Auteur : Yoen Qian-Laurent

Moriarty, Michael, Pascal: Reasoning and Belief, Oxford, OUP, 2020, 426 p.

Publié par l’un des plus grands spécialistes de Pascal dans le monde anglo-saxon, cet ouvrage présente une ambition bien plus originale que sa sobre présentation ne le laisse entendre. Nourri par les nombreux travaux de l’auteur en philosophie moderne et sur la littérature du XVIIe siècle, il trace un chemin de lecture à travers toute l’œuvre de Pascal, en prenant pour fil conducteur la question – ou plutôt le problème – apologétique. Alors que la réception des Pensées a longtemps été surdéterminée par cet intérêt, réduisant de fait la réflexion de Pascal à des enjeux de stratégie argumentative et rhétorique à adopter face à l’incroyant ou au libertin, l’un des apports les plus importants des études pascaliennes contemporaines consiste à relativiser, pour ne pas dire réduire à néant, une telle perspective de lecture, en nous rendant attentifs à l’amplitude philosophique d’une réflexion qui excède largement le cadre d’un dialogue avec « celui qui ne croit pas ». C’est notamment l’enjeu des études de L. Thirouin (« Depuis quand Pascal a-t-il écrit une “ apologie ” ? » , in Actes du colloque « “Tout hors le vrai” – Pascal ou la modernité brisée », Quaderni LEIF, n° 19, 2020, p. 43-57) et de Vincent Carraud (Pascal : de la certitude, chapitre VIII, « Le dessein de Pascal : une apologétique de la douceur », PUF, 2023), qui ont mis en évidence le caractère problématique de la catégorie même d’apologie pour désigner le « projet » ou « dessein » de Pascal dans les Pensées – catégorie avec laquelle il semblerait opportun « d’en finir » (si le souci apologétique constitue le point de départ de la réflexion de Pascal dans les Pensées, avec notamment la question des miracles, le mouvement de la réflexion est celui d’un dépassement ou élargissement de cette approche).
Il y a donc quelque chose d’original, sinon d’anachronique, dans le projet de M. Moriarty : « reconstruire l’argument de Pascal pour la foi chrétienne », et montrer pour quelles raisons celui-ci peut encore être « pertinent » ou « convainquant pour le lecteur moderne » (p. vii, nous traduisons). L’ouvrage se développe en trois parties. La première s’articule autour du couple grandeur et misère et consiste à identifier, comme point de départ de la stratégie apologétique de Pascal, la description de la « vanité » de l’homme (thématisée dans la liasse éponyme). La seconde partie vise à montrer, d’une façon plus succincte, en quel sens le christianisme permet à l’homme de satisfaire sa recherche du bonheur (en tâchant de suivre l’ordre des liasses, ce qui ne va pas sans difficulté, comme le souligne l’auteur p. 263). La dernière partie examine l’affirmation d’après laquelle il est rationnel de rechercher le Dieu des chrétiens lorsqu’on n’y croit pas encore, à partir de la liasse « Commencement », et se conclut avec une réflexion quasi-autonome sur le fragment « Infini-rien ».
Il est impossible d’évaluer en quelques lignes le caractère persuasif de « l’apologie de l’apologie » que M. Moriarty élabore, au-delà des problèmes herméneutiques plus généraux qu’engendre cette perspective de lecture. Soulignons plutôt deux mérites essentiels de celle-ci. 1) Les références à la bibliographie de langue française récente sur Pascal sont non seulement nombreuses, mais informées et précises : c’est suffisamment rare dans les études philosophiques anglophones contemporaines portant sur Pascal pour être remarqué (c’est aussi ce qui fonde tout l’intérêt et la précision de ces analyses pour les spécialistes de Pascal, dans la mesure où le commentaire s’applique à « coller » au texte et aux termes précis qu’on y rencontre ; voir p. 360, n. 13). 2). L’ouvrage opère aussi de très nombreux rapprochements entre les problèmes philosophiques abordés par Pascal et des références plus contemporaines, en particulier dans la tradition anglophone, avec une liberté stimulante (qu’on lise simplement l’index pour s’en rendre compte – où l’on rencontre aussi bien Newman que David Chalmers). Il rend ainsi possible un dialogue philosophique entre Pascal et la tradition analytique (notamment avec les références à Thomas Nagel et Bernard Williams), longtemps étouffé par l’analyse mathématique du pari (souvent décorrélée du texte de Pascal). Si le prisme apologétique adopté par l’ouvrage permet d’élargir la réception de la pensée de Pascal dans la communauté philosophique anglophone, on ne peut que s’en réjouir.

Yoen Qian-Laurent (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Moriarty, Michael, Pascal: Reasoning and Belief, Oxford, OUP, 2020, 426 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.

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Maia Neto, José R., Pierre-Daniel Huet (1630-1721) and the Skeptics of his time, Cham, Springer, « International Archives of the History of Ideas » n° 238, 2022, 221 p.

