Auteur : François Duchesneau

 

Adelino Cardoso et Marta Mendonça (dir.), Leibniz – Stahl. Controvérsia sobre vida, organismo e teleologia, Ribeirão, Edições Húmus, 2022, 133 p.

Cet ouvrage fait suite à un colloque organisé à l’Université nouvelle de Lisbonne en 2017, dont l’objectif était d’analyser les tenants et aboutissants médico-philosophiques de la controverse survenue entre Leibniz et Stahl à la suite de la publication de la Theoria medica vera (1708) de ce dernier. Le volume porte particulièrement sur le projet d’une médecine jumelant les approches mécanistes et vitalistes, et sur le concept d’organisme, différemment interprété chez Leibniz et chez Stahl, qui était appelé à caractériser l’être vivant comme objet d’analyse physiologique. Les vues philosophiques de Leibniz et de Stahl sur les rapports de l’âme et du corps organique sont prises en compte, mais les études ici rassemblées s’intéressent aussi à la réception de l’harmonie préétablie au Portugal, aux doctrines organicistes des XIXe et XXe siècles et aux reprises thématiques d’une notion d’organisme ajustée aux développements actuels de la médecine et de la biologie.

La contribution d’Adelino Cardoso se présente comme un compte rendu analytique de l’édition produite par François Duchesneau et Justin Smith, The Leibniz – Stahl Controversy (New Haven, Yale University Press, 2016). A. Cardoso souligne à juste titre que le philosophe et le médecin se sont affrontés sur la base de doctrines et de méthodes antinomiques et que l’échange, souvent acrimonieux, n’a traduit aucune volonté de rapprochement. Dans les deux cas, il s’agissait de développer les implications de conceptions divergentes de l’organisme. Celui-ci, selon Stahl, résulterait d’un arrangement particulier des mécanismes du vivant, arrangement réalisé, régi et préservé par une âme. L’organisme ne serait, selon Leibniz, que le mode d’opération de corps organiques constituant autant de machines de la nature analysables en mécanismes intégrés à l’infini : l’harmonie préétablie implique que l’âme ou la monade, principe d’unité du corps organique, développe ses perceptions conformément à l’ordre d’opération des mécanismes corporels. En parallèle à ces thèses opposées, s’affrontent les modes de constitution respectifs d’une « médecine vitale » que Leibniz attribue à Stahl et d’une « médecine rationnelle » dont il se fait le promoteur.

Sous le titre « The internal struggles of the appetites : a secret teleology ? », Raphaële Andrault considère les usages leibniziens du concept d’appétition. Comme principe de volition, l’appétit, objet d’aperception, incarne l’ordre téléologique caractérisant l’enchaînement des actes mentaux du sujet conscient ; en vertu de l’harmonie préétablie, il peut servir à représenter la raison suffisante finale des actes physiques accomplis. Dans le même temps, Leibniz interprète, en vertu de cette même harmonie, la régulation des processus physiologiques par des appétits que l’on peut qualifier d’élémentaires et dont on parvient plus difficilement à cerner la finalité par rapport à la téléologie des volitions conscientes. Selon R. Andrault, il en ressort que la loi d’ordination des états du sujet conscient ne semble pas pouvoir rendre compte des raisons suffisantes relatives aux corrélations psychophysiologiques que suppose le fonctionnement de l’être vivant en tant que tel.

