Auteur : Yoann Hervey-Fortunet
L’expérience ordinaire du cinéma selon Cavell : une éducation philosophique
Sandra LAUGIER, Recommencer la philosophie. Stanley Cavell et la philosophie en Amérique, chapitre « Esthétique de l’ordinaire », Paris, Vrin, « Philosophie du présent », 2014 — ISBN 978-2-7116-2570-3
Élise DOMENACH, Stanley Cavell, le cinéma et le scepticisme, Paris, Puf, 2011 — ISBN 978-2-1305-6973-2
Les philosophes Élise Domenach et Sandra Laugier reviennent chacune sur la pensée philosophique du cinéma élaborée par Stanley Cavell. Pour le philosophe américain, spécialiste entre autres du transcendantalisme et du perfectionnisme émersoniens, une pensée « ordinaire » du cinéma se doit de dépasser toute théorisation absconse au profit du seul questionnement de l’expérience spectatorielle. C’est pourquoi les cinq ouvrages qu’il consacre au septième art ne développent pas tant, comme le fait par exemple Gilles Deleuze dans son diptyque Cinéma, une série de concepts philosophiques spécifiques à l’art cinématographique que l’idée selon laquelle le cinéma, expérience artistique ordinaire et partagée, nous permet d’échapper à la tentation sceptique et participe, au même titre que la philosophie, d’une forme d’éducation, autrement dit de transformation et de perfectionnement (éthique), des adultes.
I. Penser l’ordinaire
La philosophie de Stanley Cavell se présente comme une tentative de penser l’ordinaire (du langage, de l’expérience, du cinéma, etc.). Démarche ô combien intrigante puisque l’ordinaire, notion ancestrale qui s’origine dans l’Antiquité, se définit, nous dit la philosophe Sandra Laugier, comme « l’autre de la philosophie, ce qu’elle veut, dans son arrogance, dépasser ». Philosopher ou penser l’ordinaire ne serait donc ni plus ni moins qu’un oxymore, une contradictio in terminis. Conséquemment, dire que la philosophie est dépassement de l’ordinaire, c’est faire de la plupart des philosophies des pensées de l’« extra-ordinaire », ce que l’histoire de la philosophie ne semble pas démentir puisqu’elle déborde de nombreuses tentatives de dire, sous des formes multiples et variées, « disciplinaires » ou notionnelles, ce dehors de l’ordinaire : c’est le cas notamment de la « métaphysique », cette branche de la philosophie dont l’étymologie désigne l’au-delà (du grec μετα,métaphusikè) et qui doit être comprise dans son acception platonicienne comme la science qui se propose de questionner les réalités dépassant le réel ; c’est également le cas de la notion de « transcendance » (du latin transcendens, transcendere) dont l’étymologie renvoie aux idées de dépassement, de surpassement ou de franchissement et qui est définie par le Trésor de la langue française informatisé (TLFi) comme le « caractère […] de ce qui se situe au-delà d’un domaine pris comme référence, de ce qui est au-dessus et d’une autre nature ». Tout un pan de l’histoire de la philosophie s’est donc efforcé de forger des idées et des concepts « sur-naturels », « suprasensibles » et « métempiriques », et donc de fuir l’ordinaire.
Or ce désamour millénaire de la philosophie pour l’ordinaire s’est récemment tari jusqu’à transmuter en fascination et devenir la spécificité de la philosophie étasunienne : « le propre de la pensée américaine, le recommencement qu’elle propose, se trouve dans son invention de l’ordinaire ». Mais qu’on ne s’y trompe pas, faire de l’ordinaire la quête la plus haute de la philosophie, ce n’est pas la désessentialiser et attenter à ce qu’elle est, à ce qu’elle fait, à ce qu’elle peut. Comme le dit Sandra Laugier :
Il ne s’agit pas là, est-il besoin de le préciser, de faire de l’antiphilosophie ou de l’antithéoricisme […] ; encore moins de rabaisser, comme on le fait trop souvent, dans une espèce de poujadisme philosophique qui a toujours ses séductions, et qu’on attribue parfois à Austin, les prétentions de la philosophie. Il s’agit plutôt de réinventer la philosophie en d’autres termes.
Penser l’ordinaire revient, en conséquence, à recommencer la philosophie, autrement dit à la réinventer en la faisant descendre de son ciel des idées et en la resituant sur le terrain du réel, de l’expérience, de l’ordinaire. En matière de philosophie du langage par exemple, des auteurs comme Cavell, à la suite de Ludwig Wittgenstein, se sont efforcés, pour reprendre une idée défendue par l’auteur des Recherches philosophiques lui-même, de « ramener les mots de leur usage métaphysique à leur usage ordinaire, et en quelque sorte chez eux ». Mais ce qui vaut en particulier pour la philosophie du langage vaut plus généralement pour l’ensemble de la philosophie : « […] la tâche de la philosophie est de nous ramener à nous-mêmes […] ce qui n’a rien d’obvie, et fait de la recherche de l’ordinaire la quête la plus difficile qui soit, même si (précisément parce que) elle est là, à la portée de n’importe qui ». La difficulté de cette quête réside dans l’essence même de l’ordinaire, son « inquiétante étrangeté », car il est tout à la fois ce qui nous est le plus proche et ce qui apparaît, quand on essaie de le saisir, le plus distinct.