Spécialiste important du scepticisme moderne au XVIe et XVIIe siècle, J. R. Maia Neto présente dans cet ouvrage une synthèse philosophique de la pensée de Huet à partir de ses travaux antérieurs. L’objectif est de combler l’écart entre l’ignorance relative de l’intérêt philosophique des réflexions de celui-ci et leur richesse objective, discutées et admirées par ses contemporains (cf. chapitre 1, p. 1-5). La première partie aborde la place de Huet dans l’histoire du libertinage érudit et ses rapports avec les figures essentielles de celui-ci (Gassendi, qui s’y rapporte d’après René Pintard, et La Mothe Le Vayer). La seconde partie présente la genèse de la rédaction du Traité philosophique de la faiblesse de l’esprit humain, en établissant notamment les différences entre la version latine et la version française du texte, et son caractère décisif pour comprendre le système philosophique de Huet. La troisième partie suscitera directement l’intérêt des lecteurs du Bulletin cartésien, puisqu’il y est question du cartésianisme puis de l’anticartésianisme de Huet. Enfin, la dernière partie aborde de façon comparative Huet en regard de ses contemporains cardinaux, à savoir Pascal, Foucher et Bayle (Pascal étant donc rangé parmi les philosophes sceptiques).
La section dédiée aux rapports de Huet à Descartes met clairement en évidence leur évolution : si l’ambition scientifique de l’auteur du Discours de la méthode suscite d’abord au moins l’adhésion verbale de Huet, cet enthousiasme ne résiste pas à la lecture approfondie et de la tradition philosophique (qui relativise partiellement aux yeux de Huet l’originalité de Descartes, notamment en ce qui concerne l’exercice du doute), et de la métaphysique cartésienne (dont le système ne tient pas sa promesse de mettre un terme aux incessantes disputes philosophiques). Le rejet s’opère à un double niveau : d’une part, le dédain de Descartes pour la tradition philosophique (et en particulier Platon) s’oppose à l’intérêt de Huet pour celle-ci ; d’autre part, et c’est le point conceptuellement plus important, ce dédain empêche Descartes de découvrir que l’incapacité de sa philosophie à mettre fin à la diaphonie (comme elle y prétend) tient à l’incertitude des principes de celles-ci, ce que la connaissance de Platon et du scepticisme antique lui aurait fait apparaître. Il est alors tentant de comprendre la Censura Philosophiae Cartesianae moins comme une attaque de la philosophie cartésienne que comme une reformulation sceptique de celle-ci, analogue à celle qu’opèrent Cicéron et les Académiciens devant la référence platonicienne selon Huet (cf. p. 125 sqq.). Un fait spécifique soutient cette ligne de lecture : la reprise par Huet du doute cartésien, qui est étonnamment ignoré ou minimisé par les philosophes post-cartésiens que sont Malebranche, Spinoza ou Arnauld. Pour Huet, si Descartes est grand, c’est précisément par son usage du doute, dont il faut mesurer toutes les conséquences sceptiques, en particulier en ce qui concerne la certitude du cogito, qui ne résiste pas aux arguments des Pyrrhoniens. C’est sous ce rapport que Huet s’écarte de Descartes, en affirmant que les principes immanents à l’exercice du doute radical, que l’auteur des Meditationes admet, conduisent non pas à dépasser celui-ci, mais aux conclusions pyrrhoniennes, c’est-à-dire à l’incertitude. C’est la « cohérence » de Huet avec le doute cartésien qui donne raison à Huet contre Descartes (p. 132). J. R. Maia Neto rend compte en détail de cette critique en indiquant les sources antiques auxquelles celui-ci peut se référer – ce qui est utile pour établir précisément la nature du scepticisme de Huet.
On vient de rappeler avec l’auteur que, parmi les philosophes successeurs de Descartes, la relative sous-détermination du doute est frappante : la silhouette de Pascal se détache d’autant plus selon cette perspective puisque celui-ci, avant Huet, prend au sérieux le doute (et notamment l’argument du rêve, comme dans L 131 ou l’Entretien avec M. de Sacy). C’est tout l’intérêt de la section 5.1., dédiée à Pascal, que d’examiner le rapport que Huet entretient avec l’auteur des Pensées. Celui-ci brille par son absence dans le corpus de Huet, et la reconstitution de son influence ou de ses usages se fait par médiation (via Filleau de la Chaise) et sur le plan thématique, via l’examen des annotations de Huet à son exemplaire des Pensées. Sur le plan philosophique, l’ouvrage met en évidence le rôle que joue Pascal dans sa critique de Descartes, comme opérateur du retournement sceptique par lequel le doute vise les conclusions mêmes qu’en tire Descartes. La façon dont Huet interprète le fragment L 131 que reconstitue le commentaire est particulièrement saisissante. En radicalisant son aspect sceptique, Huet est en fait plus fidèle à sa version originale, expurgée de ses accents les plus sceptiques par les éditeurs de Port-Royal (p. 161-163). Mais cette interprétation radicale le conduit aussi à mettre de côté ce que Pascal concède aux dogmatistes, à savoir la certitude des premiers principes dont nous ne sommes pas capables de douter – d’où l’on voit que la lecture sceptique de Pascal, qui a tant « influencé » la (non-)réception philosophique de celui-ci à partir de Cousin, remonte à loin. L’auteur interprète cet usage du fragment L 131 par Huet comme le signe de son rationalisme : alors que pour Pascal, la certitude sensible des principes sur laquelle repose la position dogmatiste manifeste le fondement non-rationnel de la rationalité (en tant qu’elle se déploie à partir de ces principes), Huet entend au contraire rester rationnel, en refusant d’admettre ces principes, puisqu’ils ne sont pas fondés rationnellement – le rationalisme conduit au scepticisme. Ultimement, l’écart de Huet à Pascal tient selon l’étude à leur conception différente du mouvement par lequel la raison se soumet à la foi : pour Pascal, la raison peut conduire à cette soumission, quand pour Huet, c’est « l’ouvrage de la foi » qui produit cette soumission, comme il l’écrit en marge du fragment L 174 (ce qui conduit à ensuite des approches apologétiques distinctes que l’ouvrage décrit de façon synthétique).
Si, comme Richard Popkin a pu le déplorer, la pensée de Huet restait largement méconnue en regard de l’importance qui lui avait été conférée en son siècle, tel n’est plus le cas – et le mérite en revient largement à José Raimundo Maia Neto.