Dans son article « Form and organic body. An approach to Leibniz’s doctrine on expression », Sofia Araújo analyse les diverses significations et figurations auxquelles la notion d’expression a donné lieu. Son attention se porte principalement sur l’interprétation des substances individuelles, expressives de l’univers entier de leur point de vue et se correspondant dans le développement causal de leurs états propres. Le but visé est de déterminer comment la doctrine leibnizienne de l’expression s’applique à la compréhension du rapport du corps organique à sa forme substantielle, en tant que relation constitutive des êtres vivants, machines de la nature. Se fondant essentiellement sur la correspondance avec Arnauld, S. Araújo note le rôle de médiation du corps organique dans le rapport de l’âme à la totalité des substances. Le corps incarne alors une multiplicité infinie de relations expressives en vertu de sa composition même et des changements constants qu’il subit : d’où des questionnements qui surgissent surtout à la suite du Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695). En particulier, comment convient-il d’interpréter la différence de type d’expression résultant du rapport interne des machines de la nature à leurs composantes, soit monades subordonnées, soit machines organiques analysables à l’infini ? L’auteure note finalement que la structure causale impliquée dans la notion leibnizienne d’expression donne lieu à la conception de correspondances entre divers plans ontologiques, dont chacun manifeste un ordre spécifique d’implication causale.

Marta de Mendonça propose une lecture et une critique des thèses de l’oratorien portugais Teodoro de Almeida sur le problème de l’union de l’âme et du corps selon Leibniz. Ce philosophe y a consacré divers morceaux de sa Recreação filosófica, ou Diálogo sobre a filosofia natural (10 volumes, publiés entre 1751 et 1804). Les textes analysés appartiennent soit aux premiers volumes de la série, soit aux derniers, en particulier le huitième sur la métaphysique (1792) et le neuvième sur la théologie naturelle (1793), avec un écart de temps considérable entre les premiers et les derniers. Almeida parle aisément du « système merveilleux » de Leibniz, dont il considère l’harmonie préétablie régissant le rapport de l’âme et du corps comme la pièce maîtresse. Il compare cette thèse à celle des Anciens sur l’influence physique et à celle des cartésiens, identifiée à l’occasionnalisme. Le trait dominant de cette interprétation de l’harmonie préétablie tient à ce que les états ou sensations du corps se succèdent par enchaînement nécessaire, et que le Créateur a institué un enchaînement similaire des états de l’âme en vue d’assurer, d’une série à l’autre, la concordance d’états qui ne sauraient se déterminer réciproquement. M. de Mendonça détaille les caractéristiques épistémologiques de cette interprétation, en particulier l’absence d’analyse des causalités qui seraient en jeu, non plus que de conciliation des causes finales et efficientes en vertu de la correspondance entre les règnes de la nature et de la grâce. En définitive, Almeida conclut à l’inadmissibilité de la doctrine leibnizienne en raison du nécessitarisme qui s’y afficherait, et du caractère artificiel des solutions apportées au problème de l’union de l’âme et du corps.

Dans son exposé en espagnol sur l’organicisme de Leibniz dans la controverse avec Stahl, Miguel Escribano Cabeza s’intéresse aux principes constitutifs d’une approche organiciste de l’être vivant, tels qu’ils se sont exprimés dans des théories du XXe siècle, notamment celles qui ont eu cours parmi les membres du Theoretical Biological Gathering de Cambridge durant l’entre-deux-guerres. Il entend vérifier dans quelle mesure la théorie leibnizienne de l’organisme incorpore des principes de ce genre. Leibniz aurait échappé à l’antinomie du mécanisme et du vitalisme en vertu de sa conception du principe d’unité fondant la dialectique du tout et des parties dans le corps vivant, et s’exprimant dans la dynamique des fonctions vitales. Leibniz concevrait le corps organique comme un agrégat doté d’une unité résultant de l’économie interne de ses parties, en relation d’intégration dynamique les unes avec les autres. Suivant cette lecture, l’article soutient que Leibniz « conçoit l’unité organique du corps sans recourir à l’âme » (p. 93), en s’appuyant sur la multiplicité des vivants intégrés en cette unité, à laquelle est conféré un statut d’entité réelle. De cette interprétation découle celle des autres thèses leibniziennes soutenues contre Stahl. Cette relation s’étendrait notamment à la relation du corps organique aux corps constitutifs du milieu avec lequel il interagit – relation identifiée à une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur. Certes, M. Escribano reconnaît que Leibniz soutient contre Stahl le principe d’une explication mécaniste possible de tous les phénomènes, incluant les phénomènes organiques, mais il a tendance à postuler que l’explication de ceux-ci, « à un niveau relationnel et systémique » (p. 98), se fonderait sur des concepts proprement organicistes.