II. Cinéma et scepticisme
• Le scepticisme comme perte de l’expérience et de l’expression
Pour bien comprendre la portée de la thèse cavellienne selon laquelle l’ordinaire est tout à la fois proche et lointain, il est nécessaire de repartir de l’une de ses thèses sceptiques héritées de Wittgenstein : l’expérience, tout comme la parole qui seule permet d’en rendre compte, est inexorablement manquée, ratée, perdue : « [Avant d’être doute sur la connaissance], le scepticisme, qui exprime et dissimule la perte d’une proximité naturelle avec le monde, est perte de l’expression naturelle, de la conversation – ce moment où nous avons perdu l’usage de la parole ; à la fois perdu le contact avec l’expérience, et les mots pour le dire ». Ce que rappelle également Élise Domenach : « Le scepticisme pénètre au cœur du donné expérientiel. En menaçant notre capacité à exprimer ce qui compte pour nous, il nous prive de toute expérience. » Pour le sceptique, on l’aura compris, l’expérience et l’expression ordinaires m’échappent : elles sont à l’image de ce sable que je saisis mais qui, en dépit de tous mes efforts, glisse inéluctablement entre mes doigts. Comme le dit magnifiquement le chef de file du mouvement philosophique transcendantaliste Ralph Waldo Emerson dans un bref essai intitulé Expérience : « Eh bien, les âmes non plus ne touchent jamais leurs objets. Une mer infranchissable déroule ses vagues muettes, entre nous et les choses que nous visons, et avec lesquelles nous nous entretenons. » Échafauder une philosophie sceptique de l’ordinaire, c’est tenter de retrouver, donc d’exprimer, cette expérience qui ne cesse de se dérober à moi, autrement dit de réduire le hiatus, la béance qui s’est creusée entre les mots (words) et le monde (world). Or une telle tâche ne saurait aller de soi et prend la forme d’une gageure philosophique dont le cinéma semble constituer l’une des issues possibles.
• L’ordinaire de l’expérience cinématographique
Dans cette singulière quête philosophique de l’ordinaire, le cinéma occupe une place privilégiée puisque, là où la philosophie échoue à le saisir, il semble, lui, constituer un détour opportun permettant d’appréhender, non pas cet ordinaire du langage ou de l’expérience à jamais insaisissable, mais un ordinaire d’un autre ordre, proprement original, l’ordinaire de l’expérience spectatorielle cinématographique :
Alors que le scepticisme philosophique nous exile de notre langage et demande que nous dépassions notre expérience, le cinéma est l’art ordinaire capable de raviver notre intérêt pour notre expérience. Par le cinéma, la philosophie retrouve le sens de sa tâche, redéfinie par Cavell (après Austin et Wittgenstein) comme étant de nous ramener à l’ordinaire.
Le cinéma nous ramène à l’ordinaire pour la raison simple que le visionnage de films, pour ne pas dire la pratique des salles obscures, constitue pour tout un chacun une expérience ordinaire, banale et régulière. L’ordinaire du cinéma, c’est donc celui de l’expérience cinématographique. L’argument, certes rudimentaire, apparaît difficilement réfutable car quoi de plus commun et partagé que l’aventure collective cinématographique ? Qui, en effet, peut affirmer n’avoir jamais vu de films ? Notre mémoire, disons plus largement notre vécu expérientiel, regorge – déborde pour la plupart –, de mille et une images de films, de bribes de dialogues, devenues quelquefois cultissimes, de discussions ou de disputes passionnées sur la qualité et la pertinence d’un film, de lectures de critiques ou d’ouvrages consacrés au septième art, etc. Bref, le cinéma, art ordinaire, est ancré dans nos vies ordinaires, vouloir l’en déloger relève, au mieux d’une gageure extrême, au pire de la pure et simple déraison.
• Le cinéma comme « culture populaire »
Cet ordinaire des pratiques cinématographiques fait du cinéma un moment de ce que d’aucuns nomment « culture populaire ». Mais ce terme, tout autant galvaudé que dénigré, fait chez Cavell l’objet d’une importante refonte conceptuelle et désigne « le patrimoine commun et ordinaire », l’ensemble de ce à quoi nous aimons consacrer du temps. La « culture populaire » cavellienne, certes culture de masse, ne s’oppose donc plus à une autre dominante jugée plus noble, élitiste et seulement accessible à de rares individus véritablement cultivés. Elle n’est pas non plus une culture au rabais fabriquée pour des idiots culturels et que supplanterait une vraie et authentique culture. Elle est ce qu’il y a de plus haut puisque commune à tous, ordinaire, donc grandement partagée :
L’idée que la culture la plus haute est la culture la plus partagée est une des valeurs fondamentales que défend Cavell dans « Le cinéma à l’Université », postface d’À la recherche du bonheur. Cavell nous apprend que ce qu’une esthétique ordinaire du cinéma doit défendre, ce n’est pas la spécificité des individualités créatrices de l’œuvre, ni les œuvres dans leur singularité, mais l’expérience esthétique commune.
