Auteur : Eleonora Zaino

Vittorio MORFINO : Intersoggettività o transindividualità. Materiali per un’alternativa, Castel S. Pietro, Manifestolibri, 384 p.

L’ouvrage de Vittorio Morfino se présente comme une histoire de la philosophie envisagée du point de vue de l’opposition, non dialectique mais antinomique, entre, d’une part, le paradigme consolidé de l’intersubjectivité et, de l’autre, la figure émergente de la transindividualité.

En premier lieu, le aut aut entre intersubjectivité et transindividualité que l’auteur entreprend de construire et articuler est censé remplacer la vieille opposition – qui traverse et pénètre l’histoire de la philosophie moderne « officielle » – entre individualisme et organicisme. En deuxième lieu, le caractère disjonctif de l’alternative – conçue justement sous le signe de l’aut-aut et non du vel-vel – a la teneur d’une exclusion et d’un dépassement programmatiques : ceux de l’intersubjectivité, avec son cortège de philosophèmes classiques.

À cet effet, Morfino entame préliminairement une généalogie de l’intersubjectivité – qui, d’après lui, constitue la moelle de la philosophie moderne – en en déconstruisant les ressorts à partir de la res cogitans de Descartes, en passant par le binôme Leibniz-Locke (l’expressivité, la conscience), jusqu’à l’ego transcendantal de Kant et à l’impasse husserlienne, et encore plus loin dans la pensée contemporaine. À l’intérieur de cet « espace d’intériorité » creusé par Descartes avec le réinvestissement du philosophème « sujet » (de l’hypokeimenon grec au cogito qui fonde la certitude de la science et la réalité de la nature comme objet de science), s’installe donc l’alternative mentionnée plus haut, celle entre les tenants du primat (prius naturae) de l’individu, d’une part, et les tenants du primat de la société, de l’autre.

Or le transindividuel – concept qui n’a rien du paradigme, rien qui ressemble à une « histoire », étant donné que ses formulations sont à la fois récentes et plurielles – brouille cette alternative, la rend caduque, déterritorialise le débat en l’indexant sur des coordonnées nouvelles. Le nerf de ce point de vue inédit, qui permet de remettre en perspective l’histoire de la philosophie (du moins à partir du geste cartésien), est l’ontologie de la relation, la disparition du schéma du « primat » (prius naturae), qu’il soit accordé à l’individu ou bien à l’organisme social. Le prius naturae du paradigme classique est remplacé dès lors par le nexus, le nœud des relations constitutives et de l’individu, et de la société, au point que cette vieille alternative en sort par là même obsolète, avec la trame fanée et le tissu usé de l’intersubjectivité.

Le pionnier du transindividuel, tel que Simondon l’a thématisé et Althusser et Balibar l’ont réinvesti, est bien évidemment Spinoza, la « grande alternative, l’anomalie sauvage, écrit Morfino, par rapport à la triade Descartes-Locke-Leibniz ». Or, Spinoza n’est pas le héros solitaire du transindividuel : il est rejoint et revitalisé par Marx et Freud (et aussi par Darwin). Toutefois, c’est chez Spinoza que la relation antinomique entre intersubjectivité et transindividualité émerge et se révèle comme telle : la conscience et le moi spinoziens relevant de l’imaginaire, l’intersubjectivité doit être lue dès lors, chez lui, sur ce même plan, celui justement de l’imagination, de la connaissance inadéquate. Par rapport à l’intersubjectivité imaginaire, la transindividualité s’impose par conséquent comme fondatrice, antérieure, en tant qu’elle « précède et constitue » l’imagination.

Morfino, dès lors, ne se limite pas à changer de point de vue sur l’histoire de la philosophie, en opérant une sélection fonctionnelle à la mise à jour de cette alternative latente. L’auteur, à travers ce bouleversement de perspective et cette sélection, fait basculer la narration de l’histoire de la philosophie du côté du non-officiel, du minoritaire – dont ses pages suivent la voie et restituent les voix.

Eleonora ZAINO

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Pour citer cet article : Vittorio Morfino : Intersoggettività o transindividualità. Materiali per un’alternativa, Castel S. Pietro, Manifestolibri, 384 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.

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Antonella DEL PRETE (a cura di), « Monographica. Per Paolo Cristofolini », Historia philosophica, 19, Pisa-Roma, Serra Editore, 218 p.

Un an après la disparition de Paolo Cristofolini – historien de la philosophie italien qui a spécialement travaillé sur la pensée du XVIIe siècle, entre Descartes et Spinoza – la revue qu’il a fondée et dirigée pendant des années lui consacre un numéro entier. Il s’agit avant tout d’un hommage affectueux à l’intellectuel toscan, qui témoigne de la portée et du prix de son œuvre, tantôt de chercheur, tantôt de professeur ; mais il s’agit aussi d’un remarquable florilège d’interventions signées par les plus influents parmi les historiens contemporains de la philosophie, en Italie, en France et à l’international : Steven Nadler, Jaqueline Lagrée, Chantal Jaquet, Cristina Santinelli, Pierre-François Moreau, Piet Steenbakkers, et d’autres.

