Auteur : Victor BOUGREL
Theodor W. ADORNO, Beethoven. Philosophie de la musique, traduit par Sacha Zilberfarb, Éditions Rue d’Ulm, « Æsthetica », 2021, 355 p.
Robert MULLER, Puissance de la musique, Paris, Vrin, 2021, 190 p.
Santiago ESPINOSA, Schopenhauer et la musique, Paris, Puf, 2022, 222 p.
Pauline NADRIGNY, Le Voile de Pythagore. Du son à l’objet, Paris, Classiques Garnier, 2021, 392 p.
Les quatre ouvrages que nous nous proposons de présenter dans ce travail traitent des rapports, plus ou moins distendus, entre la philosophie et la musique. Ils partagent une ambition commune consistant à mettre en évidence les affinités de ces deux disciplines, tant sur le plan théorique que sur celui de la pratique expérimentale. Cette ambition partagée prend des figures variées. Les différentes pistes de questionnement abordées ici épaississent la texture de l’expérience musicale. Elles nous semblent aussi en donner un heureux aperçu, en proposant sur de nouveaux frais un état des lieux judicieux des problèmes, anciens et nouveaux, qui tiennent liées philosophie et musique. Pour mener à bien le parcours de ces quatre ouvrages, nous suivrons plusieurs lignes argumentatives. Nous réfléchirons d’abord sur la possibilité d’une résonance des transformations sociales et culturelles dans la loi formelle d’une œuvre musicale avec le livre Beethoven. Philosophie de la musique. Nous verrons ce qu’a de problématique l’idée selon laquelle la puissance de la musique repose sur une indétermination essentielle avec le livre Puissance de la musique. Puis nous nous interrogerons sur les difficultés rencontrées par les théoriciens et les musiciens lorsqu’ils réfléchissent au concept d’objet sonore avec Le Voile de Pythagore. Du son à l’objet. Pour terminer ce travail, nous aborderons enfin le principe de hiérarchie des arts dressé par Schopenhauer, dont traite l’ouvrage Schopenhauer et la musique, ainsi que sa thèse principale selon laquelle la musique est une manifestation de la volonté plus authentique que le monde lui-même.
L’impact des transformations sociales et culturelles se répercute dans la loi formelle des créations musicales
Le livre Beethoven. Philosophie de la musique est constitué de fragments et de notes que Théodor W. Adorno a rédigés pendant plus de trente ans. Cette rédaction de longue haleine est un premier indice indiquant qu’elle résulte « d’une plongée dans le détail des œuvres, d’une absorption ou d’une immersion […] 1 ». Cette remarque invalide les critiques adressées à Adorno au motif qu’il plaque dans ses analyses « un cadre conceptuel préétabli 2 » sur les créations musicales. Le sous-titre de l’ouvrage met sur la piste d’une ambiguïté sans cesse relancée. En effet, l’interprétation du génitif propose deux voies : il s’agit soit d’une philosophie issue de la musique, soit d’une philosophie qu’on applique à la musique de l’extérieur.
Les différents fragments rassemblés dans cet ouvrage tentent de répondre à cette question en la prolongeant. Adorno examine l’expérience musicale à la fois en musicien et en philosophe. Ces deux élans se conjuguent dans une entreprise qui s’efforce de mêler analyses exhaustives des techniques compositionnelles de Beethoven et ouvertures de la loi formelle des œuvres à ce qui leur est extérieur. Adorno met les créations musicales de Beethoven en dialogue avec son contexte culturel et social. Dans le premier chapitre, il insiste sur les écueils que doit éviter l’analyse musicale. Celle-ci doit réussir à dépasser l’alternative entre donner le privilège au tout au détriment des parties, ou inversement. Il précise dans un nota bene qu’« il faut à tout prix éviter, dans l’étude sur Beethoven, de donner l’apparence d’un primat accordé au Tout, et présenter le sujet comme véritablement dialectique 3 ».
Adorno introduit dès les premiers fragments un rapprochement qui sera à l’arrière-plan de tout l’ouvrage : celui de la musique de Beethoven avec la philosophie de Hegel. Ce rapprochement constitue selon nous une première voie pour examiner l’impact des transformations sociales et culturelles sur l’œuvre musicale. Adorno écrit que la musique de Beethoven « est immanente, au même titre que la philosophie, en tant qu’elle se produit elle-même 4 ». Cette affirmation résonne comme le refus d’une dialectique entre l’auteur et son œuvre. À cette dialectique Adorno en substitue une autre, plus structurante à ses yeux : celle entre les parties et le tout. Pour lui, le Tout que constitue l’œuvre musicale n’est jamais extérieur à ses éléments singuliers. Le mouvement que la musique et la philosophie prennent en charge de manière similaire est bel et bien cette dialectique. Le Tout, tel qu’il est décrit dans le Beethoven, est un écho univoque à l’esprit du monde hégélien. Il n’est jamais singulier, mais il « naît seulement du mouvement de celui-ci – ou plutôt : [il] est ce mouvement 5 ». Le rapprochement entre la musique et la philosophie se justifie ici par une similarité dans les expériences qu’elles traduisent. À ce propos, Adorno écrit que « [l]a musique [de Beethoven] traduit les mêmes expériences qui inspirent à Hegel le concept d’esprit du monde 6 ».