Yoen Qian-Laurent (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Maia Neto, José R., Pierre-Daniel Huet (1630-1721) and the Skeptics of his time, Cham, Springer, « International Archives of the History of Ideas » n° 238, 2022, 221 p., in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.

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Giocanti, Sylvia, éd., Anthropologie sceptique et modernité, Lyon, ENS Éditions, 2022, 286 p.

Actes d’un colloque organisé à Lyon en mars 2019 sur le thème du scepticisme, cet ouvrage rassemble de nombreux spécialistes internationaux de la question. Comme le précise S. Giocanti en introduction, l’approche se veut résolument transversale et générale, afin de faire apparaître les « éventuelles continuités » ou « discordances dans ce que différents textes sceptiques ont pu opposer à d’autres manières, plus sûres d’elles-mêmes, pour l’homme, de se rapporter à lui-même ». L’hypothèse rectrice est que le scepticisme est un discours sur l’homme, permettant d’en interroger, au moins négativement, la nature : c’est à ce titre que le concept d’anthropologie désigne à la fois le titre et l’enjeu de l’ouvrage dans son ensemble. Plusieurs études portent sur la période moderne et en particulier Montaigne, ce qui ne manquera pas d’intéresser aussi les lecteurs de Descartes (« Les effets des croyances selon Montaigne » par Barbara de Negroni ; « Anthropologie et imagination : de Jean-François Pic de la Mirandole à Montaigne » par Nicola Panichi ; « Lucrève contre Lucrèce : la vérité des sens dans l’“Apologie de Raymond Sebond” de Montaigne » par Celso Azar, « Montaigne, une anthropologie de la relation » par Sophie Peytavin ; « L’anthropologie sceptique de Montaigne à l’épreuve de l’anthropologie de Philippe Descola : une entorse au naturalisme occidental » par S. Giocanti).
Concentrons-nous dans le cadre du Bulletin cartésien sur l’article de Gianni Paganini, « Scepticisme, croyance et opinion : Descartes et les néo-académiciens ». Il examine la relation conceptuelle entre le doute cartésien et cette seconde branche du scepticisme antique, sous-déterminée dans son histoire comme dans ses effets par les historiens de la philosophie moderne. La question précise examinée par G. Paganini est celle de la croyance et de l’apraxie, comme risque engendré par l’exercice pratique du doute. Il s’agit alors de montrer que la façon dont Descartes immunise les croyances nécessaires à l’usage de la vie ordinaire contre les effets du doute, qu’il convient de pratiquer radicalement dans le domaine épistémique, tient plus à une tradition néo-académicienne que pyrrhonienne. En effet, la fermeté et l’assurance avec lesquelles nous devons nous rapporter à ces croyances se rattache à une conception « forte » de la croyance, énoncée à travers les verbes credere et assentire. Elle s’oppose à une conception faible de l’adhésion nécessaire à certaines croyances défendue par Sextus, comme ce à quoi je consens passivement, de façon non-dogmatique. Sont mises en évidence plusieurs distinctions subtiles soutenues par les interprètes de Carnéade (p. 135-136), qui montrent une tentative de « conjuguer l’usage de l’epochè […] et le recours aux “opinions” et au “probable” dans l’“usage de la vie”, comme on le voit dans les deux premières maximes de la “morale par provision du Discours de la méthode” » (p. 136). Le bénéfice de cette lecture est d’attirer notre attention sur la force et la radicalité de la thèse cartésienne : la « morale par provision » n’est absolument pas incertaine, ni fondement d’une résolution partielle. Nous croyons en ses principes avec une fermeté qui n’a rien de commun avec l’adhésion distante du sceptique pyrrhonien aux croyances nécessaires à la vie ordinaire. Le texte rejoint en cela la conclusion de l’analyse du syntagme « morale par provision » par V. Carraud et G. Olivo dans le Bulletin cartésien XLVIII, Liminaire I : « la morale du Discours est à la fois suffisante et imparfaite ». Certes, le chemin est étroit entre le suffisant et l’imparfait. Mais c’est un chemin : en cette (fin d’)année pascalienne, soulignons qu’il n’est pas absurde d’y voir l’un des principes recteurs des Pensées.

Yoen Qian-Laurent (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Giocanti, Sylvia, éd., Anthropologie sceptique et modernité, Lyon, ENS Éditions, 2022, 286 p., in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.

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Elliot, Paul Samuel, « Cartesian intuition », British Journal for the History of Philosophy, n° 31/4, 2023, p. 693-723.

