Auteur : Denis Kambouchner

Tate, Melanie, « Imagining Oneself as Forming a Whole with Others: Descartes’s View of Love », Journal of Modern Philosophy, n° 3, art. 6, 2021, p. 1-12.

Cet article clairement rédigé et assez bien informé des études récentes sur Les Passions de l’âmese lirait avec bonheur, si le propos n’en demeurait tellement schématique et inchoatif. L’auteur entend souligner 1. que, dans la définition cartésienne de l’amour (Passions, art. 79-81), « se joindre de volonté à [un] objet » n’est pas un acte de jugement (de la bonté de l’objet, de sa convenance avec nous), mais d’imagination (d’un tout dont on est une partie, et l’objet un autre) ; 2. que cet acte, « se joindre de volonté », etc., n’est pas de l’essence de l’amour (« an essential part of love », p. 2), car l’amour (réduit à la passion d’amour) est seulement une excitation venue de l’extérieur de l’âme, l’incitant à cet acte, auquel elle peut se refuser. Certains problèmes corrélatifs sont évoqués, comme celui de la représentation de soi dans le tout formé avec l’objet (p. 6), le rapport entre passion et volition (« Passions incite volitions, but passions cannot necessitate volitions », p. 9), ou la valeur même de l’amour, quand il nous joint à des objets qui accroissent la perfection de notre âme et non seulement de notre corps (p. 9-10). Melanie Tate est fondée à souligner certaines distinctions constitutives du propos cartésien. En mettant le « se joindre de volonté » (expression déjà tout sauf transparente !) au compte d’une imagination « active », elle manque toutefois à préciser la relation entre imagination, jugement et consentement (celui « par lequel on se considère dès à présent comme joint avec ce qu’on aime », art. 80), et s’abstient de chercher en quoi consiste l’union de volonté pour autant qu’elle est, qu’on le veuille ou non… une disposition de la volonté. La distinction capitale entre amour des objets et amour de leur possession (art. 82) est ignorée, comme en général la discussion sur la bienveillance et la concupiscence (art. 81). Surtout, la distinction entre l’amour intellectuel et la passion n’apparaît que dans une note de bas de page (p. 6, n. 1), alors que son élucidation aurait dû constituer la tâche centrale de l’étude. La position de surplomb affichée (p. 1-2) à l’égard des « common misinterpretations of Descartes’s theory of love » n’est ainsi en aucune façon justifiée. On voudrait que cette légèreté tant philologique que philosophique ne soit pas elle-même un effet d’école.

Denis Kambouchner (Université Paris-1-Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Tate, Melanie, « Imagining Oneself as Forming a Whole with Others: Descartes’s View of Love », Journal of Modern Philosophy, n° 3, art. 6, 2021, p. 1-12, in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.

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D’AGOSTINO, Simone, « Descartes epistemologo della virtù : metodo e generosità », Quaestio 20, 2020, p. 439-458.

Tout un courant de la philosophie de tradition analytique a développé au cours des dernières décennies une « épistémologie des vertus », virtue epistemology. Le premier des deux termes est à prendre dans son sens anglo-saxon ; le second, au sens antique, particulièrement aristotélicien, de l’arètè, disposition stable au principe de l’excellent accomplissement d’un certain type de tâche, en relation avec l’excellence de la vie humaine. L’épistémologie des vertus, développée par des auteurs tels qu’Ernest Sosa (Knowledge in Perspective, Cambridge U. P., 1991 ; Judgment and Agency, Oxford, 2015) et Linda Zagzebski (Virtues of the Mind, Cambridge, 1996), s’intéresse aux dispositions intellectuelles du sujet de la connaissance dans leurs relations avec l’acquisition de « croyances vraies justifiées ». On distingue entre un « fiabilisme des vertus » (virtue reliabilism), qui compte parmi les vertus intellectuelles l’exercice de la perception, de la mémoire, du raisonnement…, et un « responsabilisme des vertus » (virtue responsibilism²) qui met l’accent sur l’effort de l’agent et sur des traits tels que l’impartialité, l’ouverture d’esprit, le courage, la prudence…

