’action, le rôle, la mise en abîme) que lui offre la pratique du théâtre, qui devient aussi de la sorte, une « pratique de la pensée » (p. 344). L’œuvre de Shakespeare est d’emblée ressaisie à partir d’un double prisme : celui de l’histoire particulière du théâtre, au sein de laquelle l’autrice montre comment il hérite et se démarque de la tradition des Moralités de la période élisabéthaine, et celui d’une histoire plus générale des idées, qui permet de réinscrire Shakespeare dans la « crise sceptique » (p. 27) que traverse la philosophie de la première modernité. Outre les penseurs antiques (Platon, Aristote, les stoïciens et les sceptiques) – dont certains sont explicitement mentionnés dans les pièces –, les principaux interlocuteurs sont des auteurs de la fin de la Renaissance et du début de l’âge classique, au premier rang desquels figurent Érasme, Montaigne et Bacon. Ces rapprochements permettent, à chaque fois, de faire apparaître la singularité des opérations shakespeariennes. Un triple rapport entre théâtre et philosophie est alors à l’œuvre tout au long du propos : épistémologique (quels sont les éléments qui, dans l’œuvre de Shakespeare, nous instruisent sur la nature de la vérité ?), historique (comment son œuvre participe-t-elle à la constitution de la rationalité moderne ?) et méthodologique (que peut nous apprendre la pratique du théâtre sur la philosophie ?). Concernant ce dernier point, on notera que la méthode suivie permet d’articuler de manière très fine et féconde ces deux modes de productions de discours et de pensée que sont la littérature et la philosophie. Les œuvres de Shakespeare, au sein desquelles des exemples précis sont systématiquement convoqués pour étayer les hypothèses et les arguments, ne sont jamais considérées comme de simples illustrations ou mises en scène de thèses philosophiques déjà constituées. Bien au contraire, H. Muller Garello procède à l’analyse rigoureuse de la manière, à chaque fois singulière, dont les problèmes sont posés et parfois des solutions proposées. Il est à cet égard tout à fait remarquable que son théâtre ne soit jamais réduit au seul texte, mais qu’il soit toujours considéré dans sa spécificité générique. On notera ainsi la pertinence de centrer l’analyse autour de la catégorie de « jeu » plutôt que sur celle, transgénérique – et donc trop large – de fiction. Cette spécificité du genre théâtral fonde la thèse forte de l’ouvrage, qui affirme que l’œuvre de Shakespeare ne tend ni à l’affirmation dogmatique d’une vérité (ou de la vérité) ni, inversement, à une simple critique sceptique de toute prétention à connaître, mais cherche plutôt à interroger les conditions par lesquelles la vérité peut être correctement « jouée », c’est-à-dire produite par le dispositif scénique. En prenant comme fil directeur les différentes figures possibles du theatrum mundi, la question est de savoir comment une pensée vraie peut être engendrée à partir d’un régime d’illusion généralisé. La première partie (« La philosophie en jeu », p. 39-111) constitue un inventaire critique des personnages qui pourraient prétendre être les dépositaires de la vérité, au premier rang desquels se trouvent les savants et les philosophes de profession. H. Muller Garello dévoile comment le dramaturge critique la posture dogmatique par laquelle certains personnages revendiquent fallacieusement des titres de sagesse, notamment à partir d’une analyse serrée des Peines d’amour perdues. La prétention à être savant révèle finalement moins un désir de connaître que de pouvoir et de domination, si bien que les savants et les philosophes sont d’abord ceux qui jouent – et « surjouent » – à paraître savants et philosophes. Contre cette posture scolastique du savoir, qui est celle d’une philosophie institutionnalisée déjà critiquée par Érasme, l’autrice pointe que Shakespeare fait intervenir une autre posture philosophique, plutôt héritière de l’ironie socratique. Pour éviter le dogmatisme, sans pour autant prétendre en revenir à une ignorance naïve ou à une simple sagesse populaire (qui peut être tout aussi dogmatique), il s’agit de tenir « une certaine distanciation entre le personnage que l’on est et celui que l’on joue » (p. 53). Cette distance est présentée comme la condition de possibilité d’un premier recul réflexif. La question est donc moins d’opposer un savoir, jugé vrai, à un autre, jugé faux ou moins vrai, que de commencer par reconnaître que le problème du savoir se pose moins en termes de contenus théoriques objectifs, qu’en termes de postures subjectives à l’égard de l’action conduite sur la scène. L’analyse du statut des personnages explicitement qualifiés de « philosophes » dans les pièces fait ainsi clairement apparaître que la revendication de ce titre conduit à différents égarements (l’orgueil rationnel du stoïcien Brutus, ou la « hargne » quelque peu aveugle d’Apémantus, cynique parrhésiaste, qui échoue à se faire entendre de Timon – à la différence de Flavius) qui procèdent tous d’une mésinterprétation quant à la manière de jouer le rôle de philosophe, jusqu’à le rendre caricatural. Est-ce alors à dire qu’il faudrait chercher les véritables figures de la vérité « dans les personnages qui ne prétendent pas avoir une relation