Auteur : Vincent Legeay
Jean-Baptiste VUILLEROD (dir.), « Spinoza révolutionnaire ? La lecture de Gilles Deleuze », Archives de philosophie, 84 (3), p. 3-94.
Ce dossier est présenté comme l’histoire de la « politisation du spinozisme » par Deleuze, en situant cette histoire dans les diverses influences exercées sur ce dernier, lui-même expression de sa période propre et dépositaire d’une histoire antérieure des études spinozistes.
Juan Manuel Ledesma Viteri part d’un énoncé deleuzien, à savoir que « tout tendait vers la grande identité Spinoza-Nietzsche ». Il s’agit d’évaluer la part de nécessité théorique et celle de contingence pratique présentes dans la rencontre de Deleuze avec Spinoza. L’auteur situe, dans l’histoire du concept d’univocité de l’être depuis Duns Scot, le départ de la nécessaire complémentarité de Nietzsche à Spinoza, en tant qu’elle achève la réconciliation entre, d’une part, la non-transcendance de la substance et de ses modes, et, de l’autre, l’unité de l’éternité dans une temporalité différenciante. Deleuze reprendrait, dans un questionnement spécifique à la temporalité, le vieux problème hégélien de l’irréalité des modes finis et existants, en coupure avec la substance infinie. Il aurait donc convoqué Nietzsche, dans Différence et Répétition, en raison d’une insuffisance conceptuelle pour ce qui concerne l’existence positive (à l’origine de l’invention de « partie intensive » et de la puissance comme « force ») chez Spinoza, et peut-être grâce à une lecture attentive de Bergson, dans Matière et Mémoire. Cette histoire de la mise en identité de Nietzsche et Spinoza trouverait sa résolution dans une logique interne aux problèmes rencontrés par l’historien de la philosophie, et non dans une contingence biographique.
Igor Krtolica suggère ensuite que la querelle entre Alquié et Gueroult au sujet de Spinoza serait au fondement du rôle démystificateur de la philosophie deleuzienne : construire la connaissance adéquate est une conquête naturelle de la raison sans lui être innée ou immédiate ; impliquant nécessairement que Deleuze s’attache ensuite à la philosophie politique de Spinoza, à la façon dont ce dernier, s’interrompant dans ses recherches ontologiques, dut entamer la tâche critique du TTP et lutter contre les servitudes de la pensée inadéquate. L’Éthique, équivalent théorique des analyses du corps sans organe, « champ immanent du désir », fonderait les développements deleuziens concernant l’individualité conçue comme pure composition de rapports et instance de production des inadéquations comme des propriétés communes. De là, un fil qui relierait l’éthique conçue comme éthologie à la politique conçue comme agencement sans transcendance, donc sans contrat, des multitudes (c’est l’influence historique de Negri qui est ici convoquée), jusqu’à atteindre cette conclusion originale : la notion de « connexion » serait finalement plus fondamentalement politique qu’ontologique dans l’interprétation que Deleuze fait de Spinoza. Sous cet aspect, connecter, pour Deleuze, signifierait la tentative d’unifier philosophie et non-philosophie (affects, concepts et percepts) dans une pratique critique.
Antonio Negri analyse le thème à l’aune du concept d’« institution révolutionnaire », permettant une matrice de conceptualisation des mouvements sociaux au moment de mai 1968. Deleuze aurait cherché à penser la lutte anticapitaliste comme investissement social-technique des désirs dans un plan de constitution comprenant l’envers positif critique du désir négatif : capitalisme, fascisme et contrôle œdipien. Le corps sans organe restituerait l’ontologie de Spinoza, dite « machine abstraite », dans son champ d’application le plus concret et présent : la description univoque des affects comme instance de productivité de tous les usages de contrôle comme d’émancipation, au sein d’une communauté de travail produisant mécaniquement la mutilation des idées adéquates et simultanément les conditions de production de la réversibilité de ces idées. L’auteur pointe une forme d’insatisfaction dans cette rencontre philosophique : la double compréhension éthologique (latitude et longitude), proposée en bout de course deleuzienne dans Spinoza. Philosophie pratique, n’aurait abouti qu’à la « dissémination » des désirs, de la même façon qu’une focalisation trop grande sur les modes dissémine la substance, sans parvenir à leur union. Cet oubli de la substance ouvrirait alors un défi de « renaturalisation » de la machine désirante dans notre présent.