On doit à Manuel Silvério Marques et Helena Bacelar-Nicolau le chapitre de conclusion dans lequel, sous le titre paradoxal « Quand se fait-il que la partie soit plus grande que le tout ? [Quando é que a parte é maior que o todo ?] », sont invoquées les grandes inventions épistémologiques leibniziennes dans leur application aux êtres vivants. Le but est ainsi d’éclairer le développement ultérieur des concepts en jeu dans le cadre de théories contemporaines. Ces auteurs sont sensibles au fait que, pour Stahl, les processus de conservation vitale dépendent d’appétits globaux de l’âme agissant physiologiquement, alors que Leibniz les fait dépendre de micromouvements dont il s’agit d’interpréter le statut, le mode d’organisation et la fonctionnalité (p. 104). Dans cette perspective, certaines notions sont proposées qui permettraient d’élargir la signification des concepts leibniziens d’agrégat, d’appétition, d’organisme, de machine naturelle, de simple et de composé, en y rattachant des éléments de théorie biologique ultérieure. Dans certains cas, l’analogie peut être assez probante, mais, à ce jeu, le risque est toujours présent d’user de récurrences indues, et surtout de travestir les thèses d’origine. Certes, les auteurs font preuve d’une certaine prudence, mais la richesse des thèses leibniziennes les incite néanmoins à développer de multiples analogies. Si celles-ci sont parfois contestables, elles ont le mérite de nous rendre attentif à cette multiplicité infinie des perspectives qui fut une caractéristique dominante d’un système de la nature dans lequel chaque monade perçoit l’univers tout entier de son point de vue.

 

François Duchesneau

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Pour citer cet article : Adelino Cardoso et Marta Mendonça (dir.), Leibniz – Stahl. Controvérsia sobre vida, organismo e teleologia, Ribeirão, Edições Húmus, 2022, 133 p., in Bulletin leibnizien IX, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 157-226.

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Jeffrey K. McDonough, A Miracle Creed. The Principle of Optimality in Leibniz’s Physics and Philosophy, New York, Oxford University Press, 2022, xiv + 234 p.

Cet ouvrage fait suite aux articles précédemment publiés par Jeffrey McDonough sur l’optique et sur la téléologie leibnizienne en physique et en métaphysique. Le titre réfère à un propos d’Einstein relatif à la croyance en des principes simples non empiriquement dérivés : appliqués à l’analyse de multiples phénomènes, ces principes ont engendré des théories fécondes et se sont révélés des facteurs de progrès en science. L’objectif poursuivi par l’auteur est d’abord d’établir comment le principe du meilleur, initialement mis en scène dans l’ Unicum opticæ, dioptricæ et catoptricæ principium (1682), structure la démonstration des lois fondamentales de la réflexion et de la réfraction suivant le principe d’une téléologie immanente, celle du chemin le plus facile de transmission du rayon lumineux. Cette téléologie se traduit en une modélisation mathématique qui fait appel à un calcul axé sur les formes optimales ( de formis optimis). Se référant au Tentamen anagogicum (vers 1696), J. McDonough met excellemment en évidence que cette modélisation mathématique applique les préceptes du calcul infinitésimal. Ceci dit, le chemin le plus aisé, plus tard désigné comme le plus déterminé, est établi en conformité de la loi des sinus de Descartes-Snell et suppose d’être interprété, dans le cas de la réfraction, en tenant compte d’une hypothèse physique spécifiant la transmission plus rapide de la lumière dans le milieu plus dense. McDonough caractérise la téléologie immanente impliquée en soulignant qu’elle renvoie à des fins ( goals), qu’elle est contrefactuellement stable et qu’elle s’applique en allant du tout aux parties. Il conclut volontiers à son autonomie formelle : « la téléologie des principes d’optimalité selon Leibniz […] est conforme à une métaphysique des formes substantielles, mais ne la présuppose pas » (p. 26). Le statut qui leur est reconnu assure la compatibilité des explications téléologiques avec d’éventuelles explications non téléologiques et préserve l’adhésion méthodologique au mécanisme des modernes, appliqué à l’analyse des phénomènes.

