Auteur : Thomas Detcheverry
Stéphane Madelrieux, Philosophie des expériences radicales, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2022, 400 p.
L’empirisme métaphysique et l’empirisme naturaliste
Comment penser la variété, la richesse et la pluralité de nos expériences ? Dans Philosophie des expériences radicales, Stéphane Madelrieux identifie deux courants philosophiques différents qui peuvent se réclamer de l’empirisme, mais s’opposent profondément sur le sens du concept d’expérience. D’un côté, de nombreux philosophes français du XXe siècle (Henri Bergson, Jean Wahl, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Gabriel Marcel, Emmanuel Levinas, etc.) cherchent à réconcilier l’expérience et la métaphysique et à surmonter leur opposition dans une philosophie de l’expérience « radicale ». Pour une telle philosophie, il n’y a pas de dualisme entre l’expérience sensible et la métaphysique suprasensible, mais seulement entre les expériences qui sont métaphysiques et celles qui ne le sont pas. D’un autre côté, le pragmatisme américain (Charles Sanders Peirce, William James, John Dewey ou Richard Rorty) défend au contraire un empirisme naturaliste, incompatible avec toute conception dualiste de l’expérience, et centré sur la critique de la métaphysique plutôt que sur sa réhabilitation. L’empirisme métaphysique et l’empirisme naturaliste s’opposent ainsi sur l’interprétation philosophique (dualiste ou non, métaphysique ou non) qu’il convient de donner à la pluralité de nos expériences.
Certains penseurs de la philosophie française se réclament constamment de l’expérience, de l’intuition ou du concret ; mais qu’appellent-ils « expérience » ? Selon S. Madelrieux, l’empirisme métaphysique se caractérise par une thèse centrale : il affirme une différence de nature, ainsi qu’une hiérarchisation générale (ontologique, épistémique et morale), entre deux régimes de l’expérience radicalement hétérogènes. Celle ordinaire, pratique, habituelle et naturelle correspond à « l’expérience empirique ». Elle désigne tant l’expérience vague de la vie quotidienne et de la connaissance commune, que celle méthodique, contrôlée de l’enquête scientifique et des savoirs positifs. Or, si l’expression « expérience empirique » n’est pas une tautologie, c’est parce que l’expérience pratique de la vie ordinaire, ou celle contrôlée de la recherche scientifique, se distingue absolument de l’expérience métaphysique – celle de l’intuition de la Durée, du mouvement « transcascendant » et « transcdescendant » vers le Concret, de la rencontre intensive de la Différence, de l’ouverture éthique à l’Autre, de la généalogie critique des Limites, de l’écriture littéraire du Dehors ou de la transgression sacrée de l’Interdit.
Dans toutes ses versions, l’empirisme métaphysique distingue, oppose et hiérarchise deux sens de l’expérience radicalement disjoints : une expérience naturelle – pratique, ordinaire et inférieure – et une expérience métaphysique, ontologique, radicale et supérieure. Ainsi, l’empirisme métaphysique se présente comme un programme de recherche global relativement cohérent et unifié, quelles que soient les tendances divergentes qui le partagent (vitalisme, existentialisme, post-structuralisme, ontologie du devenir, dialectique, philosophie du sacré…) ou les distinctions conceptuelles centrales autour desquelles il s’organise (espace/durée, concret/abstrait, différence/divers, dedans/dehors, profane/sacré…).
Stéphane Madelrieux ne conteste pas la valeur de la distinction entre l’expérience ordinaire et l’expérience exceptionnelle. La fête, le sacré, la violence, l’érotisme, la création, la folie ou la révolution peuvent bien constituer des expériences extraordinaires qui interrompent le déroulement habituel de nos vies et font rupture avec le cours normal de l’expérience ordinaire. L’auteur critique plutôt l’interprétation radicale que l’empirisme métaphysique donne de la différence séparant les deux types d’expérience, habituelle et exceptionnelle. Autrement dit, il conteste la thèse dualiste d’une séparation infranchissable entre deux régimes de l’expérience fondamentalement hétérogènes, distribués de part et d’autre d’une limite qui empêche tout empiétement de l’un sur l’autre.