Parmi les auteurs modernes, les épistémologues des vertus se sont particulièrement intéressés à Descartes. Cette relation est l’objet du présent article, qui prend son départ chez deux auteurs, Ernest Sosa et Richard Davies. E. Sosa (section 2) s’est régulièrement référé à Descartes depuis son article : « How to Resolve the Pyrrhonian Problematic : A Lesson from Descartes » (Philosophical Studies, 85, 1997, 2-3, p. 229–249). Son intérêt s’est porté notamment sur la distinction entre cognitio et scientia telle qu’avancée à propos du géomètre athée (p. 442) : la cognitio est selon lui un animal knowledge, la scientia un reflective knowledge dont il s’agit de détailler les conditions ; Descartes a cherché « une justification des croyances adéquates à un niveau réflexif supérieur, capable de fonder la compétence du sujet connaissant » (p. 448). R. Davies (section 3) est quant à lui l’auteur d’un Descartes : Belief, Scepticism and Virtue (Routledge, 2001) ; abordant la « rectitude doxastique » cartésienne comme un juste milieu entre la crédulité et le scepticisme, il insiste sur l’intention corrective des préceptes de la méthode, ainsi que sur le rapport entre cette rectitude et l’observation d’un ordre défini à partir des notions innées.

L’intention de l’auteur est de montrer la fécondité de ces tentatives en proposant un certain nombre d’approfondissements (section 4). La décision initiale dont les préceptes de la méthode font l’objet, comme la nature de leur observation (qui n’est simple soumission, p. 448) et les progrès qu’elle rend possibles, incitent à traiter l’habileté cartésienne à trouver la vérité comme un véritable habitus (p. 451). On ne peut dès lors se contenter de poser, avec R. Davies, la rectitude doxastique comme « l’analogue épistémologique de la générosité cartésienne » : c’est plutôt celle-ci qui « possède déjà les caractères de la vertu épistémologique recherchée » (p. 452). Relèvent en effet de cette vertu non seulement la « ferme et constante résolution d’user bien de son libre arbitre », mais la réflexion subséquente sur ce qu’il est possible et nécessaire d’entreprendre, et la capacité de déterminer jusqu’à quel point on a usé des forces de son esprit. Descartes est donc bien un épistémologue de la vertu (p. 454-455), tant dans sa recherche de la sécurité épistémique (version « fiabiliste ») que par son insistance sur notre responsabilité dans la formation de nos croyances (version « responsabiliste »).

Cet article très clair et parfaitement documenté fera connaître aux historiens de la philosophie des débats dont ils sont souvent trop peu informés. Son mérite est aussi de replacer au premier plan la question – jamais négligée par les études cartésiennes en langue française – des relations cartésiennes entre la recherche de la vérité et les dispositions morales. Néanmoins, la compréhension de la méthode cartésienne en termes d’habitus soulève toute une série de problèmes. Quant à la pertinence et à la fécondité des concepts de la virtue epistemology pour l’interprétation de l’entreprise cartésienne, la discussion est bien évidemment ouverte ; on souhaite seulement, comme à l’accoutumée, que les subtilités des penseurs classiques ne soient pas vouées à disparaître sous des schématisations étrangères à leur langage.

Denis KAMBOUCHNER (Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : D’AGOSTINO, Simone, « Descartes epistemologo della virtù : metodo e generosità », Quaestio 20, 2020, p. 439-458., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 193-194.

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GENY, Vincent, « Réflexion et expérience chez Malebranche », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 144, 2019-2, p. 147-164.

Cette étude pose l’intéressante question de la causalité dont relève, selon Malebranche, cette réflexion qu’Arnauld qualifie d’« expresse ». L’A. commence par inférer du champ lexical de la réflexion qu’elle est, chez Malebranche, « plus complexe que la simple conscience cartésienne de la pensée » (p. 151). Il oppose ensuite aux textes qui la présentent comme « une opération apparemment volontaire » (p. 152) ceux qui « unissent la réflexion et l’expérience » (p. 153), c’est-à-dire qui la soumettent – comprend-on, quoique l’A. ne traite ni du jugement, ni de la volonté – au même régime de causalité que les jugements naturels. La même « ambiguïté fondamentale » qui affecte le concept de réflexion chez Malebranche (p. 152, 157, 162) s’étend à ceux d’attention (p. 147, 158, 160) et d’expérience (p. 155, 162). Malebranche, comparé avec Condillac, pose donc déjà la question de savoir « si la réflexion prolonge la sensation ou si elle renvoie à une activité spécifique de l’entendement », mais « sans y répondre de façon univoque » (p. 162). Une telle « conceptualisation ambiguë » marque néanmoins « le caractère empiriste de sa pensée » (p. 163).