Pierre-François Moreau pense la rencontre Spinoza-Deleuze en repartant de la préface de l’Anomalie sauvage de Negri, lors de l’anecdote de l’autoportrait du philosophe hollandais en Masaniello, révolutionnaire italien. Elle devrait être considérée avec prudence en raison de son origine (Colerus). Sous l’angle d’une théorie elle-même spinoziste de l’association imaginaire, il peut en effet être douteux que Spinoza ait pensé à Masaniello comme premier symbole d’un acte révolutionnaire. Pour ce qui concerne la reprise italienne, elle est plus crédible. La question, qui unifie théoriquement les deux premières, est de mesurer l’intérêt spinoziste pour la révolte, en tant qu’elle regroupe souvent des définitions mêlées (tyrannicide, émeute, insurrection). L’indignation, fondée sur la haine des autres humains, serait toujours mauvaise, mais pas nécessairement pour un système politique néfaste, en ce qu’une détestation pour un système de domination pourrait aider à la formation des idées adéquates. La question devient celle de l’embrayage de ce premier affect à deux autres, ambivalents eux aussi. La crainte gouvernerait toujours la multitude sous la forme de l’esclavage, alors que Spinoza, dans le TP, permettrait de penser l’espoir comme une courroie d’entraînement, à partir de l’indignation vis-à-vis d’un gouvernement dominateur, vers une communauté plus libre. Finalement, si Spinoza ne déclare pas que la révolte conduit à un régime raisonnable, certains éléments de sa théorie politique pourraient conduire à le penser.
Sylvia Lippi clôt ce dossier par un éclairage de la psychanalyse contemporaine, ainsi que de son actualité politique. Le concept lacanien de forclusion du Nom-du-Père, mettant à l’écart la vision freudienne de la psychose comme déficience névrotique, fonderait les thèses de l’Anti-Œdipe. Spinoza aurait permis de penser le désir comme autoproduction intérieure, positivité, et non manque. Les concepts du système spinoziste, notamment celui de conatus, et de la philosophie deleuzienne, notamment celui de machine pulsionnelle, auraient renouvelé ce que la psychanalyse a appelé l’équivoque et le dissocié : des pulsions non conformes aux organismes que sont les corps normalisés du sujet, de la famille ou de la société. En reprenant la double idée spinoziste, d’abord que tout affect constitue une idée, donc un savoir, même non-conscient, ensuite que toute pulsion est autoproduite par un corps dont le sujet (le moi) n’est qu’une partie, donc une instance partielle, il y aurait la possibilité de constituer un savoir de la pulsion qui permettrait d’accéder à un type de connaissance sans dissociation, et sans équivocité pathologique. Le schizophrène serait un être de voyage dans ses organes désirants. L’autrice termine en comparant, par métaphore et en citant des extraits de récits de patients, ces processus de variation de structure schizo-affective à ceux de vitesse infinie de la connaissance du troisième genre.
Vincent LEGEAY
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Pour citer cet article : Jean-Baptiste VUILLEROD (dir.), « Spinoza révolutionnaire ? La lecture de Gilles Deleuze », Archives de philosophie, 84 (3), p. 3-94., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.
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Ariel SUHAMY : Spinoza, Paris, Cerf, 217 p.
Cet ouvrage tente de montrer que l’œuvre de Spinoza constitue une éthique, au sens des anciens : un savoir pratique, dont les effets s’expliquent dans la vie de Spinoza lui-même.
Les biographies concernant l’auteur « sont orientées » vers la « réfutation » ou vers « le détournement » alors qu’elles « convergent néanmoins pour faire l’éloge de l’homme ». Un projet en naît, rigoureusement circonscrit : « Le problème n’est pas de réduire la biographie à quelques données incontestables, mais de comprendre ce que l’œuvre fait des “faits” en absorbant la vie ». Les trois premières parties fonctionnent selon les deux premiers genres de connaissance proposés par Spinoza dans le TIE, puis par le second genre explicité dans l’Éthique. Elles construisent une compréhension biothéoricographique, si l’on peut dire, de la vie de Spinoza au prisme de ses concepts et des compréhensions personnelles que cela lui permit.