Avec quelque justesse, l’auteur signale qu’il faut relativiser la thèse imposant de strictement distinguer un règne des corps, dont les processus seraient uniquement régis par l’enchaînement de causes efficientes répondant aux lois du mouvement, et un règne des monades, dont les perceptions et appétitions se développeraient suivant la seule détermination des causes finales : « Car, tout comme les corps se déploient [ unfold] non seulement suivant un ordre causal efficient, mais aussi selon un ordre causal téléologique, les monades aussi se déploient non seulement suivant un ordre causal téléologique, mais aussi efficient » (p. 53). Cette remarque m’incite à souligner que les démonstrations leibniziennes des lois de l’optique ne reposent pas exclusivement sur le principe du meilleur dans son acception téléologique, mais conjointement sur une modélisation mathématique des phénomènes faisant appel aux ressources de l’algorithme infinitésimal et sur la prise en compte de facteurs mécaniques supposés – pour la réfraction, le paramètre « mécaniste » de densité différente des milieux. C’est là un point que j’ai, pour ma part, tenté d’établir dans mes travaux antérieurs. Voir en particulier à ce sujet F. Duchesneau, Leibniz et la méthode de la science (Paris, Presses Universitaires de France 1993, p. 285-295).

Le deuxième chapitre de l’ouvrage est consacré aux Demonstrationes novæ de resistentia solidorum que Leibniz fit paraître dans les Acta eruditorum de juillet 1684. Leibniz s’y intéressait à la mesure de la force requise pour rompre un corps rigide, en l’occurrence une poutre insérée horizontalement dans un mur vertical. Il scénarisait la solution du problème en proposant une modélisation géométrique de la structure interne de la poutre. Des cellules solides semblables les unes aux autres seraient délimitées par des fibres longitudinales continues et des tranches verticales plus ou moins rapprochées. Ainsi les cellules solides pourraient-elles être figurées de dimensions diverses. L’application d’un poids à l’extrémité libre de la poutre entraîne une tension sur sa surface d’insertion, tension que l’on conçoit distribuée séquentiellement aux divers éléments. Un effet de ressort doit s’exercer pour contrer la tendance à la rupture entre les éléments. Plus sont nombreux les éléments similaires supposés composer le corps, plus est grande la force de résistance manifestée. Le passage à des éléments en nombre croissant à l’infini et tendant à se réduire à de simples points caractériserait une configuration optimale du solide où la force serait distribuée de façon continue. Cette modélisation nous dispense dès lors de nous représenter les cellules purement fictives sur lesquelles l’on présumait que s’exerceraient les forces en tant qu’effets phénoménaux observables.

J. McDonough se sert de la structure théorique de cette explication pour figurer, en dynamique, le rapport des forces dérivatives affectant les corps phénoménaux étendus aux forces primitives assimilées à l’activité appétitive-perceptive de monades inétendues : n’est-ce pas là une transposition excessive du modèle physique au registre métaphysique, puisque ni les monades ni leurs corps organiques ne peuvent être assimilés à de simples points, fussent-ils des « points-forces » ( point forces) ? Prenant par ailleurs ses distances par rapport à la thèse hautement contestable d’une dernière métaphysique leibnizienne purement idéaliste, l’auteur soutient que les forces dérivatives ne disparaissent pas de la dynamique tardive – cette disparition est-elle même épistémologiquement concevable ? – mais trouvent leur fondement dans les monades inétendues (p. 83). Par voie de conséquence, on peut, selon lui, tenir la relation des corps aux monades qui les fondent pour asymétrique, non éliminatoire, hétérogène, non méréologique et spatiale, compte tenu de la conception leibnizienne de l’espace comme ordre de coexistence des êtres représentés.