Cet article tente une ample mise en perspective à partir d’une étude conceptuelle inévitablement sommaire et d’une bibliographie secondaire réduite (toute francophone). Il faudra donc attendre de l’A. des analyses plus approfondies, ainsi qu’une plus grande vigilance sur des détails qu’il n’y a pas lieu de lister ici.

Denis KAMBOUCHNER (Université Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Denis KAMBOUCHNER, « GENY, Vincent, « Réflexion et expérience chez Malebranche », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 144, 2019-2, p. 147-164. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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PRADELLE, Dominique & RIQUIER, Camille, éd., Descartes et la phénoménologie, Paris, Hermann, 2018, 376 p.

Ce volume est issu d’un colloque international et particulièrement franco-polonais organisé par les éditeurs ainsi que W. Starzynski en février 2016 à l’Institut Catholique de Paris. Une autre partie des contributions de ce colloque a été publiée dans Les Études philosophiques, 2017/2, n°172 sous le titre : Descartes et la phénoménologie en Pologne et en Europe centrale : voir BC XLVIII, p. 224. De même que cette autre livraison, et comme l’indiquent ses éditeurs dans leur Introduction, un titre plus exact pour ce beau volume eût été : « D. dans la phénoménologie », ou « D. vu par les phénoménologues » : cela n’exclut pas, de la part de plusieurs des contributeurs, un haut degré d’expertise et d’érudition proprement cartésiennes.

Encadré par deux contributions virtuoses de R. Barbaras (« Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? », p. 11-25) et de J.-L. Marion (« En quel sens la phénoménologie peut-elle ou non se réclamer de Descartes ? », p. 339-361), l’ouvrage comporte deux parties, l’une consacrée au versant allemand, l’autre au versant français de la question. La première est surtout consacrée à Husserl, avec une série d’études substantielles (D. Pradelle, A. Dewalque, J. Farges, F. V. Tommasi, N. de Warren, V. Cibotaru). Les phases de la référence husserlienne à D. y sont méticuleusement étudiées, le cas échéant sur un mode critique, avec leurs antécédents (A. Dewalque sur Brentano, son « cartésianisme » et la notion de conscience interne, p. 63-90) et leur postérité (le mode heideggérien du « retour à Descartes », « diamétralement opposé » au mode husserlien : D. Pradelle, p. 48 sq.). La seconde partie livre des éclairages sur Sartre (C. Riquier, avec une méditation originale sur l’enfance ; R. Breuer sur les songes, la liberté et la « néantisation »), Merleau-Ponty (E. de Saint-Aubert, sur l’union de l’âme et du corps, les « trois confusions » et l’être-au-monde cartésien), Levinas (D. Arbib sur Le Temps et l’autre et la création continuée), Michel Henry (G. Jean, sur l’ambulandi cogitatio), Marion (C. Serban, sur la « pensée passive de D. » et la distinction entre chair et corps), mais aussi Derrida (O. Dubouclez, sur les figures du cogito, de La Voix et le phénomène jusqu’à L’animal que donc je suis), Maldiney et Ricœur (dans la contribution d’E. Falque, transversale elle aussi, sur la relation du fou à son corps).

Peu de développements dans ce livre sur les textes mêmes de D. (malencontreusement amalgamés avec des gloses p. 196 et 198), et l’on peut regretter que le texte de la Description du corps humain sur les mouvements volontaires (AT XI 225) soit interprété à contresens (p. 156). Les principaux concernent, comme on pouvait s’y attendre, les Meditationes I, II, III et VI, et, de manière moins attendue, les Olympica. Mais sur une relation dont l’importance dans l’histoire de la philosophie du XXe s. se passe de démonstration, l’ensemble s’impose comme une somme jusqu’ici sans équivalent et dont bien des éléments sont des plus précieux.

