Auteur : Tommaso Alpina

 

Daniel DE SMET et Meryem SEBTI, Noétique et théorie de la connaissance dans la philosophie arabe du IXe au XIIe siècle. Des traductions gréco-arabes aux disciples d’Avicenne, Paris, Vrin, 2019, 410 p.

Le volume Noétique et théorie de la connaissance dans la philosophie arabe du IXe au XIIe siècle. Des traductions gréco-arabes aux disciples d’Avicenne, édité par Daniel De Smet et Meryem Sebti, offre au lecteur un itinéraire de l’origine de la noétique arabe aux premières étapes de sa formation, d’al-Kindī jusqu’aux disciples directs d’Avicenne, mais aussi aux détracteurs immédiats de sa pensée. Ce premier volume est donc la première partie d’un tout dont la seconde moitié s’étendra d’al-Ġazālī (m. 1111) jusqu’à Averroès (m. 1198), et fera l’objet d’un second volume.

Le livre est divisé en quatre parties principales, elles-mêmes divisées en chapitres. En général, chaque chapitre comprend un exposé doctrinal, un appendice de sources en traduction, un glossaire de termes techniques et une bibliographie essentielle.

L’objectif principal de ce volume est de mettre en évidence l’interaction entre la psychologie aristotélicienne et la métaphysique néoplatonicienne dans la formation de la noétique dans la philosophie arabe. À cet égard, les deux premiers chapitres fournissent les coordonnées dans lesquelles, selon les éditeurs du volume, la formation de la noétique arabe doit être placée et comprise, à savoir les traductions gréco-arabes de parties des Ennéades de Plotin. Ces traductions étaient contenues et dans la pseudo-Théologie d’Aristote (Theologia Aristotelis), qui n’est rien d’autre qu’une paraphrase des Ennéades IV-VI (Cristina D’Ancona), et dans l’adaptation arabe des Petits traités d’histoire naturelle (Parva naturalia) d’Aristote, qui contient des éléments philosophiques et médicaux hétérogènes provenant des œuvres d’Aristote, de Galien et de Plotin (Rotraud Hansberger). Il faut cependant noter que, bien que le rôle joué par ces textes dans la formation de la noétique arabe soit indéniable, la primauté qui leur est accordée dans ce volume risque de minimiser le rôle des commentateurs de l’Antiquité tardive dont les commentaires au De anima d’Aristote, disponibles en traduction arabe, proposent déjà une lecture de la psychologie aristotélicienne manifestement néoplatonicienne (pensons, entre autres, au commentaire de Jean Philopon, voir Winovsky, Avicenna’s Metaphysics in Context, Ithaca [New York], Cornell University Press, 2003, p. 113-114).

Les autres chapitres du volume (3-12) sont consacrés aux figures fondamentales de l’âge classique de la philosophie dans le monde islamique : al-Kindī, le premier philosophe en langue arabe et animateur d’un important cercle philosophique pour les traductions gréco-arabes ; le médecin et platonicien radical Abū Bakr al-Rāzī (chapitres 3 et 4 par Peter Adamson) ; Abū Yaqʿūb al-Siǧistānī et Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī, représentants du néoplatonisme ismaélien ; les Frères de la Pureté (Iḫwān al-Ṣafāʾ), auteurs de la première encyclopédie de la philosophie et des sciences en langue arabe (chapitres 5 et 6 par D. De Smet) ; al-Fārābī, le deuxième maître après Aristote (chapitre 7 par Philippe Vallat) ; Abū l-Ḥasan al-ʿĀmirī (chapitre 8 par Elvira Wakelnig) ; Avicenne, le šayḫ raʾīs (chapitre 9 par M. Sebti) ; les disciples directs d’Avicenne et ses détracteurs immédiats Abū al-ʿAbbās al-Lawkarī (chapitre 10 par Roxanne Marcotte), Bahmanyār (chapitre 11 par M. Sebti) et Abū l-Barakāt al-Baġdādī (chapitre 12 par R. Marcotte).

Ces chapitres traitent de sujets dans lesquels la psychologie, sommet de la philosophie naturelle, se rapproche de la métaphysique (ou la traverse) ; le statut particulier de l’âme humaine parmi les âmes sublunaires et son lien avec le corps ; la théorie de la connaissance et les degrés d’actualisation de la faculté rationnelle de l’homme ; l’Intellect Actif (ou Agent), son rôle dans l’intellection humaine et sa place dans l’ordre cosmique ; la prophétie et les capacités cognitives du prophète ; et enfin l’eschatologie. Les auteurs exposent les positions des penseurs susmentionnés sur ces sujets, en se référant à des passages cruciaux de leurs œuvres principales, et offrent des aperçus intéressants sur les éléments de continuité et de rupture entre les différentes positions. Une présentation détaillée de ces positions dépasserait le cadre de ce compte rendu.