Cet article sur l’intuition selon Descartes succède à celui que son auteur a publié en 2020 sur la notion de clarté (« Cartesian Clarity », Philosophers’ Imprint 20 [19]), 2020) et précède un ouvrage d’une portée plus générale à paraître, qui confère à cette notion une fonction décisive (Clarity First: Rethinking Descartes’s Epistemology). Dans la mesure où l’article de 2023 s’appuie sur les analyses de celui de 2020, il convient d’abord de revenir sur ce que celui-ci avance.
Le premier article débute par le constat suivant : l’histoire de la réception et du commentaire de la clarté cartésienne s’est focalisée de façon critique sur le manque de détermination de cette notion et les difficultés épistémiques qui en procèdent, notamment avec l’écueil supposé du cercle cartésien. À rebours de cette tendance, P. Elliot s’applique à justifier cette indétermination : si Descartes ne cherche pas à fournir une explication logique de la clarté, c’est précisément parce que celle-ci relève d’une notion primitive dont la définition ne peut qu’obscurcir le sens. En s’appuyant en particulier sur un passage de La Recherche de la vérité (AT X 254), l’auteur souligne avec Descartes l’erreur qui consiste à vouloir fournir une définition discursive des choses si simples et claires d’elles-mêmes (idée que l’on retrouve dans les Principia, I, 10, et dans l’opuscule de Pascal, De l’Esprit géométrique). Mais cette inutilité de la définition de ce qui est primitif nous invite moins à considérer la singularité de certains objets de pensée, qui auraient comme propriété intrinsèque d’être vrais (et se livreraient par suite avec clarté), que la modalité d’appréhension de certains objets, qui se fait clairement ou avec clarté. Contre ce que l’article nomme « l’interprétation intentionnelle ou intentionnaliste de la clarté » (selon laquelle la clarté d’une perception se comprend comme « propriété objective de son contenu intentionnel », p. 5, nous traduisons), l’auteur défend une conception « présentationnelle » de la clarté, selon une vue ou perspective « phénoménale » (au sens où la clarté désigne une perception qui se présente, se manifeste comme vraie à mon esprit, cf. p. 9 sqq.). Dire que je perçois p clairement revient moins à dire que ma perception a un certain contenu propositionnel p qui est vrai, que le fait de tenir pour vrai ce qui se présente clairement (« When you perceive p clearly, your perception doesn’t merely have p as its content; it presents p to you as true. When p is clear or present to you, we might say, in other words, that p strikes you as true, or that p feels, seems, or appears to you to be true », p. 10). L’intérêt de cette manière de comprendre la clarté est d’esquiver (ou de dissoudre) la charge problématique de l’indétermination à laquelle Descartes abandonne la définition de la clarté (et de ses critères), et plus généralement l’objection ordinaire adressée à la règle de vérité cartésienne (tenir pour vrai ce que je perçois clairement et distinctement). Selon la conception intentionnelle, les perceptions claires et distinctes sont vraies par définition, ce qui rend trivial le fait de mettre en doute leur vérité comme le fait Descartes dans les Méditations (puisque « perception claire et distincte » signifie « perception vraie », quel sens et quel intérêt y aurait-il à douter d’une tautologie ?). Mais ce doute devient intelligible dès lors que l’on comprend la clarté non pas comme synonyme de vérité, mais comme la manière dont une perception m’apparaît comme vraie (et il convient alors « seulement » de fonder métaphysiquement la confiance que nous pouvons avoir en cette modalité d’accès au vrai en établissant le caractère nécessairement non-trompeur de Dieu, qui nous a fait tels que nous percevons comme vrai ce que nous percevons clairement et distinctement, cf. p. 20). C’est donc une conception adverbiale de la clarté que l’auteur nous invite à adopter, en prenant garde à la grammaire cartésienne : la clarté ne désigne jamais ce que je perçois, mais toujours comment je perçois (p. 13).
Il conviendrait alors de développer ce qui reste sous-déterminé dans l’article, à savoir l’articulation entre clarté, vérité et certitude, puisque celle-ci est elle-même à comprendre comme un voir. Tel est précisément ce à quoi P. Elliot s’applique dans le second article, « Cartesian Intuition ». Alors que le premier article s’élève contre l’interprétation intentionnelle de la clarté, il s’agit cette fois-ci de dissiper un certain nombre de fantômes trompeurs mais résistants dans l’interprétation critique de l’intuition cartésienne. Après avoir rappelé plusieurs éléments de synthèse concernant ce concept massif de la philosophie de Descartes sur lesquels il n’est pas nécessaire de s’attarder ici, l’auteur montre que l’interprétation standard dans l’épistémologie contemporaine (c’est-à-dire analytique dans sa perspective) de l’intuition cartésienne comme d’un motif daté (qui reposerait sur l’idée qu’une intuition est nécessairement juste, en tant qu’appréhension du vrai, ce qui échoue à rendre compte de tous les cas où nos intuitions sont trompeuses) est tout simplement fausse. Il ne s’agit nullement d’affirmer que l’intuition ne se trompe jamais, mais que lorsque nous tenons quelque chose pour vrai, l’intuition intervient (ce qui permet de rendre compte du caractère scalaire et gradué de la connaissance, d’une part, et d’autre part de l’étagement à établir entre les opérations intuitives et déductives). À nouveau, la clarté joue un rôle décisif : avoir l’intuition d’une chose, c’est la percevoir clairement et distinctement (et l’article s’applique aussi à montrer que la distinction est en quelque sorte emboîtée dans la clarté, ce sur quoi on ne s’attardera pas ici). C’est sur ce plan que l’analyse est la plus convaincante, puisqu’elle confirme les nombreuses études ayant mis en évidence la singularité de la détermination cartésienne de la vérité comme certitude (et de la connaissance véritable comme connaissance certaine) : la certitude relève d’un voir, au sens d’une appréhension directe de ce qui est certain.
On aurait aimé sur ce point que soit développée l’analyse de la cognitio (p. 12 et 13) et du rapprochement avec les travaux de M-R. Antognazza, dont les recherches permettent d’élargir les enjeux historiques et épistémologiques rattachés à cette détermination cartésienne de la vérité. De même, on peut regretter que ne soient pas plus mobilisés les travaux de Gilles Olivo, cités mais dont l’usage reste sous-déterminé, alors même que ceux-ci permettent d’élaborer certaines des conséquences les plus radicales de cette conception de la certitude, notamment pour articuler métaphysique et méthode dans la constitution de la connaissance certaine. De même, pas un mot n’est dit des travaux de D. Kambouchner sur le sujet et en particulier l’article « Le statut cartésien de la clarté et de la distinction » ( E. Bury et C. Meiner, éd., La Clarté à l’âge classique, Paris, 2013), qui aurait permis d’insister sur le pragmatisme sous-jacent à la conception cartésienne de la clarté, c’est-à-dire de la vérité : si Descartes n’a pas besoin de définir logiquement la clarté comme Leibniz, c’est précisément parce que celle-ci relève d’un réglage du jugement dont la norme doit toujours être découverte ou conquise au sein « d’une situation empirique ou pragmatique qui demande toujours à être saisie dans sa complexité et dans sa singularité » (D. Kambouchner, art. cit., p. 48-49). Le lecteur de ces deux articles attend désormais avec impatience l’ouvrage général sur Descartes que ces études annoncent et se réjouit du renouveau des études cartésiennes au sein d’une nouvelle génération de chercheurs anglophones, dont l’effort pour surmonter le mur qui a parfois semblé isoler les études anglo-saxonnes de celles en langue française est remarquable.