Denis KAMBOUCHNER (Université Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Denis KAMBOUCHNER, « Dominique Pradelle & Camille Riquier, éd., Descartes et la phénoménologie, Paris, Hermann, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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DEL PRETE, Antonella & CARBONE, Raffaele, éd., Chemins du cartésianisme, Paris, Classiques Garnier, 2017, 276 p.

C’est l’un des acquis les plus insistants de la recherche récente : sur le plan historiographique, le mot « cartésianisme » doit désormais s’employer au pluriel. Il faut en effet parler d’une histoire des cartésianismes, à raison d’une double variété : celle des aires géographiques et culturelles – de l’Europe du nord au Royaume de Naples – dans lesquelles la référence à D. a été reprise et cultivée au cours du grand siècle qui a suivi la mort du philosophe ; celle aussi des aspects de l’œuvre qui ont été revendiqués et mis au premier plan, imposant par là une pluralité irréductible des « images » de D. Cette complexité de la « réception » de D. a constitué l’objet central de nombreux travaux (R. Ariew, G. Belgioioso, C. Borghero, T. Schmaltz, E. Scribano, T. Verbeek, etc.), dans le fil desquels le présent ouvrage veut s’inscrire, venant aussi compléter la somme dirigée et publiée par D. Antoine-Mahut [Kolesnik-Antoine] sous le titre : Qu’est-ce qu’être cartésien ? (Lyon, 2013, cf. BC XLV, p. 206-208).

Comme l’indiquent les éditeurs, le présent volume n’a pas été organisé d’après la distinction des espaces nationaux, mais a privilégié trois grandes unités thématiques : théologie, physique, médecine, avec leurs intersections – les « acquis scientifiques du cartésianisme » constituant toutefois la « toile de fond historique et épistémologique » des analyses proposées (p. 14). S’intéressant à des auteurs néerlandais, français, italiens et allemands, soit contemporains de D., comme Bourdin ou Regius, soit nettement postérieurs, comme Biagio Garofalo (1677-1762) ou Louis de Lacaze (1705-1765), ces études abordent donc un vaste éventail de thèmes – de la physique à la morale et à l’interprétation de l’Écriture – sur lesquels ils apportent une matière d’autant plus appréciable que ces auteurs sont dans l’ensemble mal connus.

Quatre contributions occupent le cœur du volume. D. Collacciani et S. Roux ont pris l’heureuse initiative d’étudier (p. 51-78) les thèses de mathématiques que le P. Bourdin a fait soutenir au Collège de Clermont entre 1638 et 1651, afin de préciser les positions de Bourdin en matière d’optique (positions en fait très ouvertes à l’apport de D. comme auparavant à ceux de Kepler et de Scheiner, pourvu que certains principes aristotéliciens puissent être sauvés), et de mieux apprécier la stratégie de D. dans ses réponses (en annexe : une liste des thèses soutenues et de belles planches d’optique et d’anatomie de l’œil). F. de Buzon étudie avec une égale précision (p. 85-108) les inflexions que Clauberg (apprécié par le maître de Leibniz, Thomasius) fait subir au concept de la physique cartésienne, d’une part dans sa Paraphrase des Meditationes à propos de la mathesis pura atque abstracta, d’autre part dans sa Physica contracta (1664), où se trouve rétablie une opposition très peu cartésienne entre une matière première nue et inerte et une matière seconde diversifiée par des formes (la forme redevenant « principe des actions »). D. Antoine-Mahut revient (p. 109-125) sur l’œuvre propre de Regius et « l’extrême cohérence » qu’elle montre à travers ses « approfondissements », notamment dans le dernier état de sa Philosophie naturelle (1661) : introduction de la notion de « forme matérielle », destinée à « intégrer une pensée de l’individualité et de l’activité des corps dans une physique mécaniste » ; explication de la circulation du sang par un « mouvement réciproque » des esprits animaux dans les ventricules du cœur ; conception de la pensée comme mode possible de la chose corporelle et insistance sur la dépendance des pensées par rapport au cerveau et aux esprits animaux ; rabattement du domaine de la métaphysique sur celui de la foi ». F. Toto s’attache (p. 127-161) à la manière dont Spinoza construit « avec des matériaux cartésiens », mais surtout avec le principe de l’imitation des affects, une « véritable théorie de la reconnaissance », théorie qui fait défaut chez D. du fait de l’attachement à un « idéal éthique d’une générosité satisfaite d’elle-même » et au principe d’une « réflexivité autonome » (p. 142 ; il est dommage que l’A. maintienne une représentation égocentrée de la subjectivité généreuse, sans référence à « la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes », AT VI 61, 25-27).

