Auteur : Thomas Anderson
Guido SEDDONE, Hegel’s Theory of Self-conscious Life, Leiden, Brill, 2022, 155 p.
L’ouvrage de Guido Seddone, comme son titre le suggère, se déploie autour de l’idée selon laquelle, chez Hegel, la conscience de soi doit être avant tout comprise comme une forme particulière de la vie (lifeform). C’est l’autoréférentialité qui désigne, selon l’auteur, le comportement essentiel de tout vivant : sa forme. Dans cette mesure, il convient d’étudier la conscience de soi comme une manière naturelle parmi d’autres de se rapporter à soi-même. Se réclamant de l’inférentialisme de Robert Brandom, G. Seddone soutient que la caractéristique distinctive de la conscience de soi au sein de l’ensemble du vivant est de se rapporter explicitement à soi par la médiation du concept, d’être vie à travers le concept (life through the concept).
Au chapitre 1 de l’ouvrage, l’auteur cherche à fonder sa démarche en examinant le thème de la vie dans la Science de la logique. Il y assume une interprétation résolument subjectivante du troisième tome : Hegel y défendrait, en substance, la thèse que l’analyse du concept ne peut être dépouillée de sa relation avec le sujet qui en est le porteur (bearer). Par sujet, l’étude entend la conscience de soi dans son existence concrète, aussi spirituelle que naturelle, et au statut ontologique affirmé, par opposition à la fonction simplement transcendantale que Kant accorde au « je pense » comme condition du jugement. L’argument avancé, dans la veine des récents travaux de Karen Ng, est que Hegel répond aux apories de la troisième Critique en conférant à la catégorie de vie une fonction a priori pour l’explication de la conscience de soi, de l’idée absolue et de la possibilité de la connaissance.
G. Seddone choisit ensuite étonnamment, au chapitre 2, de sortir du système et de revenir à la Phénoménologie de l’esprit pour illustrer la connexion concrète de la vie et de la conscience de soi. Cette option lui permet de contourner un peu facilement le problème intrasystématique de la relation entre la logique et la réalité (la nature et l’esprit). Il offre néanmoins un tremplin vers la suite de l’ouvrage en posant que la conscience de soi émerge d’une disposition naturelle à affirmer son autonomie en supprimant l’indépendance de l’altérité (otherness) par son inclusion au sein d’un ordre conceptuel produit de manière autonome (p. 45). Cette thèse est développée sous un autre angle dans le chapitre 3. Celui-ci, consacré à l’esprit subjectif (mind), établit que la perception, par laquelle la conscience se distingue du monde au moyen de son corps, est une étape cruciale pour l’inscription ultérieure de la conscience dans un contexte social où elle aura à être un agent autonome. De la même manière, le chapitre 5, l’un des plus intéressants du livre, s’efforce de repenser le concept de volonté comme une capacité naturelle de l’agent fondée logiquement par Hegel grâce à la notion de téléologie. Cette démarche doit permettre d’éviter les écueils sur lesquels bute l’empirisme dès lors qu’il traite de la question du libre arbitre. Enfin, le chapitre 7 présente une tentative audacieuse d’enraciner l’historicité humaine dans la biologie hégélienne.
Dans son ensemble, l’ouvrage développe une approche naturaliste de la philosophie hégélienne, au sens où il maintient que l’examen du problème de la connaissance doit ancrer toutes les dimensions de la vie conceptuelle de la conscience (sociales, linguistiques, historiques, etc.) dans son appartenance à la nature. Cette lecture se révèle sans conteste féconde dans le dialogue qu’elle commence avec les travaux de Michael Tomasello en psychologie de l’évolution, ou encore de Evan Thompson et Michael Thompson concernant les fondements biologiques, respectivement, de la connaissance et des pratiques humaines. On se demande néanmoins si la philosophie de la nature hégélienne trouve véritablement sa place dans la position dessinée ici : il aurait été souhaitable, à notre sens, de consacrer au moins un chapitre au deuxième tome de l’Encyclopédie, sans quoi le naturalisme affiché ne désigne aucun contenu concret, malgré sa prétention.
Thomas Anderson (Université de Montréal/Université de Poitiers)
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Pour citer cet article : Guido SEDDONE, Hegel’s Theory of Self-conscious Life, Leiden, Brill, 2022, 155 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.
