Auteur : Tobias HOFFMANN
Stève BOBILLIER, L’Éthique de la personne. Liberté, autonomie et conscience de la pensée de Pierre de Jean Olivi, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 2020, 288 p.
Est-il possible de faire le mal en toute connaissance de cause, sans souffrir de l’ignorance ? C’est la question de savoir s’il existe une « acrasie stricte », qui se distingue du concept aristotélicien d’acrasie par le fait que l’agir mauvais n’exige aucune interférence passagère des passions avec le jugement de ce qu’il vaut mieux faire ou éviter. Le problème central de ce livre est celui de l’acrasie stricte et de son fondement psychologique dans la volonté, selon le penseur franciscain Pierre de Jean Olivi, une des figures les plus originales du XIIIe siècle. D’autres thèmes, tels que la notion de personne et la conception de l’éthique, sont abordés en fonction du problème de l’acrasie stricte et de la conception de la volonté libre qu’il implique. Sa discussion la plus systématique se trouve dans le cinquième et dernier chapitre, qui concerne la chute des anges, c’est-à-dire un choix immoral fait par les mauvais anges. Comme l’auteur le remarque à juste titre, c’est une expérience de pensée d’acrasie stricte, car selon l’hypothèse, il s’agit de personnes qui sont dans les meilleures conditions cognitives et affectives pour faire un bon choix, mais qui font consciemment et librement un mauvais choix. On y reviendra.
Dans le premier chapitre sont abordées la nature de la volonté comme puissance capable d’autodétermination et la théorie de connaissance de soi, dont la nature réflexive est le fondement psychologique de la liberté et de la conscience morale.
Le deuxième chapitre est dédié à la notion de personne. Olivi se distingue de ses contemporains par le fait que la réflexivité et la liberté entrent dans la définition de la personne. Un des thèmes traités dans ce chapitre sera important pour la discussion de la chute des anges : la thèse insolite d’Olivi est que l’intellect des anges n’est pas essentiellement différent de celui des hommes, mais seulement plus puissant. Par conséquent, « l’homme peut devenir supérieur à l’ange non seulement quant à son rang, mais également quant à ses facultés » (p. 124).
Le troisième chapitre porte sur la théorie morale d’Olivi. L’auteur considère que, pour Olivi, l’origine de la norme morale est interne à la personne. Faut-il entendre une telle affirmation au sens d’un subjectivisme radical ou peut-on lui donner un sens objectif ? L’auteur ne clarifie pas cette question. Au sens subjectiviste, ni Dieu, ni la nature, mais l’individu seul serait à l’origine du contenu de la loi morale – une doctrine extrêmement atypique pour un auteur chrétien du XIIIe siècle. Il me paraît qu’il faut plutôt l’entendre au sens objectif : l’origine de la morale est dans la personne en ce sens que chaque individu a une capacité innée de connaître la loi morale. Olivi serait alors en accord avec l’opinion commune de l’époque. Mais son originalité consiste, à mon avis, dans sa théorie de l’accès à la loi morale. La notion de goût spirituel, discuté dans la suite, me paraît offrir la clé : chacun a accès aux normes morales non par des premières positions éthiques et les conclusions tirées d’elles, comme le soutient Thomas d’Aquin, mais grâce au goût spirituel, qui donne la capacité de juger d’un bien par le goût et d’un mal par le dégoût que la chose provoque. Deux autres thèmes abordés au troisième chapitre méritent d’être mentionnés. Selon Olivi, la volonté se meut autant librement en vue de ses fins que sur le choix des moyens pour les atteindre, thèse qui contredit l’opinion de Thomas, fondée sur Aristote, que le désir de la fin ultime est fixe et que nous n’avons la liberté que de choisir différents moyens en vue de la fin. En outre, en directe opposition à Anselme de Cantorbéry et à l’opinion commune, Olivi considère que la capacité de pécher appartient essentiellement à la liberté créée.
Le quatrième chapitre approfondit l’exposition de la théorie morale d’Olivi. Ce franciscain met au cœur de l’éthique la pauvreté spirituelle et lui attribue une importance plus fondamentale encore qu’à l’humilité, qui est la vertu la plus directement opposée au vice d’orgueil, la source de tout péché. La pauvreté consiste en la prise de conscience de n’être rien et en un mépris de soi.