Yoen Qian-Laurent (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Elliot, Paul Samuel, « Cartesian intuition », British Journal for the History of Philosophy, n° 31/4, 2023, p. 693-723, in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.

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BELGIOIOSO, Giulia & CARRAUD, Vincent, éd., Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, Turnhout, Brepols, 2020, 696 p.

Comme le soulignent les éditeurs de l’ouvrage (qui présente les actes du double colloque tenu à Paris et Lecce en 2014), le texte des Passions de l’âme a longtemps figuré en périphérie des études cartésiennes. Lui rendre l’attention qu’il mérite, pour en percevoir tous les enjeux et intérêts philosophiques, tel est donc l’objectif que les nombreuses études de ce recueil visent. Plus précisément, la lecture s’organise en deux grandes parties : I. « Le texte et ses concepts » ; II. « Réceptions » ; chacune est divisée en deux sous-parties : I. 1. « Antécédents, textes, et contextes » ; I. 2. « Des passions en général » ; II. 1. « La réception des Passions de l’âme dans l’Europe savante » ; II. 2. « Lectures phénoménologiques » (accompagnées d’un index nominum et d’un précieux index des articles des Passions de l’âme cités).

Il est impossible de résumer en quelques lignes les 32 études qui composent le recueil. Indiquons simplement que celles-ci s’inscrivent dans quatre perspectives générales, au sein desquelles elles représentent un progrès considérable pour la recherche, aussi bien en philosophie moderne que pour l’étude des racines scolastiques de celle-ci et de ses prolongements phénoménologiques : 1) les effets du contexte ou de la « culture » scolastique dans la constitution des « passions » comme objet de recherche philosophique (auxquelles correspondent les études de la première partie de Dominik Perler, Igor Agostini, Annie Bitbol-Hespériès, Franco Aurelio Meschini, Alexandre Guimaraes Tadeu de Soares, Erik-Jan Bos, Corinna Vermeulen, Mariafranca Spallanzani) ; 2) l’élucidation de la signification du projet cartésien dans ce texte (expliquer en physicien les passions) et les difficultés qui en procèdent (c’est l’objet des études de la seconde sous-partie de Gilles Olivo, Jean-Luc Marion et Hiroaki Yamada, avec une approche comparative pour celles de Denis Kambouchner, Vincent Carraud et Xavier Kieft, et par une lecture de la Lettre à Voet pour celle de Pablo Pavesi) ; 3) la réception des Passions de l’âme dans l’Europe savante du XVIIe siècle, de Regius, Clauberg à Malebranche, Pascal et Spinoza (études dans la troisième sous-partie de Theo Verbeek, Domenico Collaciani, Giuliano Gasparri, Roger Ariew, Laure Verhaeghe, Alberto Frigo, Laurence Renault, Frédéric Manzini, Tad M. Schmaltz, Gábor Boros, Antonella Del Prete, Alessandra Fusciardi, Francesco Valerio Tommasi) ; 4) la fécondité heuristique des Passions de l’âme au regard des recherches phénoménologiques enfin, selon Husserl, Merleau-Ponty, Levinas et Henry enfin (avec des études respectivement de Dominique Pradelle, Wojciech Starzynski, Dan Arbib et Gregori Jean dans la dernière sous-partie). Soulignons aussi la présence en annexe d’une étude d’Yves Pouliquen (« L’œil de Descartes »), qui présente aussi bien l’importance des recherches en optique du philosophe auprès de ses contemporains que leur fécondité historique. Plusieurs schémas et planches anatomiques accompagnent le texte et en facilitent la lecture.