privilégiée avec la pensée ou le réel, mais qui au contraire s’en démarquent » (p. 83), comme les bouffons ou encore les différents personnages extra-diégétiques, qui participent à l’action sans y prendre directement part ? L’étude désigne la juste posture du savoir qui consiste, pour les personnages, à atteindre une position limite, difficile à tenir, de coïncidence distanciée à l’égard de leur propre rôle, qui est à la fois opérateur de l’action dramatique et objet d’un spectacle. Le théâtre de la vérité chez Shakespeare, est donc d’abord « la mise en drame d’une parole vraie » (p. 110), à laquelle les personnages ne semblent pouvoir que tendre asymptotiquement. La vérité n’est pas tant ce qui témoigne d’une adéquation entre le discours et la réalité, que ce qui doit être joué et mis en scène. Or une telle difficulté à adopter un rôle permettant de tenir un discours vrai ne témoigne-t-il pas d’une difficulté plus fondamentale concernant la possibilité même du savoir ? La deuxième partie, consacrée aux conditions générales de production du savoir (« Le savoir en doute », p. 115-183), confirme ainsi, en s’appuyant notamment sur la pensée de Montaigne, l’idée selon laquelle la vérité concerne aussi bien ce qui est dit que l’acte, fondamentalement artificiel, de dire. Elle montre alors en quoi le savoir peut faire l’objet d’une double critique morale. Loin d’être une simple production « neutre » de la raison, il peut en effet être considéré, d’une part, comme un instrument de soumission par lequel un personnage affirme son pouvoir sur les autres (tel Ariel dans La tempête), et d’autre part, comme un opérateur de tromperie par lequel un personnage (tel Richard III) altère l’appréhension du monde des autres, transformant par là même la nature des relations intersubjectives. Le langage constitue à cet égard l’opérateur privilégié d’une telle altération falsificatrice. Comme le souligne l’analyse du Roi Lear, son pouvoir procède avant tout d’un contexte d’énonciation qui relève en dernière instance d’une mise en scène. Le langage introduit donc une médiation potentiellement trompeuse entre le sujet et le monde. Mais une telle médiation demeure nécessaire, ce qui conduit Hélène Muller Garello à le considérer comme un pharmakon (p. 157). L’expérience qui, en raison de sa prétendue immédiateté, pouvait sembler opposée aux risques de tromperie inhérents aux actes de langage, se révèle finalement elle aussi frappée par une profonde équivocité. Contre la conception, d’inspiration baconienne, d’une expérience cruciale qui permettrait de trancher entre deux hypothèses concurrentes, l’analyse de la saynète montée par Hamlet fait apparaître l’irréductible « complexité de l’expérience » (p. 161) et le caractère indépassable des apparences : Claudius reste un acteur et aucune lecture univoque de son comportement n’est rigoureusement permise. Nous sommes toujours reconduits à une pluralité d’interprétations possibles qui échappent à toute forme de totalisation depuis un point de vue extérieur et omniscient. Le scepticisme du dramaturge se laisse ainsi particulièrement bien saisir par le fait qu’aucune expérience ne saurait être véritablement probante (ni la culpabilité de Claudius dans l’expérience construite par Hamlet, ni l’infidélité de Desdémone dans celle produite par Iago). Elles renvoient toujours à d’autres expériences, et donc aussi aux contextes discursifs qui les constituent, par un effet de circularité leur interdisant finalement d’atteindre un principe de détermination ferme et assuré. Cette absence d’univocité de l’expérience finit par affecter le sujet lui-même, qui en est le point d’ancrage. Après avoir distingué les trois strates constitutives de la réalité du sujet au théâtre (l’acteur, le personnage qui agit sur scène, et les différents rôles qu’il endosse au cours de la pièce), l’autrice établit que le sujet shakespearien est un sujet irréductiblement partitionné, dont aucun substrat essentiel ne saurait assurer pleinement l’unité et la cohésion. Il n’est pas un empire dans un empire, et se voit donc « soumis au même régime de l’illusion dramatique que l’ensemble des phénomènes qui nous entourent » (p. 178). La troisième partie (« Totus mundus exercet histrionem. La scène miroir du monde », p. 187-275) en vient à interroger plus avant le statut de l’illusion et de l’apparence, à partir de l’image du théâtre du monde. Cette dernière ne sert pas tant, chez Shakespeare, à formuler une condamnation morale de l’hypocrisie des hommes, ou à déplorer le fait que l’apparence dissimule la vérité, qu’à critiquer cette opposition binaire et figée entre la vérité et l’apparence. Le théâtre peut alors constituer le lieu d’une rationalisation originale de l’illusion. Trois opérations décisives de la représentation sont distinguées : l’imitation, l’exhibition et l’énonciation. Après avoir montré le caractère artificiel de toute représentation mimétique et le caractère autoréférentiel de la représentation (qui n’atteint donc pas le réel et ne permet pas d’en juger), l’étude propose de considérer le théâtre de Shakespeare comme la mise en scène d’une véritable « radicalité de l’apparence » (p. 225), qui tout à la fois montre et montre que tout n’est pas montré. Si le réel