La première partie, sur l’ouï-dire, considère la prudence de Spinoza dans ses évocations du fait de sa naissance, de son fait familial, de son fait religieux, etc. en tant qu’ils pointent des éléments de relativisation et de libre interprétation pour chaque individu. Spinoza utilise ce premier genre de connaissance, dont chacun·e peut faire l’expérience, comme outil explicatif positif, efficace pour certaines situations.
La seconde partie, beaucoup plus courte, fonctionne de la même façon. Le type de connaissance morcelé, incomplet que constitue l’expérience vague peut avoir des utilités pratiques fortes, précisément en vertu de son caractère incomplet, notamment pour savoir envisager la mort, la pratique des affaires ou les commandements religieux. Car cette expérience apprend à en faire une autre, à savoir l’expérience de douter au sujet de certaines choses, et à des moments propices.
La troisième partie, pivot théorique, renoue avec une trame plus linéaire. L’âge de raison coïncide avec une réconciliation, dans les années 1660, des deux sens antiques du logos. Spinoza devient un philosophe puissant lorsqu’il unifie « rendre raison » de, et « donner raison » aux, actions humaines paraissant immorales ou contre-nature. Acquis majeur : ce passage d’un âge à un autre s’applique également à la rupture vis-à-vis d’autres auteurs, comme Bacon, Descartes et Hobbes. Le principe de raison finit par constituer l’intégralité de l’explication des choses, souvent humaines, qui semblent échapper à la nature. Est saisie par des faits biographiques l’utilité empirique et sociale que renferme la distinction des genres de connaissance.
La quatrième partie, intitulée « émancipation », utilise le moment du herem prononcé, non pour éprouver la véracité des récits qui en ont été faits, mais pour montrer comment Spinoza comprend ce rejet comme possibilité d’instituer une nouvelle vie, hors des tutelles morales, quand ses ennemis privilégient l’anathème.
La cinquième partie, « Construction du cercle », utilise le récit autobiographique du TIE, par contraste avec celui du Discours de la Méthode, dans le but d’éclairer le doute pratique à l’origine d’une recherche des conditions de possibilité d’un bonheur humain collectif. La prudence spinoziste, appliquée aux plus proches, permet d’entretenir et de conserver, autour de lui, un cercle d’amitié construit avec patience et compréhension, loin de toute communauté sectaire.
La sixième partie, sur la « vie publique », est la plus longue. La même méthode, systématisée, applique à ses interlocuteurs, hors amis, les mêmes précautions de compréhension et met à mal les légendes construites. Son attitude prudente, à partir de la publication du TTP, entérine l’idée d’« athée vertueux » car sa philosophie peut rendre compte de ses actes dans la période troublée des années 1670.
La dernière partie, « vita vitalis », donne une signification forte à une variante de l’édition vaticane (E4app.). La fin de vie de Spinoza, aussi menacée soit-elle lors des deux derniers projets de publication, et de l’approche de la mort, demeure une vie véritable, sans crainte, inassimilable à la simple survie. Le caractère incertain des circonstances permet de montrer qu’on ne peut s’y rapporter que selon un genre de connaissance sous lequel Spinoza lui-même ne l’envisageait pas, d’où un décalage définitif entre les aspects pratique et biographique de la doctrine ; c’est une mise au point, sous forme de petite révolution, pour toutes les compréhensions purement historiques de l’œuvre spinoziste.
Vincent LEGEAY
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Pour citer cet article : Ariel SUHAMY : Spinoza, Paris, Cerf, 217 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.
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Henri ATLAN : Cours de philosophie biologique et cognitiviste. Spinoza et la biologie actuelle. Préface de Pierre Macherey, Paris, Odile Jacob, 636 p.
L’auteur entend faire le point sur les usages possibles de certains résultats de la biologie contemporaine par et pour l’histoire de la philosophie. Ces résultats fournissent rétrospectivement des possibilités de réinterpréter les systèmes philosophiques classiques, dont celui de Spinoza en particulier. On s’empressera d’ajouter : et réciproquement. En effet, l’ouvrage veut également mesurer les effets de la pensée du philosophe du XVIIe siècle sur notre compréhension des découvertes biologiques contemporaines, afin de mettre en avant la façon dont un système conceptuel peut configurer diverses réceptions des avancées scientifiques sans pour autant les prévoir ou les préfigurer.