Deux études du même ensemble s’inscrivent en contexte néerlandais : A. Del Prete analyse trois pamphlets publiés en 1655-1657 par Lambert van Velthuysen (1622-1685) contre Jacob Du Bois, pasteur de Leyde qui avait fait paraître deux traités de réfutation de l’héliocentrisme et de polémique contre Christoph Wittich ; ces textes qui s’entendent à retourner contre l’adversaire ses propres thèses sont représentatifs de l’alliance entre l’adhésion à la nouvelle philosophie et le refus de toute mixtion entre politique et théologie. W. Van Bunge se penche sur l’œuvre de Balthasar Bekker (1634-1698), d’abord calviniste orthodoxe, converti au cartésianisme et auteur en 1691-1693 d’un fameux ouvrage, De betoverde Weereld, partiellement traduit en français sous le titre : Le monde enchanté, et consacré aux phénomènes surnaturels.

Deux études respectivement dues à M. Sanna et à A. Lamberti concernent des auteurs napolitains critiques de la pensée cartésienne : Biagio Garofalo, un représentant du courant spinoziste, qui discuta Vico et médita, avec D. et contre lui, sur la relation entre la physique des mots, les pensées et les passions ; Antonio Genovesi, qui fait de D. un « coryphée de la libertas philosophandi » (p. 182), mais s’attache, dans sa Metaphysica de 1743, à relever « les erreurs et les lacunes de la métaphysique cartésienne », pour ensuite retourner ses critiques contre Spinoza, Leibniz et Malebranche.

En dernière partie du volume, R. Mazzola s’attache au thème cartésien de la prolongation de la vie, avec des développements débouchant sur les problématiques les plus récentes (y compris l’homélie prononcée par Benoît XVI à la veille de Pâques 2010). S. Carvallo livre une utile réflexion historiographique (p. 211-240), articulée notamment aux œuvres de Barthez, Cournot et Claude Bernard, sur la formation du concept d’organisme et sur la catégorie de vitalisme appliquée aux médecins anticartésiens des deux siècles qui suivent la mort de D., dont Stahl apparaît comme le représentant le plus saillant. Raffaele Carbone s’intéresse (p. 241-261) au médecin montpelliérain Louis de Lacaze, auteur notamment d’une Idée de l’homme physique et moral (1755), à comparer avec Buffon, La Mettrie, Diderot et d’Holbach ; celui-ci rapporte « l’usage bien réglé de l’action de penser » à l’heureuse disposition d’une « tête bien organisée », sans pour autant verser dans un réductionnisme complet (la tête doit « se maintenir dans un effort nécessaire pour seconder l’âme dans l’action de penser », p. 255).

Au total, une riche matière et des études souvent précieuses. L’absence d’unité thématique du recueil empêchera toutefois d’en tirer un enseignement global, hormis la confirmation du caractère extrêmement diversifié des « usages de Descartes » dans l’Europe du xviie siècle comme encore dans celle des Lumières.

Denis KAMBOUCHNER

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Pour citer cet article : Denis KAMBOUCHNER, « DEL PRETE, Antonella & CARBONE, Raffaele, éd., Chemins du cartésianisme, Paris, Classiques Garnier, 2017 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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BOCCHETTI, Andrea, Per una storia dell’io. Un nesso impensabile : Descartes-Nietzsche, préface de Fabrizio Lomonaco, Ariccia, Aracne Editrice, 2015, 182 p.

Le titre donné à cette intéressante étude ne doit pas prêter à confusion. Il ne s’agit pas d’une histoire philosophique de l’ego qui viendrait compléter pour la période moderne les importantes contributions récentes d’A. de Libera ou de V. Carraud, mais d’un essai sur la référence à D. dans l’œuvre de Nietzsche et sur son écho chez les penseurs contemporains (Heidegger, M. Henry, J.-L. Marion auprès de qui l’A. a travaillé).