En effet, pour l’empirisme métaphysique, l’expérience qui rompt avec le cours ordinaire de la vie se présente comme absolument autre. L’expérience exceptionnelle n’est pas de l’ordre du fait positif remarquable, de l’événement historique important, ni de l’occurrence biographique bouleversante, mais elle marque le basculement d’un régime d’expérience (inférieur) dans un autre (supérieur), de sorte que le second exige un type d’analyse entièrement distinct du premier.
Selon les théoriciens de l’empirisme métaphysique, l’expérience radicale se caractérise par une spatialité originale, une temporalité spécifique, un rapport à autrui inédit, un autre système de valeurs, un régime de la pensée sui generis, un nouvel expériençant (sujet transfiguré ou sujet aboli) ou un nouvel expériencé (objet sublimé, objet supérieur, objet absent). Ainsi, pour Bataille, ou bien l’on agit en société en ayant pour but de rechercher l’utile, dans l’activité profane du travail et d’après la structure temporelle du projet, ou bien l’on se dépense en pure perte, dans l’acte transgressif d’un passage à la limite qui ne connaît que l’intensité extatique et sacrée d’un présent sans lendemain. Pour les empiristes métaphysiques, les expériences ordinaires et exceptionnelles n’appartiennent pas à un même cadre naturel commun, mais elles se répartissent en deux cadres différents, l’un naturel, l’autre métaphysique. Aussi la philosophie doit-elle assumer l’équivocité dualiste insurmontable du concept d’expérience et soutenir l’existence d’expériences non-empiriques, pour rendre vraiment raison de la pluralité de nos expériences.
Les expériences exceptionnelles ne tiennent donc pas leur singularité, leur rareté ni leur importance d’un contexte empirique donné, de limites particulières et relatives, ni d’un monde social et historique, mais plutôt du fait qu’elles marquent un basculement dans un régime totalement autre, qui diffère en nature de l’expérience ordinaire. L’expérience extraordinaire présuppose une transition d’un plan de l’expérience vers un autre, plutôt qu’elle n’est une expérience, parmi d’autres, qui arrive dans la continuité du plan de l’expérience naturelle et pratique, seul donné aux corps vivants que nous sommes. Dès lors, la différence entre les deux régimes n’est pas relative, locale et empirique, mais absolue, radicale, métaphysique ou transcendantale. L’expérience exceptionnelle ne nous permet pas simplement de dépasser une limite relative, locale, situable à l’intérieur de l’expérience naturelle (sur le modèle du sport, au moyen duquel Stéphane Madelrieux confronte Bergson à lui-même) ; elle nous fait passer, dans un saut, un franchissement ou une conversion, d’un régime d’expérience global à un autre. On ne franchit pas seulement une borne, on atteint un absolu.
Le geste philosophique partagé par de nombreux philosophes de la pensée française du XXe siècle consiste ainsi à réconcilier l’empirisme et la métaphysique et à rejeter la différence entre le sensible empirique et le suprasensible transcendant pour lui en substituer une autre, intériorisée dans l’immanence de l’expérience. La différence cesse d’opposer l’expérience sensible et son au-delà suprasensible ; la différence métaphysique passe désormais dans l’expérience, désormais scindée en deux dimensions hétérogènes et incommunicables (concret et abstrait, espace et durée, divers et différence, utile et dépense, expérience ordinaire et expérience-limite, langage ordinaire et écriture littéraire, violence et métaphysique, etc.). L’empirisme métaphysique se présente ainsi comme une philosophie profondément dualiste, qui met l’expérience au service d’une nouvelle métaphysique – au lieu de penser l’expérience en opposition critique à la métaphysique, comme le font l’empirisme britannique classique et l’empirisme naturaliste du pragmatisme américain. Quand bien même elles récusent les au-delà transcendants suprasensibles de la métaphysique classique, les « philosophies de l’expérience radicale » conservent son dualisme foncier, sa dévalorisation systématique (ontologique, épistémique, morale) de la vie pratique ordinaire et sa quête d’absolus fondationnalistes.