Que la configuration conceptuelle mise en place par Spinoza permette d’intégrer, comme prospectivement, les futures avancées de la science biologique, c’est ce que l’auteur prend au sérieux dès la première partie, qui considère des éléments transversaux à la science biologique tels qu’ils peuvent être compris par une théorie spinoziste. Les grandes assertions de l’Éthique sont donc restituées directement sous le rapport général qu’elles peuvent avoir avec l’interprétation contemporaine de la biologie. Parmi d’autres : la Nature comme cause de soi, la covariance irréductiblement psychophysique des affections, l’impossible causalité du corps et de l’esprit, l’ambition d’un programme de différenciation des individus compatible avec l’inachèvement de la science à une époque. Sont ainsi revisitées et clarifiées les conditions de compréhension spinoziste de certaines grandes avancées de la discipline : le réductionnisme, le matérialisme, la complexité et ses niveaux de description, la théorie des sentiments pour les neurosciences, le type de « mémoire » corporelle engagée dans certaines descriptions de l’immunologie, ou enfin l’essence du programme génétique. L’originalité de la méthode est immédiate : les lignes directrices données par Spinoza continuent de modifier notre compréhension des découvertes récentes, permettant de se les réapproprier de façon critique.
Henri Atlan consacre la seconde partie à l’étude de l’épistémologie philosophique de la biologie. Certaines grandes théories peuvent trouver de nouvelles significations au prisme de la pensée du philosophe du XVIIe siècle : néo-vitalisme de Jonas, causalité intentionnelle de Searle, théorie non-mentaliste de l’intention d’Anscombe, psychologie expérimentale de James ou encore identité synthétique des propriétés de Davidson. Pour Atlan, cette lecture est notamment rendue possible par la présentation spinoziste des prémisses de physique dans le scolie de la proposition 13 de la deuxième partie de l’Éthique. En effet, ayant sciemment laissé ouvertes les connaissances postérieures qui pourraient s’y inscrire, Spinoza a permis de formuler un programme d’investigation sur les corps des individus qui se nourrirait des futures avancées biologiques. En repérant ces éléments d’ouverture du texte, Atlan permet que l’on puisse à la fois situer les avancées biologiques dans une histoire philosophique précise et restituer à cette conceptualité philosophique ancienne des observations qui la rendent encore légitime.
On lira cet ouvrage en complément de plusieurs textes. D’abord en continuité avec Les Étincelles de hasard, dans lequel le même auteur esquissait un rapprochement entre Écritures bibliques et grille spinoziste de lecture des concepts de la science parfois difficiles à interpréter. Le passage de certaines notions de cet ouvrage vers le Cours de philosophie biologique et cognitiviste (on retient particulièrement celle de l’identité synthétique des propriétés) rend compte de la diversité d’application des usages notionnels spinozistes, qu’ils soient religieux, politiques ou scientifiques. Du même auteur, on relira à l’occasion de cette parution les ouvrages Entre le cristal et la fumée et Le vivant post-génomique qui ont constitué des travaux fondamentaux dans sa théorie de la détermination, de l’aléatoire, de la nécessité et de l’auto-organisation, pour ne citer que quelques éléments.
Enfin, on lira peut-être ce Cours en complément de l’ouvrage : Spinoza. Une physique de la pensée, classique des études spinozistes. Henri Atlan n’y fait pas référence, mais certains de ses passages sur les neurosciences cognitives continuent notamment l’analyse des lois de la physique cogitative débutée par François Zourabichvili.
Vincent LEGEAY
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Pour citer cet article : Vincent LEGEAY, « Henri ATLAN : Cours de philosophie biologique et cognitiviste. Spinoza et la biologie actuelle. Préface de Pierre Macherey, Paris, Odile Jacob, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.
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Gaye ÇANKAYA EKSEN : Spinoza et Sartre. De la politique des singularités à l’éthique de générosité. Préface de Chantal Jaquet, Paris, Classiques Garnier, 2017, 293 p.