Le chapitre suivant traite « de la force vive et des origines de la philosophie naturelle de Leibniz ». Son objet est ainsi décrit : « J’entends soutenir que la conception particulière que Leibniz se faisait des lois de la nature tire ses racines les plus profondes non de sa dynamique, mais plutôt de ses premiers travaux d’optique et de ses réflexions sur la forme optimale » (p. 101-102). En gros, l’argument ici développé suppose que la conservation de la force vive n’est apparue que rétrospectivement – par exemple dans les Essais de théodicée (1710) – comme l’instanciation par excellence de ce que Leibniz tenait pour une loi de la nature, c’est-à-dire pour un principe contingent d’ordination des phénomènes. La preuve en serait que le principe de l’équivalence de la cause pleine et de l’effet entier, qui fonde la démonstration du principe de conservation de la force, conçu au départ comme un axiome de type géométrique, serait apparu, par ajustement après coup, comme une vérité contingente analogiquement assimilable au principe téléologique des formes optimales. Ce dernier principe seul aurait servi à établir proprement le statut des lois de la nature et leur appartenance à l’ordre des vérités contingentes.

Cette argumentation est sujette à caution pour des raisons de deux ordres. D’une part, J. McDonough ne s’est pas suffisamment appliqué à retracer la genèse de la dynamique à partir des manuscrits de la période parisienne et du texte fondateur que constitue le De corporum concursu (début 1678). Une interprétation comme la sienne, presque exclusivement inférée de la Brevis demonstratio erroris memorabilis Cartesii (1686), ne saurait suffire ici. D’autre part, le principe d’équivalence n’a jamais pu constituer un principe de statut exactement similaire à celui des axiomes régissant les vérités nécessaires, puisque le lien unissant les réquisits de la cause à ceux de l’effet implique une forme de « convenance » qui dépasse la stricte égalité quantitative et dépend de l’ordre particulier institué dans ce système-ci du monde. À partir du moment où l’on se donne, par hypothèse, un modèle de la cause et de l’effet qui permet de façon opératoire une telle réduction des termes à l’égalité quantitative, il est certes possible de procéder analytiquement au déploiement de théorèmes nécessaires, mais cela se fait en vertu de l’hypothèse admise ( ex hypothesi). L’équivalence, relation contingente, s’est alors transposée en égalité quantitative, relation nécessaire. C’était l’enseignement du De arcanis motus (septembre 1676) et c’est ce que je comprends de l’assertion suivante : « Car cette identité [de la cause et de l’effet] ne peut consister qu’en ce en quoi ils conviennent ; or ils conviennent en ce que tant la cause que l’effet a une certaine puissance, c’est-à-dire la capacité de produire un autre effet ; ils diffèrent seulement dans la diversité d’application et de situs, comme la même ligne, quelle qu’en soit la flexion, conserverait la même longueur » (A VIII 2, 136).