Cette pauvreté est précisément ce qui a manqué à Lucifer dans son acte de péché, qui est le sujet du dernier chapitre. Comme l’auteur le remarque, le cas du péché des anges est particulièrement intéressant pour deux raisons : ils n’ont pas de corps, ce qui les empêche de poursuivre des biens sensibles qui entreraient en conflit avec les biens intellectuels. En outre, ils possèdent un intellect parfait, d’où Stève Bobillier conclut qu’ils ne peuvent pas se tromper sur le bien particulier qui mérite d’être choisi. Cette dernière inférence ne me paraît pas évidente, car Olivi insiste sur la continuité entre l’intellect humain et angélique. Ce qui me semble important pour Olivi, c’est que même si les anges peuvent se tromper, l’erreur intellectuelle n’est pas ce qui explique leur péché. En effet, comme l’auteur le dit, pour Olivi la racine du péché ne se trouve pas dans l’intellect, mais dans la volonté, qui – comme on l’a vu – peut poursuivre n’importe quel bien pour fin, et qui peut délibérément préférer un bien mineur à un bien majeur. À ce propos, S. Bobillier fait une remarque importante : l’acrasie angélique ne consiste pas en la faiblesse de la volonté, mais en la puissance de la volonté ; ce n’est pas la connaissance qui est fautive, c’est l’amour qui est désordonné. Bobillier observe que « la chute des démons prouve […] que le choix du mal peut se faire pleinement en toute connaissance de cause » (p. 250).
Je ne suis pas entièrement d’accord avec la phrase citée. Je ne suis pas convaincu qu’Olivi conçoive le péché des anges comme un acte commis en pleine connaissance. Certes, pour Olivi, la racine du choix mauvais se trouve dans la volonté, non dans l’intellect. Néanmoins, pour lui, les mauvais anges ne jouissaient pas de connaissance parfaite. Une plus grande connaissance les aurait peut-être empêchés de faire ce choix. Bobillier rapporte en partie lui-même l’opinion d’Olivi selon laquelle les anges possédaient une connaissance imparfaite : ils n’avaient pas de connaissance immédiate de Dieu, mais le connaissaient comme quelqu’un d’absent. Ajoutons à cela d’autres remarques d’Olivi qui suggèrent que les anges ne péchaient pas en pleine connaissance : Lucifer, le premier ange, savait théoriquement qu’il ne pouvait pas pécher sans être maximalement désordonné, mais il ne le savait pas par expérience, car personne n’avait jamais fait l’expérience du péché (Summa q. 43 in corp., ed. B. Jansen, t. I, p. 724-725). De même, il savait avec certitude que Dieu est infiniment meilleur qu’un bien créé, mais le bien créé lui apparaissait comme plus visible et donc plus accessible (Summa q. 43, ad 1, t. I, p. 726). À la suite d’Anselme, Olivi soutient en outre que les mauvais anges ne savaient pas que Dieu les aurait irrévocablement damnés à cause de leur péché (Summa q. 43, ad 6, t. I, p. 729).
Il paraît donc que le péché de Lucifer ne comportait pas une parfaite connaissance de cause. Par suite, on ne devrait peut-être pas le qualifier comme un cas d’acrasie stricte. C’est important, car cela nous montre que même un auteur « volontariste » comme Olivi, qui attribue une grande autonomie à la volonté vis-à-vis de l’intellect, s’intéresse à montrer qu’un acte mauvais n’est pas entièrement irrationnel. Lucifer, et les autres anges qu’il a tentés par ses simulations, ne choisissent pas délibérément leur malheur.
Ces remarques finales ne veulent pas diminuer la valeur de cette étude ; tout au contraire, j’espère avoir montré que le livre de Stève Bobillier nous propose des sujets fascinants d’un penseur désormais bien étudié, mais dont les théories de psychologie morale et d’éthique sont encore relativement peu connues.
Tobias HOFFMANN
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Pour citer cet article : Stève BOBILLIER, L’Éthique de la personne. Liberté, autonomie et conscience de la pensée de Pierre de Jean Olivi, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 2020, 288 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 221-240.