En somme, par la diversité des études et leur densité, ce recueil représente incontestablement un outil désormais essentiel pour toute recherche portant sur les passions, l’union de l’âme et du corps et la physique cartésienne. Par les nombreuses pistes de réflexion qu’il invite à approfondir (le rapport entre scolastique et physique cartésienne, la réception des Passions de l’âme en contexte cartésien et les limites de cette réception, les prolongements phénoménologiques de cette réflexion enfin, et la façon dont on peut penser en phénoménologie à partir du texte de Descartes), cet ouvrage, à l’image du colloque de 2014, constitue un lieu décisif non seulement pour les études cartésiennes, mais aussi pour quiconque s’interrogeant sur « la nature de l’homme » [37].

Yoen QIAN-LAURENT (Fondation Thiers)

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Pour citer cet article : BELGIOIOSO, Giulia & CARRAUD, Vincent, éd., Les Passions de l’âme et leur réception philosophique, Turnhout, Brepols, 2020, 696 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022,p. 151-206.

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LEBRETON, Lucie, « Nietzsche et « le principe de Pascal “il faut s’abêtir” », Revue de métaphysique et de morale, 104, 4, 2019, p. 421-437.

Toute étude comparant deux pensées se confronte généralement à deux questions : a) Qu’est-ce qui rapproche ces deux pensées ? b) Pourquoi souligner leur rapprochement ? La première question requiert une entreprise descriptive ; la seconde demande de justifier le rapprochement, c’est-à-dire indiquer en quel sens il faut interpréter l’isomorphie observée : bref, après avoir dit ce par quoi B ressemble à A, dire ce qu’une telle ressemblance signifie.

A la première question, l’article de L. Lebreton répond parfaitement en soulignant les aspects par lesquels Nietzsche et Pascal se ressemblent (ou par lesquels Nietzsche ressemble à Pascal). S’appliquant à « mettre en évidence l’intelligence que révèle l’abêtissement pascalien » (p. 423), l’A. analyse la fécondité du « principe de Pascal » que désigne le syntagme « Il faut s’abêtir » dans le fragment « Infini, Rien » dans la lecture de Nietzche. Pascal a raison, selon celui-ci, parce qu’il a fort bien compris que « la vie théorique est superficielle par nature » et que, de ce fait, « ce qui doit d’abord être démontré ne vaut pas grand-chose » (p. 424). Dans le pari (qui n’en est pas un, comme l’a souligné L. Thirouin, dont les analyses n’auraient pas été inutiles pour éclairer ici ce fragment difficile), Pascal manifeste la supériorité du sentiment sur les raisons ; son refus des preuves de l’existence de Dieu conduit à ne pas vouloir penser le christianisme comme « certitude de vérité » (ce que certitude ou vérité peuvent signifier selon Pascal n’est pas vraiment abordé ici) ; et de là à penser le christianisme comme maladie, il n’y a semble-t-il qu’un pas, que Nietzsche accomplit. Idem pour les analyses pascaliennes sur le corps qui ressemblent à certaines analyses de Nietzsche : « il est possible, à travers la pratique répétée de certains gestes (…) de favoriser le développement de certains instincts (…). Le “discours de la Machine” poserait ainsi les jalons de ce que Nietzsche thématisera sous le nom de Züchtung » (p. 426).

A la seconde question, la réponse est moins claire. Que signifie « l’anticipation » pascalienne (« Pascal anticipe d’ailleurs encore sur les analyses nietzschéennes lorsqu’il souligne que l’abêtissement passe par l’imitation », p. 426) ? S’agit-il de dire que certaines pensées de Pascal forment un brouillon inachevé de certaines idées de Nietzsche, c’est-à-dire d’évoquer ce qu’on devrait appeler les intuitions nietzschéennes de Pascal ? Ou d’inverser le rapport en pensant l’influence de Pascal sur Nietzsche (ce que sous-entend l’expression « reprise fidèle du fragment 126 des Pensées » à propos d’un fragment d’Aurore, p. 428) ? La multiplicité des termes employés par l’A. pour nommer ce rapport (il y est question de « la proximité de ces deux penseurs, par-delà leurs divergences », par ailleurs jugées « profondes ») reflète certainement la difficulté qu’il y a à penser ce rapport. Cette indétermination se manifeste autrement dans l’article lorsque l’A. pose, en suivant Nietzsche, l’identité entre Pascal et Pyrrhon. On lit à deux reprises cette tournure : « Pyrrhon – comme plus tard Pascal – a perçu la fausseté de ces nouveaux philosophes » (p. 431) ; « Et c’est pourquoi Pyrrhon – comme plus tard Pascal – en déduit que ces vertus dont se parent et que défendent rationnellement les philosophes, le peuple, qui se laisse seulement guider par ses instincts, les réalise bien davantage » (p. 433). Pourquoi est-ce à Pascal qu’il revient dans l’histoire de la philosophie de reprendre Pyrrhon ? Comment comprendre la signification historique de la reprise pascalienne de Pyrrhon, en particulier après Descartes (et pas avant) ? Qu’est-ce qui nous retient de comprendre ces similitudes autrement que comme l’effet d’une rencontre arbitraire, que faudrait-il en tirer plus précisément ?