L’expérience pure et l’expérience-limite
Stéphane Madelrieux distingue deux courants de l’empirisme métaphysique : les philosophies de l’expérience pure (Bergson, Wahl, Deleuze) et celles de l’expérience-limite (Bataille, Blanchot, Foucault). L’expérience radicale, c’est tantôt la source (supposée) de l’expérience, tantôt son horizon extrême, tantôt son fond, tantôt son point d’excès, tantôt son être nu initial (d’avant l’homme ou en deçà du sujet – le concret, la durée, la différence…), tantôt ses confins ultimes (après l’homme et au-delà de ses limites – la folie, l’érotisme, la mort…).
1/ Peut-on purifier l’expérience naturelle de ses constructions intellectuelles, de ses constitutions subjectives, de ses artifices abstraits, pour redescendre vers une expérience plus immédiate, plus simple, plus profonde (Concret, Durée, Différence) ? Y a-t-il une expérience de l’Être, en deçà de l’expérience pratique que le corps vivant fait du monde naturel ? Pour Stéphane Madelrieux, le point commun des philosophies de Bergson, de Wahl et de Deleuze, tous trois penseurs de l’expérience pure, consiste à tenter de se replacer, selon la célèbre formule de Matière et mémoire, « au-dessus de ce tournant décisif où […] [l’expérience] devient proprement humaine ». Sur le modèle littéraire du Walden de Thoreau, qui désire simplifier la vie et quitte la civilisation pour retourner dans les bois, la philosophie de l’expérience pure cherche à vivre un « monde d’avant l’homme », plutôt qu’elle ne s’en tient à l’expérience d’un monde en miroir d’homme. Aussi l’expérience pure se caractérise-t-elle par son immédiateté, sa simplicité et sa primauté (par rapport à l’expérience ordinaire qui en dérive). L’expérience pure forme un monde cohérent ; elle fonde une série de dualismes (dualité des objets, des sujets, des espaces, des temps, des régimes de pensée, de langage ou de corporéité, des rapports à autrui, des systèmes de valeur) ; enfin, elle est systématiquement valorisée, au détriment de l’expérience ordinaire.
2/ Comment amener l’expérience jusqu’au bout de ce qu’elle peut, en la faisant tendre vers ses limites extrêmes ? Foucault, Bataille et Blanchot cherchent tous trois à penser ce mouvement immanent par lequel l’expérience s’approche de ses confins – vers la folie, l’érotisme, la littérature, le mal, l’interdit, le silence ou la mort. Dans un entretien de 1978, Foucault distingue ainsi l’expérience phénoménologique et l’expérience-limite par deux caractères principaux. D’abord, la phénoménologie prend pour modèle l’expérience naturelle, tandis que Nietzsche, Pierre Klossowski, Bataille ou Blanchot interrogent au contraire les marges, les bornes, les limites de l’expérience. Ensuite et surtout, l’expérience phénoménologique présuppose l’antériorité du sujet sur l’expérience, alors que l’expérience-limite entraîne au contraire la transformation, la métamorphose ou la mort du sujet dans l’expérience. S. Madelrieux montre comment Foucault, Bataille et Blanchot n’ont pas cessé d’explorer ces expériences-limites qui violentent, défont, brisent le sujet – plutôt qu’elles ne le présupposent comme condition de possibilité.
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Thomas Detcheverry
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Pour citer cet article : Stéphane Madelrieux,Philosophie des expériences radicales, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2022, 400 p., in Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 121-128.</p