Pour l’auteur de La Projection du monde, un art n’est donc grand que parce qu’il est présent dans la vie d’un grand nombre d’individus pouvant appartenir à des classes sociales différentes. Conséquemment, trop souvent dénigrée, la « culture populaire » fait l’objet chez Cavell d’une réévaluation positive.
• Nature de l’expérience cinématographique
Le propre de l’expérience cinématographique, c’est, nous venons de le dire, d’être inextricablement mêlée à nos vies ordinaires. Et c’est précisément en cela que le cinéma permet d’échapper au scepticisme. Pour autant, pourquoi Cavell lui accorde-t-il un privilège ? N’est-ce pas le propre de l’expérience artistique, voire littéraire, d’être en général entrelacé à nos vies ? Si, pour Cavell, le cinéma est un art ordinaire capable de nous ramener à l’ordinaire, c’est avant tout pour des raisons expérientielles propres : le cinéma, et plus précisément les films dits de l’âge d’or du cinéma hollywoodien, a accompagné son enfance, la pratique artistique a grandi avec lui plus qu’aucune autre, notamment la musique que Cavell a pourtant étudié à Berkeley, et donc fait partie de son vécu expérientiel. Mais il existe aussi une raison objective à cette préférence, à savoir la singularité de l’expérience filmique, dont Élise Domenach nous dit qu’« [elle] est éphémère et non réitérable. Elle est tissée aux événements associés à leur visionnement d’une manière qui la distingue de l’expérience musicale ou littéraire ». Et la philosophe de rajouter : « [Cavell] fait du cinéma un art ordinaire, dont la continuité avec l’expérience du reste de nos vies n’a pas d’équivalent dans les autres arts – le temps de la représentation théâtrale rompt avec le temps ordinaire, la lecture nous retire, etc. » Dire que l’expérience filmique est parfaitement originale, qu’elle s’amalgame à nos vies ordinaires et qu’elle « ravive notre intérêt pour notre expérience », ce n’est pas pour autant la confondre avec elle. Le cinéma nous invite à prendre conscience de notre expérience de spectateur, à l’examiner, à la contrôler, mais laisse l’expérience ordinaire du monde dans son irrémédiable perte : « Le cinéma […] n’est pas un moyen de récupérer une expérience inaccessible, de récupérer le monde dans la projection du monde. » En effet, l’expérience que je fais du monde diffère profondément de celle que je fais du cinéma pour la simple raison qu’une œuvre filmique n’est pas insignifiante ni a-signifiante : prendre conscience de mon expérience de spectateur, c’est nécessairement prendre conscience de la façon dont un film produit du sens.
III. Cinéma et perfectionnisme
• Le refus de l’interprétation
La possibilité, pour un spectateur, d’accéder à sa propre expérience, de l’examiner voire de la contrôler conduit Cavell à formuler un premier corollaire surprenant : le refus de l’interprétation. Pour l’auteur de Philosophie des salles obscures, si le film produit du sens, il n’a donc pas à être interprété et tout spectateur (critique, théoricien, etc.), dans son expérience de spectateur, doit laisser le film imposer ses modes de signification singuliers, ce dernier disant, montrant et faisant entendre dans ses propres termes la façon dont il doit être appréhendé : « […] un film sérieux, comme n’importe quelle œuvre d’art, résiste à l’interprétation, insiste pour ainsi dire pour être considéré dans ses propres termes ». Comme le dit Sandra Laugier, « [l]a pertinence philosophique d’un film est dans ce qu’il dit et montre lui-même, pas dans ce que la critique va y découvrir, ou élaborer à son propos. Le “cauchemar de la critique [américaine selon les mots de Cavell mais tout aussi française selon ceux de Laugier]”, c’est de ne pas voir “l’intelligence déjà appliquée par un film à sa réalisation” ». En se soumettant aux modes de signification d’un film ou, pour reprendre les mots de Sandra Laugier, à sa « voix », le spectateur est amené à prendre conscience de la nature de cette expérience passive qu’est l’expérience cinématographique. En conséquence, il peut se laisser, et c’est là un second corollaire, éduquer. […]
Yoann Hervey-Fortunet
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Pour citer cette note de lecture : L’expérience ordinaire du cinéma selon Cavell : une éducation philosophique, in Note de lecture, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 139-148.
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