Bref : soulignant les motifs communs entre Pascal et Nietzsche (et entre Pascal et Pyrrhon, selon Nietzsche), l’A. ne répond pas directement ici à la question portant sur le sens et l’intérêt de l’examen d’un tel rapport. Que Pascal ait pu répéter Pyrrhon ou annoncer Nietzsche semble ainsi relever d’un heureux hasard. On aurait souhaité un examen plus ample des raisons philosophiques qui conduisent à ce double mouvement de répétition (sceptique) et de préfiguration (nietzschéenne) propre à Pascal (examen qui aurait peut-être conduit à reformuler le rapport de Pascal à Pyrrhon, en intégrant par exemple le cartésianisme de Pascal, qui l’éloigne radicalement de Pyrrhon, et dont une telle lecture ne rend absolument pas compte). Il est autrement difficile ne pas simplement voir en Pascal un Nietzsche affaibli (Pascal « comprend que la perfection est toujours synonyme d’incorporation, il comprend qu’un instinct est affaibli lorsqu’il se rationalise », p. 436), craintif, qui refuse d’aller au bout de ses principes en renonçant à son « idéal » : bref, un Pascal que personne n’a vraiment envie de lire.

Si toute lecture comparative n’a de sens philosophique que par la façon dont, à travers l’examen d’un rapport particulier entre deux penseurs, elle nous invite à (re-)penser l’idée même de tout rapport, alors celui qui lie Nietzsche à Pascal doit certainement retenir toute notre attention, dans la mesure où la rencontre avec Pascal est l’occasion d’une élucidation décisive de la notion de type pour Nietzsche. Qui souhaite approfondir cette rencontre pourra consulter les autres travaux de l’A., parus et à venir, et l’article complet et synthétique, paru voilà déjà dix ans, d’A. Frigo, qui souligne l’intérêt que représente Pascal pour penser une certaine histoire du christianisme (et particulièrement de sa fin) avec Nietzsche (« “La vittima più istruttiva Del cristianesimo” : Nietzsche lettore E interprete di Pascal », Giornale Critico Della Filosofia Italiana, 6, p. 275-298).

Yoen QIAN-LAURENT (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Yoen QIAN-LAURENT, « LEBRETON, Lucie, « Nietzsche et « le principe de Pascal “il faut s’abêtir” », Revue de métaphysique et de morale, 104, 4, 2019, p. 421-437. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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ICARD, Simon, Port-Royal et la République : 1940-1629 ? Paris, Chroniques de Port-Royal, 2018, 422 p.

S’il est cocasse, comme l’indique en préambule S. Icard, de mesurer ce par quoi ou pour quoi Port-Royal a pu constituer une ressource en différents lieux de l’histoire politique pour les pédagogues, écrivains ou hommes politiques républicains, ce dernier vol. des Chroniques de Port-Royal comporte plusieurs études qui enrichissent sans nul doute la connaissance que nous avons des enjeux politiques auxquels Port-Royal, en son présent, s’est rapporté (comme l’article de F. Vandermarcq sur le Nordtstrand) comme ceux qu’il a pu nourrir par la suite (on pense ici à l’art. de S. Icard qui thématise efficacement la constitution d’un mythe « Port-Royal » par la République, notamment dans « le tournant des années 1920 »). La réflexion ne se développe pas, pour le reste, sur le plan philosophique ; aucun des concepts de philosophique politiques développés par des penseurs rattachés à Port-Royal et qui auraient pu être repris plus tard par des penseurs républicains n’est réellement envisagé, hormis dans l’étude par L. Thirouin du concept de pluralité chez Pascal à laquelle on renverra en priorité les lecteurs du Bulletin (« La République et le nombre : Pascal penseur de la pluralité », p. 217-236). La pluralité y est envisagée comme principe supplétif de l’ordre politique, ou « solution politique qui nous rappelle en permanence que la solution n’est pas politique » (p. 236) ; en cela, l’éloge qu’on peut lire chez Pascal de la pluralité est éminemment paradoxal : celle-ci ne vaut qu’en tant qu’elle fait signe vers un régime supérieur d’unité, de nature évangélique.

Yoen QIAN-LAURENT (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Yoen QIAN-LAURENT, « Simon Icard, Port-Royal et la République : 1940-1629 ? Paris, Chroniques de Port-Royal, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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MORIARTY, Michael, « Pascal’s Modernity », The Seventeenth Century, 2017, https://doi.org/10.1080/0268117X.2017.1390493