En tant que tel, l’ouvrage porte donc davantage sur la lecture de D. associée à l’interprétation de la subjectivité comme Wille zu Macht que sur les textes cartésiens eux-mêmes, que l’A. connaît bien mais cite peu et n’interroge jamais directement. En soulignant le caractère crucial de la référence cartésienne pour Nietzsche (« Point de départ. Ironie contre Descartes » : Fragments posthumes, 1885, cité p. 26), et en entreprenant de livrer une utile « topologie cartésienne dans la pensée de Nietzsche » (chap. 1), l’A. veut soustraire le régime de cette référence à toute simplification : « L’opération nietzschéenne entend soustraire l’ego à son statut ontologique, non pour dissoudre son instance dans une pure illusion (illusorietà), mais pour le resituer dans la dimension morphologique du Wille zu Macht, comme point de nouage du Wille moyennant l’autoposition du sentir en tant qu’unité du penser » (p. 24). C’est en quoi (chap. 2) Heidegger, en mettant l’accent sur le « même » (Stesso) métaphysique auquel appartiennent tant Nietzsche que D., « pourrait ne pas avoir suffisamment apprécié la position prise par Nietzsche, parce qu’il n’a pas relevé le point de contact crucial », à savoir l’ego lui-même, au titre duquel Nietzsche retraverse la pensée cartésienne (p. 84). On s’approchera davantage (chap. 3-4) de ce « rapport impensable » des deux auteurs avec le « modèle égologique de la substance » tel que reconstruit par J.-L. Marion dans cet ouvrage riche de références à Nietzsche qu’est Sur le prisme métaphysique de Descartes (Paris, 1986) : « l’onto-théo-logie de l’ens ut cogitatum permet de définir les termes auxquels Nietzsche se réfère dans sa déconstruction de l’ego » (p. 109). C’est aussi le cas avec l’analyse par M. Henry d’un sentir originaire qu’on rapprochera du thème nietzschéen de l’Ichgefühl (p. 116). « En définitive, l’ego ne peut retrouver une place pour Nietzsche que comme émergence au sein du vivant ; en tant que tel, il s’institue au sein de la volonté de puissance, à savoir moyennant le se-sentir de la vie, dans l’élan de dépassement qui le tient-au-monde » (p. 174). Cette étude sans propos techniquement historique, et plus qu’économe de mentions de la littérature secondaire, retiendra par sa virtuosité l’attention de tous les lecteurs familiers de la sphère philosophique dans laquelle elle s’est installée.

Denis KAMBOUCHNER

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Pour citer cet article : Denis KAMBOUCHNER, « BOCCHETTI, Andrea, Per una storia dell’io. Un nesso impensabile : Descartes-Nietzsche, préface de Fabrizio Lomonaco, Ariccia, Aracne Editrice, 2015, 182 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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GUENANCIA, Pierre, Liberté cartésienne et découverte de soi, Paris, Les Belles Lettres/Encre Marine, 2013, 86 p.

Ce petit ouvrage en forme de plaquette, d’une présentation particulièrement élégante, réunit deux textes issus de conférences prononcées en 2012-2013 et qui ont été « conçues ensemble, de façon parallèle ».