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Sebastian STEIN & Joshua I. WRETZEL (dir.), Hegel’s Encyclopedia of the Philosophical Sciences. A Critical Guide, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, 336 p.
Les éditeurs de ce recueil d’études critiques espèrent que leur ouvrage permettra de revaloriser le statut de l’Encyclopédie des sciences philosophiques auprès de chercheurs qui tendent parfois à reléguer son importance au second plan, derrière la Phénoménologie de l’esprit ou la Science de la logique. Pour ce faire, leur volume rassemble seize contributions signées par quelques-uns des spécialistes de Hegel les plus éminents à l’international, parmi lesquels Stephen Houlgate, Jean-François Kervégan, Dean Moyar, Terry Pinkard, Robert Pippin et Paul Redding. Les différentes contributions s’attachent aussi bien à éclairer le projet général de l’Encyclopédie qu’à restituer le détail de ses parties.
Ainsi, S. Houlgate cherche à déterminer si le repositionnement des catégories de forme, de matière et de contenu dans l’Encyclopédie implique que la séquence que Hegel y présente soit irréductible à celle de la Science de la logique. Après un examen d’une minutie exemplaire, il conclut que la Science de la logique et l’Encyclopédie exposent une seule et même logique, mais que la priorité doit être octroyée à la première, puisque son exhaustivité permet d’apercevoir la nécessité interne de son développement. L’on se demandera toutefois si cette manière de poser le problème n’est pas tributaire d’une lecture à tel point attachée à la dimension nécessaire du développement de la pensée pure qu’elle en vient à perdre de vue son revers, à savoir la plasticité de l’exposé logique, qui fait fond sur la totale liberté de son objet.
Dans un autre ordre d’idées, le lecteur aurait pu s’attendre à une section réservée à la Philosophie de la nature plus étoffée (une seule étude, cosignée par Ralph M. Kaufmann, Ansgar Lyssy et Christopher Yeomans, s’y consacre spécifiquement). À défaut, deux contributions se concentrent sur l’épineuse question du passage de la Science de la logique à la Philosophie de la nature. R. Pippin fait valoir que le concept hégélien de vie trouve son traitement exhaustif dans la Logique, et que la Philosophie de la nature se contente ensuite d’assumer celui-ci. Cet argument est employé par l’interprète pour soutenir l’idée selon laquelle il n’y a pas, à proprement parler, de transition de l’une à l’autre. En effet, puisque la pensée pure est absolument autonome et complète en elle-même (le concept de vie en est l’illustration insigne, selon lui), aucune déficience logique, c’est-à-dire aucune contradiction, ne pourrait venir expliquer que la nature s’y substitue. Mais, puisqu’il faut tout de même penser une certaine forme de passage vers la Philosophie de la nature, R. Pippin invoque, de manière un peu expéditive, un « intérêt pratique » à la source de l’expansion (Erweiterung) de la Logique dans le domaine réel.
La remarquable contribution de Christian Martin problématise ce passage sous un autre angle en suggérant qu’il s’explique par un décalage entre le concept de la pensée pure autoconnaissante et l’engagement réel du philosophe qui se prête à la pensée de cette pensée. Sa thèse est que le concept même de forme logique implique son expression dans une sphère réelle qui fait exister cette forme. En ce sens, la transition de la Logique à la Philosophie de la nature amorce un processus par lequel la pensée s’approprie les conditions réelles qui rendent possible l’activité philosophique, c’est-à-dire l’expression de l’essence pure du savoir.
Soulignons enfin les contributions de T. Pinkard, qui compare les fonctions politiques qui peuvent respectivement être attribuées à l’art et à la religion dans le monde moderne, et de Ioannis Trisokkas, qui fait ressortir la présence, dans l’art, d’un résidu naturel que l’esprit absolu ne parvient pas entièrement à s’assimiler. Ces études, en croisant des sections particulières du système pour les problématiser, se révèlent non seulement fidèles à l’intention qui anime le projet hégélien d’une Encyclopédie, mais démontrent au surplus la pertinence d’un ouvrage qui se consacre à la mettre en lumière.
Thomas ANDERSON (Université de Montréal/Université de Poitiers)
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Pour citer cet article : Sebastian STEIN & Joshua I. WRETZEL (dir.), Hegel’s Encyclopedia of the Philosophical Sciences. A Critical Guide, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, 336 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.