est structurellement toujours autre que ce qu’il paraît, l’illusion dramatique, comme production nécessaire du dispositif théâtral, peut donc en constituer une condition d’apparition particulièrement efficace, car elle en signale la dualité constitutive. C’est en ce sens qu’Hélène Muller Garello expose, à partir d’Henri V et d’Antoine et Cléopâtre, la double fonction de la mise en abîme, qui tout à la fois expose la maîtrise technique d’une illusion devenue vecteur de rationalité, et oppose par là même à une illusion première, non maîtrisée, une illusion seconde, délibérément constituée. Par le « système » des apparences qu’elle engendre, la mise en abîme est ainsi considérée comme l’essence de la représentation, en ce qu’elle destitue le réel de toute primauté ontologique. Un tel dédoublement se retrouve également au cœur de tout acte d’énonciation produit sur scène, qui implique structurellement « une attitude duplice, où l’on joue le rôle de celui qui parle » (p. 252). Mais la parole vraie ne saurait faire l’économie de sa propre mise en scène si elle veut acquérir une efficacité pratique. Elle doit plutôt assumer ce risque de falsification contenu dans tout passage par la représentation et prendre acte de ses propres conditions d’énonciation. La fonction déterminante accordée à l’artifice (dans la représentation et le discours) conduit ici à souligner les limites de l’identification du monde à la scène (qui en serait une simple duplication), en montrant qu’il est difficile de prétendre conserver les mêmes principes d’intelligibilité de l’un à l’autre : peut-on juger la conduite des personnages comme celle de personnes réelle, peut-on parler au théâtre d’un « monde », si l’on entend par là « une totalité dont l’ordre précède l’exercice de notre rationalité » (p. 262) ? Se dégage alors clairement une conception constructiviste de la vérité du théâtre, qui ne tient pas au fait qu’il serait une reproduction adéquate d’un réel toujours fluctuant, mais à celui qu’il constitue un espace singulier de production de la vérité, dans et par le jeu scénique. La quatrième partie (« Le théâtre, genre critique », p. 273-337) atteint le cœur du problème posé. Le théâtre de la vérité chez Shakespeare est présenté comme un « drame de la vérité » (p. 273), c’est-à-dire non pas comme la mise en spectacle d’une vérité qui préexisterait comme telle à sa représentation phénoménale, mais comme la mise en intrigue du processus même de formation des idées vraies. Sont examinés les différents critères de production du vrai théâtral. Si le théâtre peut finalement se donner comme un modèle de pensée vraie, c’est en vertu de sa puissance critique : le spectacle shakespearien invite le spectateur à adopter une posture critique à l’égard des apparences et des discours qu’il rencontre ainsi qu’à accepter de s’installer dans le paradoxe et la plurivocité. Faisant éprouver, en acte, au spectateur, l’expérience du caractère conflictuel du réel et du caractère incertain des phénomènes, la représentation théâtrale engendre les conditions subjectives d’une désillusion de l’acte même de penser. C’est par le recul ou la distance dramatique qu’il cherche sans cesse à susciter que le théâtre shakespearien peut être considéré comme génériquement critique. Il nous apprend que la vérité ne saurait être conquise qu’après avoir assumé – et traversé – le risque de la tromperie. Cette épreuve en fait une modalité adéquate du rapport à une réalité considérée comme essentiellement illusoire. Si le théâtre shakespearien invite à dépasser les premières apparences, il suggère également que derrière elles ne se trouve pas un être substantiel, mais d’autres strates d’apparences qui seules constituent ce « réel » sur lequel peuvent porter les jugements et les actions. Le théâtre de la vérité, dont il est question dans ce livre, n’est donc pas seulement un spectacle perçu de l’extérieur, il engage une véritable participation du spectateur, qui fait l’expérience de l’instabilité des critères du jugement, et ainsi, de la formation progressive – et toujours précaire – des idées vraies. À cet égard, on peut se demander s’il n’aurait pas été possible de faire apparaître de manière plus nette cette genèse dans l’élaboration des problèmes relatifs à la vérité, à l’intérieur même de l’œuvre de Shakespeare, en adoptant un principe de lecture moins synchronique. Ce parcours rapide ne saurait à lui seul rendre compte de la très grande richesse de détails de l’ouvrage, de la fécondité des hypothèses proposées, ainsi que des nombreuses discussions serrées engagées avec les commentaires de langue française et anglaise, dont il faut saluer la grande maîtrise. En plus de renouveler les perspectives d’étude sur Shakespeare, cet ouvrage offre une réflexion philosophique originale sur son théâtre et, à travers lui, sur les modalités de production scénique du vrai.

Thibault BARRIER

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie anglaise I chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Hélène MULLER GARELLO, Shakespeare et le théâtre de la vérité, Paris, Classiques Garnier, « Les anciens et les modernes – Études de philosophie, n° 45 », 2020, 367 p., inBulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.

♦♦♦