Mettons ce statut épistémologique du principe de l’équivalence en contexte. Comme Leibniz l’indique dans le Specimen dynamicum (1695), il avait formulé sa première théorie du mouvement, celle qu’exposait la Theoria motus abstracti (1671), indépendamment du système ( a systemate abstractam), pour l’assimiler ensuite au système ( systemati concretam) au moyen d’une hypothèse relative à l’arrangement présumé de ce système, tel qu’exposé dans l’ Hypothesis physica nova (1671). En 1695, Leibniz rend compte rétrospectivement du changement qui s’est opéré dans sa conception du monde corporel lors de la rédaction du De corporum concursu (début 1678). « J’ai vu », dit-il, « en quoi consistait l’explication systématique des choses » (GM VI, 241). Par rapport à celle-ci, l’hypothèse initiale s’avérait désormais déficiente et même la formulation du principe de l’équivalence devait être révisée pour donner en quelque sorte plus de profondeur métaphysique aux réquisits de la cause pleine et de l’effet entier. On doit en effet poser une notion de corps qui ne se limite plus aux seules propriétés géométriques, mais comprend un élément fondamental métaphysique en la définition de son essence, d’où découle la considération de la force. Les lois du mouvement, ainsi fondées, sans déroger à l’ordre géométrique dans leur expression phénoménale, incarnent un dessein d’organisation immanent du monde qu’elles régissent. Or nul dessein d’organisation ne peut se concevoir si ce n’est comme la conséquence d’un choix de la part de son auteur présumé, quel qu’il soit ; d’où la référence obligée et la comparaison implicite à d’autres organisations possibles du monde, dans la notion même du monde que structure la conception des lois de la dynamique et qui implique de ce fait la contingence. Les lois de la nature sont en effet des vérités contingentes primordiales au sens leibnizien, ce qui suppose que l’association de leurs termes est régie par le principe de raison suffisante et que la raison suffisante qu’elles traduisent se rapporte à l’intégrale des composantes du monde réalisé, c’est-à-dire à une sommation d’éléments à l’infini, dont la compossibilité est optimale par rapport à celle d’autres mondes possibles.

Le problème est que nos entendements finis édifient les explications scientifiques au moyen d’hypothèses et que celles-ci portent sur des compossibilités partielles que traduisent les seuls phénomènes considérés. Nous appliquons alors des principes architectoniques expressifs du réquisit de raison suffisante à des sous-ensembles de phénomènes, à des morceaux de monde, si je puis dire, découpés dans un ensemble que nous ne pouvons cerner en sa totalité, par exemple le sous-ensemble des phénomènes de l’optique suivant l’analyse très juste qu’en fournit par ailleurs J. McDonough. Je pourrais ici développer à l’envi les exemples de telles pratiques dans la science leibnizienne. Je me contenterai de renvoyer à la scheda secundo-sexta du De corporum concursu. Leibniz y écrit : « Dans notre système, il est nécessaire que les momenta [de force] soient [comme] les carrés des vitesses […]. Peut-être dans un autre système du monde, où les vitesses auraient une autre relation à la hauteur, devrait-on aussi faire une autre estimation ». Et il conclut un peu plus loin : « Ainsi les lois du mouvement ne seraient rien d’autre que les raisons de la volonté divine, qui assimile les effets aux causes, autant que la raison des choses le permet » (A VIII 3, 623-624). Certes, en philosophie naturelle, notre capacité de développer de tels arguments de formis optimis s’exerce de façon spécifique à l’égard de certains sous-ensembles de phénomènes : les lois que traduisent ces phénomènes sont alors de l’ordre de ces vérités contingentes de science, et Leibniz traite celles-ci comme des vérités nécessaires ex hypothesi en se servant à cette fin de modèles mathématiques relevant notamment de l’analyse infinitésimale et des prémices d’un calcul des variations appelé à de multiples applications dans les sciences physiques à venir.

Peut-être y aurait-il suffisamment de preuves historiographiques pour soutenir l’affirmation de J. McDonough suivant laquelle Leibniz aurait d’abord développé en optique sa conception d’une science ordonnée selon le principe du meilleur, pour y rattacher plus tardivement ses vues sur la dynamique et les lois du mouvement (p. 111), et pour en tirer des concepts représentatifs de l’ordre providentiel régissant la nature et les entéléchies qui la composent substantiellement. Mais, sous réserve d’un inventaire plus systématique des écrits de physique de la période parisienne et des années qui ont suivi, je préfère considérer que le virage méthodologique le plus significatif, celui qui a eu l’influence la plus notable sur la physique et la métaphysique leibniziennes ultérieures, celui qui a consacré le rôle des principes architectoniques en science, se situe sur la trajectoire de développement de la théorie des forces, des origines en direction de la Dynamica (1689-1690) et du Specimen dynamicum. Et ce virage est, à mon avis, à associer directement à la constitution particulière du principe de l’équivalence entre cause pleine et effet entier.