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Marina F. BYKOVA & Kenneth R. WESTPHAL (dir.), The Palgrave Hegel Handbook, London, Palgrave Macmillan, 2020, 602 p.
Les éditeurs de ce volumineux manuel – le septième à paraître dans la récente collection des Palgrave Handbooks in German Idealism – expliquent vouloir participer au « réveil » des études hégéliennes dans le monde anglophone, qui connaissent une croissance fulgurante depuis que l’ombre des premiers philosophes de la tradition analytique s’est dissipée autour de la figure de Hegel. Les différents contributeurs proposent en ce sens un total de 28 contributions, surtout destinées à un public déjà initié aux principaux enjeux de la Hegelforschung, et qui survolent la quasi-totalité du système depuis les écrits d’Iéna. Peut-être en raison du large spectre de sujets abordés au fil des chapitres, aucune unité interprétative claire ne se dégage qui rassemblerait les contributions autour d’une approche spécifique de la philosophie.
On remarque tout de même certaines récurrences parmi les préoccupations des auteurs, notamment une attention répétée aux échos kantiens dans les multiples aspects du système de Hegel. Kenneth Westphal propose, par exemple, de retourner à Tetens et à Kant pour éclairer un enjeu épistémologique clé de l’hégélianisme : la réalisation du concept. L’auteur soutient que réaliser (realisieren) un concept, chez Hegel, signifie démontrer qu’il est possible de localiser et d’identifier au moins un objet particulier dont il serait l’instanciation. Un concept a priori réalisable serait donc l’équivalent de ce que Kant nommait un concept objectivement valide, c’est-à-dire un concept dont nous pouvons légitimement faire usage pour connaître des objets. Le lecteur se demandera toutefois si une telle reconduction du criticisme au cœur même du projet de Hegel ne nous fait pas retomber dans les apories décelées chez Kant par ses successeurs. Westphal ne reporte-t-il pas, en effet, le lieu de la validation du concept vers un objet qui demeure en définitive extérieur à ce dont il est l’instanciation ? Répondre à cette question engagerait toute une interprétation de l’idéalisme hégélien.
Deux voies explorées dans le volume nous ont semblé prometteuses pour répondre à ce défi : 1. Angelica Nuzzo, à partir d’une lecture minutieuse des textes, pèse la nouveauté de la Science de la logique en la comparant avec la logique formelle et la logique transcendantale kantienne. Elle soutient que l’originalité de la logique hégélienne est moins à chercher dans son contenu (partagé avec la métaphysique classique et sa critique kantienne) que sa méthode et son mode de présentation, définies comme « dialectiques-spéculatives ». On regrette toutefois que, dans cette conjonction, la dimension spéculative de la « méthode » hégélienne – la plus essentielle, à nos yeux – soit pour ainsi dire assimilée à la dialectique et au mouvement du contenu logique. 2. Pirmin Stekeler-Weithofer déplie quant à lui l’aspect performatif de l’Idée hégélienne en insistant sur la participation du philosophe, par sa pratique même, à l’absoluité. S’il mobilise de manière intéressante aussi bien Fichte que le pragmatisme américain pour créer des ponts avec Hegel, il y aurait tout un travail à mener pour asseoir certaines des intuitions mise en avant dans sa contribution sur une exégèse plus détaillée.
Saluons en terminant la belle part accordée dans l’ouvrage à la philosophie de la nature (Michael Wolff, Kenneth R. Westphal, Cinzia Ferrini) et à la philosophie de l’esprit subjectif (Italo Testa, Allegra de Laurentiis, Markus Gabriel). M. Gabriel y signe un chapitre qui mesure la contribution potentielle de la psychologie hégélienne au problème de la relation esprit-nature dans la configuration que lui donne la philosophy of mind contemporaine. Une tentative qui, abstraction faite de sa tendance déflationniste à l’égard du contenu de l’idéalisme absolu, achèvera de nous convaincre de l’importance décisive des sections sur la psychologie dans l’économie totale de l’Encyclopédie.
Thomas ANDERSON (Université de Montréal/Université de Poitiers)
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Pour citer cet article : Marina F. BYKOVA & Kenneth R. WESTPHAL (dir.), The Palgrave Hegel Handbook, London, Palgrave Macmillan, 2020, 602 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.