Ainsi, le numéro est une monographica, dans la mesure où tous les essais qui le composent gravitent autour de la figure de Cristofolini ; par ailleurs, c’est en même temps une polygraphica en tant que les questions, les thèmes et les sujets abordés – ainsi que le ton, le style, voire les langues, avec lesquels ils sont traités – sont variés et hétéroclites. Partant, les pages d’Ilaria Gaspari, élève de Cristofolini, où le souvenir de l’ingenium du maître est évoqué sous le mode narratif de l’autobiographie intellectuelle, côtoient des études plus sectorielles, consacrées à des nœuds cruciaux de la pensée moderne, mettant en relief le caractère polyédrique de l’activité de Cristofolini : du Spinoza on Friendship de Steven Nadler, des Figures du temps pluriel de Chantal Jaquet, jusqu’au chapitre sur Gian Battista Vico signé par Alfonso Maurizio Iacono, c’est une polyphonie de voix et de voies de la recherche contemporaine en histoire de la philosophie moderne qui se dégage, évoquant les « chemins », au pluriel, que Cristofolini nous a fait parcourir dans l’Éthique de Spinoza, qu’il a lui-même empruntés, avec enthousiasme et avec un « sourire intelligent », comme le dit Gaspari, dans le domaine spacieux de la pensée moderne.

Eleonora ZAINO

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Pour citer cet article : Antonella DEL PRETE (a cura di), « Monographica. Per Paolo Cristofolini », Historia philosophica, 19, Pisa-Roma, Serra Editore, 218 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.

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Fiormichele BENIGNI : Itinerari dell’antispinozismo. Spinoza e le metafisiche cartesiane in Francia (1684-1718), Firenze, Le Lettere, 216 p.

Quelques décennies après le grand ouvrage de Paul Vernière (1954) qui reconstruisait exhaustivement l’histoire de la diffusion du spinozisme en France dans les XVIIe et XVIIIe siècles, Fiormichele Benigni reprend à nouveaux frais ce thème d’un point de vue plus spécifique et pointu. Ses itinéraires de l’anti-spinozisme, tout en livrant un point de départ original pour repenser dynamiquement les binômes centraux de la philosophie moderne ainsi que ses articulations décisives et ses antinomies constitutives (déterminisme et finalisme, matérialisme et spiritualisme, dualisme et monisme, arbitraire et sagesse divine, simplicité et composition de l’infini, unité et divisibilité de l’étendue/matière etc.), tracent avec efficacité les contours d’un véritable paradigme philosophique qui a habité les métaphysiques cartésiennes en France entre la fin du XVIIe siècle et le tout début du XVIIIe.

Dans le premier chapitre, Benigni montre comment la propagation du spinozisme en France a été déclenchée, au XVIIe siècle, par l’entreprise de contestation du spinozisme lui-même menée par des cartésiens tels Lamy, Régis, Jacquelot et Poiret, préoccupés d’enrayer l’essor de l’athéisme, du matérialisme et de l’antifinalisme spinoziens, et de décharger le cartésianisme de l’accusation d’avoir enfanté le spinozisme. Au chapitre II, l’auteur décrit comment le spectre de Spinoza affleure et s’impose dans le cadre de la querelle théologico-philosophique entre Malebranche et Arnauld. Les coups que s’infligent les deux adversaires ne consistent en effet qu’en des accusations larvées de spinozisme, quoique le nom de Spinoza n’y soit mentionné que rarement. Si Malebranche reproche à Arnauld une conception nécessitariste de la création, ce dernier stigmatise l’attribution malebranchienne de l’étendue à Dieu : deux formes d’impiété, ce qui, à l’époque, est synonyme de spinozisme. L’anti-spinozisme de Fénelon (chapitre III) émerge quant à lui sur le fond d’une critique des libertins menée dans la Lettre V et s’affiche nettement dans la Démonstration de l’existence de Dieu avec sa réfutation de Spinoza en bonne et due forme. Or, le cartésianisme de ces auteurs, celui de Fénelon comme celui de Régis, Jacquelot, Lamy et Poiret, se heurte toujours au même paradoxe : en s’opposant à Spinoza, c’est en fait Descartes, et plus précisément les tendances radicales du cartésianisme, que ces cartésiens essaient sinon de rejeter, du moins de tempérer pour détruire l’image du spinozisme comme « cartésianisme outré », selon le mot de Leibniz, qui établissait la filiation entre cartésianisme et spinozisme à partir de la physique de Descartes et de sa conception anti-atomiste de l’étendue. Comme le dit bien Benigni, c’est une « dialectique du cartésianisme », ou du post-cartésianisme, qui s’enchaîne à la critique du spinozisme. L’auteur nous dépeint ainsi l’anti-spinozisme de ces philosophes d’une part comme recelant l’aveu implicite des points critiques de la doctrine cartésienne et de ses limites internes, et d’autre part comme constituant l’acte de naissance de la catégorie de « spinozisme » telle que la recevront les lecteurs des siècles suivants, à travers la synthèse de Pierre Bayle. Le défi que les cartésiens français du XVIIe siècle relèvent consiste donc à montrer l’hétérogénéité radicale des deux schèmes de pensée, cartésien et spinozien, et à déconstruire l’image leibnizienne d’un Descartes architectus spinozismi. Aussi l’opposition à Spinoza sert-elle de ciment aux métaphysiques cartésiennes dans un cadre de crise doctrinale du cartésianisme lui-même. Le quatrième et dernier chapitre est consacré à Pierre Bayle qui, tout en n’étant pas cartésien, utilise pourtant des arguments cartésiens dans son article « Spinoza » du Dictionnaire, en influençant le développement des débats ici mentionnés et, surtout, en achevant la « construction de l’image de Spinoza » dont le siècle des Lumières va hériter.

En parcourant ces « itinéraires », on touche à la vie même des idées qui ont structuré dialectiquement la modernité philosophique et on voit émerger l’importance capitale de la figure de Spinoza, point de convergence de ces controverses et de ces querelles que l’auteur reconstruit avec la méticulosité érudite du philologue, fécondée par l’attitude compréhensive du philosophe.

Eleonora ZAINO

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Pour citer cet article : Eleonora ZAINO, « Fiormichele BENIGNI : Itinerari dell’antispinozismo. Spinoza e le metafisiche cartesiane in Francia (1684-1718), Firenze, Le Lettere, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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