Je voudrais plutôt me concentrer sur la présentation de la position d’Avicenne, dont la synthèse entre l’Aristote réel et l’Aristote virtuel des commentateurs néoplatoniciens a eu un impact décisif sur la philosophie en Orient et en Occident latin.

Les interprètes anciens et modernes d’Avicenne ont eu du mal à reconstruire sa théorie de la connaissance en raison de la combinaison d’éléments aristotéliciens (comme l’abstraction des formes intelligibles à partir des particuliers sensibles conservés dans l’imagination) et néoplatoniciens (comme l’émanation de la lumière de l’Intellect Actif sur l’intellect humain au moment de l’intellection), qui semblent difficiles à concilier dans un modèle unitaire et cohérent. Bien qu’Avicenne affirme que l’Intellect Actif est la cause (sabab) de la transition de la puissance à l’acte de la faculté rationnelle humaine (Nafs, V, 5, 234.14-18), il semble accorder un rôle actif également à l’intellect humain et à sa capacité d’initier de manière autonome le processus d’intellection (Nafs, II, 2, 61.5-14). Par ailleurs, il est difficile de déterminer la relation qui, selon Avicenne, subsiste entre l’intellect humain et les formes intelligibles puisque, contrairement à Aristote, dans Nafs, V, 6, Avicenne nie que l’intellect s’identifie aux formes intelligibles au moment de l’intellection. De plus, Avicenne soutient que l’intellect humain ne possède les formes intelligibles qu’au moment où il les pense en acte (ʿaql mustafād, intellect acquis). Quand il cesse de les penser, les formes ne sont plus en lui. Cette position va de pair avec sa négation de toute mémoire intellectuelle.

Pour expliquer la manière dont les formes intelligibles viennent se trouver dans l’intellect humain, M. Sebti écrit qu’Avicenne a recours à la métaphore du miroir d’origine néoplatonicienne : « L’intellection est le résultat d’un lent et patient processus de polissage comme l’affirme Avicenne dans le Traité de l’âme du Shifāʾ » (p. 274). Et encore : « Il [sc. Avicenne] fait usage de cette métaphore [sc. du miroir] pour caractériser le statut de réceptivité de l’intellect de l’homme vis-à-vis de l’intellect agent. Le miroir, c’est le réceptacle parfait, il ne reflète que ce qu’on lui donne à refléter. De lui-même, il ne contient rien qui puisse interférer avec ce qui est reçu » (p. 275-276). Donc, selon M. Sebti, Avicenne explique le rapport entre l’intellect humain et les formes intellectives comme la réflexion des images sur un miroir. Meryem Sebti se réfère à un passage de Nafs, V, 6 (son Texte 19, également cité comme Texte 27) à l’appui de son interprétation. Cependant, si l’on regarde ce passage dans son intégralité, l’extrait cité par M. Sebti ne forme que l’une des trois possibilités énumérées par Avicenne pour expliquer la relation entre les formes et l’intellect humain. Toutefois, cette possibilité est écartée par la suite.

Or ce texte mérite d’être lu dans son intégralité (l’extrait cité par M. Sebti correspond à la lettre [(b)] dans ma traduction) :