La première partie, qui donne son titre au livre, revisite la question de la liberté cartésienne sur le mode méditatif qui est la marque de l’A. Sans dimension historique marquée, économe de références aux études sur le sujet, encadré toutefois par une double comparaison avec Hobbes (sur un mode strictement contrastif) puis avec Maine de Biran, le propos de l’A. se concentre sur la dimension expérientielle de la liberté comme liberté de l’arbitre. « Le libre arbitre veut dire qu’il y a un saut entre la raison et l’action, si facile que soit la transition entre les deux, et que le déclenchement de l’action est le fait de l’agent lui-même et non de la raison qu’il a suivie » (p. 23). « La volonté n’est pas la terminaison d’une série continue de délibérations, mais un point de départ radical, absolu » (p. 26). Ici donc, « le sujet s’apparaît à lui-même comme une réalité tout à fait singulière » (p. 25), « se découvre comme sujet » (p. 26), « éprouve son unité et son indivisibilité » (p. 34). La volonté n’est pas dans l’âme une simple fonction, mais « un pouvoir originaire » ; et que notre liberté soit « première notion », n’est pas pour autant l’objet d’une de ces idées que nous « tirons du trésor de notre esprit » (p. 36). En même temps, « l’expérience de la liberté » est indissociable d’une « expérience de ce qui lui fait obstacle » (p. 38), à savoir au premier chef le corps propre ; d’où la nécessité du rapprochement avec Biran : l’âme comme volonté n’est pas seulement substance, mais force (p. 44) : « le Je pense ne fait pas qu’accompagner les représentations, c’est une force qui s’applique au cerveau [et] qui résiste aux mouvements des esprits qui causent les passions » (ibid.). Et pourtant, « rien n’est moins magique, moins incantatoire ni moins ostentatoire que l’épreuve que l’âme fait à chaque fois d’elle-même » (p. 46) : le libre arbitre « n’est pas un bien de nature monopolistique » (ibid.) ; « par générosité, Descartes entend ce jugement par lequel le sujet décide d’étendre à tous les autres hommes ce qu’il éprouve en lui-même et par lui-même », ce qui revient à « universaliser la forme du soi » (p. 47). La liberté, objet d’un sentiment tout à fait spécifique, « est donc bien au fondement de la métaphysique cartésienne, sans faire partie pour autant des vérités qui y sont démontrées » (p. 50).

La seconde partie est consacrée à la lecture de D. par P. Ricœur dans le vol. 1 (Le volontaire et l’involontaire, Paris, 1950) de son premier grand ouvrage, la Philosophie de la volonté. Ricœur commence par une critique de la distinction réelle de l’âme et du corps comme expression d’un « dualisme d’entendement », alors que mon corps est « moi existant » (p. 58). Ce dualisme se traduit notamment par l’écart creusé entre la volonté et les passions comme simples effets du corps sur l’âme, et débouche sur le mythe d’une sagesse d’équilibre et de possession de soi (p. 62). Mais plus loin dans l’ouvrage, un autre paysage cartésien se découvre, avec l’admiration, « émotion plutôt que passion » (si la passion est une « forme durcie et comme dégénérée de l’émotion », p. 66), qui exemplifie « une liaison, une sorte de collaboration entre l’âme et le corps » (p. 64), laquelle se poursuit dans l’ordre éthique, si la générosité « réalise la synthèse de l’action et de la passion » (p. 68). Aussi la problématique ricœurienne de l’attention, « synthèse originale d’activité et de passivité » (p. 72), rejoint-elle la thématisation cartésienne de la liberté, « liberté seulement humaine », dont elle montre le prix par-delà – ou sous la condition de – l’absence chez D. de toute « théorie compréhensive de l’homme » (p. 77).

On ne demandera pas à ce petit livre des mises au point philologiques qu’il ne prétend nullement fournir, pas plus qu’une prise en charge explicite des principales questions classiques sur la liberté cartésienne (rapport entre les deux définitions de la Meditatio IV, « infinité » de la volonté, variations sur l’indifférence, portée de la lettre à Mesland de février 1645, etc.). Si les pages consacrées à Hobbes et à Ricœur témoignent du talent et de la sûreté d’exposition de l’A., son approche du fait cartésien se situe ici dans un second degré dont l’objet électif pourrait être une sorte d’essence de la pensée cartésienne. Certaines formules prêteront à discussion, notamment celles qui tendent à faire de chaque acte de la volonté cartésienne un point de départ absolu, sans aucune cause antécédente (ce qui est peut-être paradoxalement trop concéder à Hobbes sinon à Kant, et nous avons par exemple, contra, la préface de la Description du corps humain, AT XI 225, 21-25). Mais la défense de cette essence est telle quelle hautement persuasive, et la confrontation avec Ricœur abonde en vues d’une grande subtilité, que le format de la présente recension ne saurait suffire à restituer.

Denis KAMBOUCHNER

 

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Pour citer cet article : Denis KAMBOUCHNER, « GUENANCIA, Pierre, Liberté cartésienne et découverte de soi, Paris, Les Belles Lettres/Encre Marine, 2013 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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