L’A. se propose d’évaluer à quels titres une « modernité » de Pascal fait sens. Selon lui, la modernité de Pascal tient à la distinction radicale qu’il opère entre fait et valeur, tel que le révèle son traitement de l’instinct naturel : alors que les philosophes (stoïciens, épicuriens, saint Augustin, Jansénius, etc.) ont généralement admis comme principe constitutif de tout vivant l’attachement à sa propre existence et la crainte de sa disparition, la voix de Pascal paraît discordante sur ce sujet (cf. la lettre de Pascal à Florin et Gilberte Périer, 17 oct. 1651, OC II, 20) : l’aversion naturelle d’Adam pour la mort ne provenait pas d’un instinct biologique, relatif à sa nature animale, mais d’une inclination donnée par Dieu et fondée sur son amour pour Dieu (l’amour de Dieu aux deux sens du génitif) ; Adam souhaitait ne pas mourir pour continuer à vivre en Dieu et « parce que Dieu voulait qu’il vive ». Sur cette base, l’A. affirme qu’il n’y a pas pour Pascal « d’instinct de survie » compris comme » tendance intrinsèque » à notre nature biologique : notre désir de survivre, dans sa forme présente, est un appétit « non-naturel » (unnatural), au sens où nous n’avons pas été créés avec lui – l’instinct de survie n’en est pas un, à proprement parler, il est la conséquence de notre péché. Il ne faut pas s’étonner, dès lors, que Pascal rejette ce besoin vital sur le plan éthique, et refuse de le considérer comme « une base neutre sur laquelle nous pouvons bâtir des normes morales ». Pour souligner le rejet pascalien de la nature, l’A. met en évidence ce qui distingue cette perspective de l’aristotélisme, qui, « à l’inverse du néo-augustinisme », est un cadre de pensée toujours actuel – comme chez A. MacIntyre (Dependant Rational Animals, 1999) : fidèle à la présupposition aristotélicienne selon laquelle de la compréhension de la nature d’un être à la compréhension de ce qui est bien pour lui, la conséquence est bonne, l’« éthique des vertus » postule que le concept de « nature humaine » fait toujours sens, c’est-à-dire qu’il est possible d’en inférer des normes de conduite. On pourrait croire que la « modernité » de Pascal consiste à refuser cette thèse. Or ce n’est précisément pas ce que laissent entendre certaines Pensées (par ex., Lafuma 200) qui brouillent le lexique de la nature (« l’univers ») en y joignant des termes axiologiquement non-neutres (« noble »). – Force est de constater qu’in fine l’A. répond moins à cette difficulté qu’il ne la pose : « Des catégories comme noble et grand peuvent-elles être dérivées d’une analyse immanente et non-théologique de l’expérience humaine, comme l’argumentaire apologétique de Pascal semble l’exiger ? Comment peut-on réconcilier ceci avec une attitude en apparence sceptique à l’égard de la notion de nature humaine et de la possibilité d’identifier des valeurs de base, dans nos tendances et dans nos caractéristiques observables ? » Si l’insistance pascalienne sur la Révélation comme source exclusive de valeur est rejetée, existe-t-il d’autres options morales que l’utilitarisme hédoniste qui seul semble non-contradictoire avec la distinction entre fait et valeur ? La modernité est alors caractérisée, selon l’A., comme ce programme contradictoire qui reconnaît la distinction entre fait et valeur tout en refusant ou résistant contre l’utilitarisme hédoniste. Cette tension constitutive de la modernité en fonde le « malaise et l’insatisfaction » – et Pascal, comme tenant de cette double affirmation contradictoire, en est l’un des premiers et plus brillants hérauts. Resterait à élucider, de façon moins elliptique, le rapport entre modernité et critique de la nature, pour définir un concept moins flottant de « modernité ».

Yoen QIAN-LAURENT

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Pour citer cet article : Yoen QIAN-LAURENT, « MORIARTY, Michael, « Pascal’s Modernity », The Seventeenth Century, 2017 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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CAWS, Mary Ann, Pascal: Reason and Miracles, Reaktion Books, 2017, 200 p.

Connue outre-Atlantique comme spécialiste des avant-gardes du XXe siècle (en particulier le courant surréaliste), l’A. a publié plusieurs biographies sur des figures qui s’y rattachent (Proust, Picasso, Woolf). Cet ouvrage constitue sa première incursion dans le Grand siècle et hors de son domaine de recherche académique. Son but est à la fois ambitieux et modeste : ambitieux, car il s’agit d’évoquer « tout » Pascal en une centaine de pages agrémentées d’images, et modeste, puisque l’auteur introduit l’œuvre de Pascal auprès d’un public américain qui en est sans doute peu familier. D’où le double sentiment de frustration et de sympathie que peut éprouver le lecteur plus familier (et moins américain) de Pascal, devant les raccourcis empruntés par l’A. et son souci louable de « partager Pascal ». L’A. suit un parcours chronologique classique, dont nous dirons trois choses : (1) la source bibliographique principale de l’auteur semble être J. Attali (Blaise Pascal ou le génie français, Paris, 2000), dont le ton « telenovela », lorsqu’il s’agit de raconter la vie des Pascal, laisse dubitatif ; (2) l’accent est moins mis sur la pensée de Pascal que sur sa bizarrerie psychologique, d’où parfois un propos plus trivial que philosophique, littéraire ou théologique ; (3) quelques rapprochements sont faits entre Pascal et « la modernité », pour montrer le rôle de celui-là dans la constitution de celle-ci, cherchent à montrer « l’actualité de Pascal » (dans les sciences, l’ingénierie, les transports en commun, etc.), de façon trop éparpillée. – Notons avec regret que l’A. semble avoir beaucoup plus à dire sur la question de l’ordre chez Mallarmé et Pascal que ce qu’elle en laisse apercevoir dans l’ouvrage.

Yoen QIAN-LAURENT

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Pour citer cet article : Yoen QIAN-LAURENT, « CAWS, Mary Ann, Pascal: Reason and Miracles, Reaktion Books, 2017 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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