Cette affirmation met en évidence une communauté d’expérience entre la philosophie et la musique. Dans ce cas précis, il semble s’agir d’une dynamique commune qui a, à nouveau, beaucoup à voir avec la figure de Hegel. Dans un fragment, Adorno affirme qu’il aperçoit « la double position de l’“esprit” 7 » caractéristique de la Phénoménologie de l’esprit (1807) de Hegel, à la fois comme sujet et objet. Or il identifie une même dynamique dans l’Appassionata et la Neuvième Symphonie de Beethoven. Il ajoute qu’en tant qu’objet l’esprit est seulement « regardé » dans son mouvement, alors qu’en tant que sujet, « il est celui-là même qui, regardant, engendre ce mouvement 8 ». Le développement est alors le lieu privilégié de cette dialectique dont Adorno tente de mettre à jour le caractère propre. Pour ajouter du crédit à ses relevés, il examine en détail la structure de la sonate. Il y découvre une grande liberté dans le développement, qui se trouve être l’unique moment libre. C’est ce moment précis du développement formel de la sonate qui est identifié comme pouvant être le « mécanisme » par lequel, chez Beethoven, « l’objectivité de la forme est créée par le sujet lui-même, constituée par lui de façon tangible 9 ».
Par ailleurs, Adorno remarque la possibilité pour la musique de pouvoir parler sans mots, ni images, ni contenus. C’est l’occasion pour lui de s’arrêter sur cette spécificité qui fait de la composition musicale l’occasion d’une traduction originale de l’expérience humaine. Une première figure de cette traduction consiste en un déchiffrement, par la musique, de figures énigmatiques dans l’histoire : le réel compose des images qui, dans leur dialectique, sont destinées à être appréhendées comme écriture. Avec Mozart, Beethoven représente aux yeux d’Adorno une figure de la dissonance : ils instaurent un élan vers la rupture avec les conventions de leurs époques respectives. Contrairement à ce qui adviendra dans le romantisme, chez Beethoven, la tonalité est « le principe inhibiteur ». Il associe les sforzanti à « des points nodaux dialectiques 10 », dont il faut mettre en évidence toute l’importance. Il s’agit bien pour Adorno d’établir sa théorie sur des observations précises et fournies de la composition musicale de Beethoven. Cette méthode lui permet de mettre en perspective des distinctions acquises de longue date par la théorie musicale, telle que la différence entre la mélodie et l’harmonie.
Quant à l’histoire de la musique en propre, Adorno écrit la chose suivante : « Le romantisme est l’histoire de la désintégration de la langue musicale et de son remplacement par le “matériau”. 11 » Il s’agit de défendre l’idée selon laquelle le romantisme s’est emparé du matériau en le dévouant seulement à l’expressivité. Ce dévouement à l’expressivité est l’envers d’une libération du matériau des normes et des traditions musicales héritées des périodes antérieures. Adorno considère qu’une interprétation valable de Beethoven doit consister en une compréhension de ses formes « comme le produit de schémas préordonnés et de l’idée formelle spécifique à chaque morceau singulier 12 ». L’idée formelle qui procède d’un tel schéma le transforme, voire l’abolit, chez Beethoven. Dans l’Appassionata de Beethoven, Adorno distingue une « sonate bithématique », qui passe pour une forme nouvelle procédant d’un dualisme fort. Pourtant, il ne manque pas d’insister sur « l’identité des deux thèmes 13 », justifiant ainsi tout ce qu’il avait pu écrire auparavant sur l’importance de la dialectique dans la musique de Beethoven. Il met cette technique en contraste avec celle de Mozart, chez qui ce n’est pas la liberté qui dicte « la reconstruction des formes traditionnelles », mais bien plutôt une « essence absolutiste de la musique 14 ». […]
Victor Bougrel (Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Retrouver l’intégralité de cette note de lecture chez notre partenaire Cairn
Pour citer cette note de lecture : Notes de lecture, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 137-149.