L’ouvrage Spinoza et Sartre de Gaye Çankaya Eksen propose d’analyser une problématique commune à deux grands auteurs en fonction de la question de la constitution d’un groupe à partir d’une série comme modèle de compréhension du passage de l’état de nature à l’état civil. En pointant les différences qui s’établissent entre les théories politiques sartrienne et hobbesienne, l’auteure entend montrer que ces points de divergences plaident pour une convergence entre Spinoza et Sartre. Cette convergence en creux, vis-à-vis de Hobbes, est complétée par un point de ralliement théorique tout à fait positif : celui de la constitution d’une communauté libre à partir d’individualités irréductiblement singulières, tout en pensant la communauté constituée à partir de l’état de nature, ou du groupe à partir de la série, dans une continuité et non, contrairement à Hobbes, dans une rupture. Chez Sartre, de la même façon que chez Spinoza, le maintien de l’état de nature dans l’état civil, avec la continuation de l’activité commune originaire, permettrait seul la garantie totale de la liberté individuelle.
De même, l’A. propose que cette convergence positive en ce qui concerne la constitution libre de la communauté se retrouve dans la perpétuation communautaire comme continuation de la concorde et de la paix. La définition de cette dernière comme désir actif de fermeté et de générosité chez Spinoza offre un biais inédit pour fonder le rapprochement établi, étant donné que la conception de la liberté absolue chez Sartre fut tributaire de cette même générosité, facteur de connivence sans réserve entre les individualités du corps politique. Dans chacun de ces cas, l’articulation entre éthique et politique fonctionne comme un puissant adjuvant dans le rapprochement des auteurs, pourtant si difficilement compatibles sous d’autres aspects. Dans chacun de ces cas également, il est tout à fait étonnant de voir les deux pensées se rejoindre dans la même notion de générosité, qui n’est pas seulement un moyen d’explication du maintien de la liberté individuelle dans l’organisation politique, mais un outil productif et heuristique d’organisation de la vie politique. L’effectivité structurelle de l’organisation politique, dans chacune de ces deux pensées apparemment opposées, repose sur un désir de vivre-ensemble tout à fait actif, et qui doit être retracé dans une anthropologie éthique.
La réflexion de Gaye Çankaya Eksen bifurque alors, dans un dernier moment de l’ouvrage, pour repérer si, dans les deux conceptions, la visée du maintien de sa propre liberté sous des conceptions actives peut représenter une fin du corps politique lui-même. L’A. observe alors que l’analyse comparée des philosophies montre que dans chaque cas il existe une exacte correspondance entre un principe de conservation de soi et un principe d’alliance, qui s’entrelacent l’un l’autre comme deux versions dialectiques d’une même tentative de constitution d’une individualité libre fondamentale.
L’A. conclut sur la ressemblance des deux philosophies en ce qui concerne le type de réflexion proprement ontologique engagé par leurs éthiques, au fondement réel de leurs considérations politiques. Dans les deux cas, les considérations de la constitution de la communauté libre se font dans un prolongement direct avec le type d’interaction ontologique liant les individus, par le désir et par la volonté. L’agir ensemble politique est sans cesse, selon l’auteure, relu selon la rationalité adéquate d’une ontologie suffisamment puissante et compréhensive pour posséder des implications au niveau macro-individuel (l’ontologie étant pourtant différente chez Sartre et chez Spinoza).
On lira donc ce livre en complément du très classique Individu et Communauté d’Alexandre Matheron, puisque c’est à partir de cet auteur que la problématique est posée dans l’ouvrage. On le lira encore comme une recherche à la suite de celle, non moins classique, de Laurent Bove dans La stratégie du conatus, qui s’était déjà efforcé de situer le conatus dans une stratégie de résistance et d’alliance. On le consultera enfin en contrepoint de l’ouvrage très récent de Knox Peden, Spinoza Contra Phenomenology, lequel argumente pour une disjonction de l’éthique et de la politique chez Spinoza, contre l’interprétation phénoménologique du début du XXe siècle essayant – comme Gaye Çankaya Eksen, quoique d’une toute autre façon – de dériver l’ensemble des fondations politiques d’assertions ontologiques antérieures.
Vincent LEGEAY
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Pour citer cet article : Vincent LEGEAY, « Gaye ÇANKAYA EKSEN : Spinoza et Sartre. De la politique des singularités à l’éthique de générosité, Paris, Classiques Garnier, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.