Que disons-nous à ce point des âmes humaines et des intelligibles qu’elles acquièrent et dont elles détournent leur attention vers d’autres [intelligibles] ? Les intelligibles existent-ils dans ces âmes en toute actualité et donc les âmes les pensent inévitablement toute actualité, ou les intelligibles ont-ils un lieu (ḫizāna) où ils seraient conservés dans l’âme ? Et ce lieu doit-il être identifié avec les âmes elles-mêmes, ou avec leurs corps, ou avec quelque chose de corporel qui leur appartient ? [(a)] Nous avons déjà dit (sc. Nafs, V, 2) que le corps des âmes, et ce qui en dépend, relèvent des choses qui ne conviennent pas à cet effet, car [le corps] ne convient pas pour être le réceptacle des intelligibles. Il n’est pas non plus correct que les formes intelligibles aient une position, or leur contact avec le corps les rendrait douées d’une position. Si les intelligibles étaient dans le corps, ainsi doués d’une position, il serait faux qu’ils sont intelligibles (cf. Nafs, II, 2, 61.10-14). [(b)] Ou bien (aw) nous disons que ces formes intelligibles sont des entités qui subsistent en soi, dont chacune est une espèce d’une entité qui subsiste en soi. Ainsi, l’intellect les regarde parfois et s’en détourne d’autres fois. Par conséquent, lorsque [l’intellect] les regarde, [ces formes] apparaissent en lui (tamaṯṯalat fīhi). En revanche, lorsque l’intellect se détourne d’elles, elles n’apparaissent pas [en lui]. L’âme serait alors comme un miroir (fa-takūnu l-nafs ka-mirʾā) et [les formes intelligibles] seraient comme des entités extérieures (wa-hiya ka-ašyāʾ ḫāriǧa). Celles-ci parfois se reflètent en lui (ou : sur le miroir) et parfois ne s’y reflètent pas – cela se produit en raison des relations qui existent entre l’âme et ces formes. [(c)] Ou encore (aw) le principe actif (al-mabdaʾ al-faʿʿāl, sc. l’Intellect Actif) émane sur l’âme une forme après l’autre à la suite de la demande de l’âme et, lorsque l’âme s’en détourne (sc. de ce principe), le flux cesse. Mais si tel est le cas, comment se fait-il que chaque retour [dans l’âme d’une forme déjà acquise dans le passé] ne nécessite pas un nouvel apprentissage ? Nous disons que la vérité se trouve dans la dernière division (fa-naqūlu inna l-ḥaqq huwa l-qism al-aḫīr, sc. [(c)]). [Nafs, V, 6, 245.5-246.3, éd. Rahman, qui correspond exactement à 216.16-217.11 dans l’édition du Caire utilisée par Sebti]

Comme le passage cité le montre, Avicenne considère (c) la seule hypothèse admissible, non (b), notamment parce qu’admettre (b) reviendrait à admettre l’existence de formes intelligibles subsistantes en soi, semblables aux Idées platoniciennes (dont Avicenne réfute explicitement l’existence dans la métaphysique, cf. Ilāhiyyāt, VII, 2-3). Ainsi, Avicenne croit que les formes découlent du principe actif, c’est-à-dire de l’Intellect Actif, à la suite de la demande de l’âme humaine. Cette position est exposée plus clairement dans le chapitre précédent, Nafs, V, 5, où Avicenne rend également explicite la nature de la relation entre les particuliers imaginatifs et les formes intelligibles :

Car, [(i)] lorsque la faculté intellectuelle regarde les particuliers qui sont dans l’imagination (fī l-ḫayāl) et [(ii)] que la clarté de l’Intellect Actif sur nous, que nous avons mentionnée, brille sur eux, [ces particuliers] se transforment en choses abstraites de la matière et de ses attributs et s’impriment dans l’âme rationnelle, non pas dans le sens où les particuliers eux-mêmes passent de la faculté imaginative à notre intellect (lā ʿalà annahā anfusuhā tantaqilu min al-taḫayyul ilà l-ʿaql minnā), ni même dans le sens où la notion submergée dans les attributs [matériels] – [la notion] qui en elle-même et considérée du point de vue de son essence est abstraite [de la matière] – produit quelque chose de semblable à elle-même (wa-lā ʿalà anna l-maʿnà l-maġmūr fī l-ʿalāʾiq…yafʿalu miṯl nafsihī) ; mais plutôt dans le sens que leur examen prépare l’âme pour que ce qui est abstrait coule sur elle à partir de l’Intellect Actif. (V, 5, 235.2-8)

Avicenne rejette clairement le modèle de participation néoplatonicien pour expliquer comment l’intellection humaine se produit et la relation entre l’intellect humain et les formes intelligibles. Pour lui, l’abstraction et l’émanation ne s’excluent pas mutuellement, mais doivent au contraire être combinées pour que l’homme puisse accéder à la connaissance universelle.

Après cette clarification au sujet de la théorie de la connaissance intellectuelle d’Avicenne, on peut conclure en disant que ce volume a le mérite incontestable de fournir au lecteur un outil précieux pour naviguer entre les auteurs et les textes de la tradition philosophique islamique sur un sujet aussi complexe que la noétique, ses racines et les moments déterminants de sa formation.

Tommaso Alpina

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Pour citer cet article : Daniel DE SMET et Meryem SEBTI, Noétique et théorie de la connaissance dans la philosophie arabe du IXe au XIIe siècle. Des traductions gréco-arabes aux disciples d’Avicenne, Paris, Vrin, 2019, 410 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 221-240.</p