Le chapitre IV intitulé « Chaînes suspendues et activité monadique [ Hanging Chains and Monadic Agency] » s’intéresse au parallélisme des relations causales efficientes et finales tant dans l’ordre des corps que dans celui des monades. L’analyse part ici du modèle géométrique de la caténaire. Cette courbe caractérise la figure qu’adopte une corde suspendue librement et qui exprime la descente maximale de toutes ses composantes prises ensemble. La forme du tout s’impose de fait à toutes ses parties dans une décomposition à l’infini, puisque chaque segment de caténaire réalise la même disposition spatiale que le dispositif total. Par ailleurs, comme dans le cas de la réflexion et de la réfraction lumineuse, la courbe représente le terme optimal de variation d’inflexion de toutes les courbes inscrites dans le même plan entre les deux points d’attache. L’auteur se sert de cette analogie pour tenter de comprendre la corrélation entre téléologies subjective et objective dans le cas de l’harmonisation des appétitions et volitions des divers sujets monadiques. Il s’en sert également pour désamorcer le paradoxe du chien de Bayle : « Le fait pour une monade d’acquérir quelque état “local” particulier S1 ne peut s’expliquer complètement que si l’on prend en considération non seulement quelque appétit “local” particulier A1, mais aussi tous ses autres appétits locaux ainsi que les contraintes qu’impose son point de vue » (p. 155). Et le modèle de forme optimale de la caténaire peut figurer la surdétermination des processus monadiques par le pouvoir rationnel qui en assure l’harmonisation, si du moins on accepte d’étendre à ce point l’analogie du plan physico-mathématique au plan métaphysique.

Le dernier chapitre est plus exclusivement épistémologique puisqu’il examine la façon dont Leibniz a initié l’application du calcul des variations en physique et comment le point de vue leibnizien se trouve diversement reconduit, mutatis mutandis, dans des théories et méthodes postérieures, voire actuelles. L’amorce de tous ces travaux, leur source leibnizienne en quelque sorte, découle des solutions proposées au problème de la brachistochrone, soulevé par Johann Bernoulli en 1696. Il s’agissait de déterminer la courbe de chute d’un corps d’un point donné à un autre dans un plan vertical suivant la trajectoire que ce corps décrit dans le laps de temps le plus court possible. L’ouvrage expose les solutions de Leibniz, de Johann et de Jacob Bernoulli, et montre comment, à partir de là, les principes d’optimalité ont connu des usages divers et promu des développements théoriques importants. Un bref historique des conditions de formulation du principe de la moindre action chez Maupertuis et Euler et des développements subséquents lui permet de soutenir que les lois de la nature répondant à des modèles de causalité finaliste peuvent présenter un caractère tout aussi fondamental que d’autres lois que l’on juge fondamentales, en raison de leur modélisation suivant des schèmes de causalité efficiente. Se trouvent ainsi relativisés, par référence aux caractéristiques épistémologiques de théories contemporaines, les arguments suivant lesquels nous n’aurions affaire, avec ces lois d’aspect téléologique, qu’aux principes problématiques de mécaniques provisoires, non explicatives ou ordonnées suivant l’ordre inverse des raisons effectives.

Cet ouvrage présente le mérite d’analyser des écrits scientifiques de Leibniz qui, à l’exception de la Brevis demonstratio, ont peu retenu l’attention des historiens de la philosophie et des sciences. L’auteur nous montre fort justement la teneur de l’argumentation téléologique déployée dans ces articles que Leibniz a publiés en guise d’échantillons du style d’explication qu’il entendait promouvoir en philosophie naturelle. Jeffrey McDonough s’emploie également à nous montrer comment les modèles ainsi développés pourraient éclairer certaines propositions clés de la métaphysique leibnizienne, notamment sur l’ordination providentielle du système de la nature, le rapport des monades aux corps, l’harmonie préétablie et l’intégration des appétitions et volitions individuelles au plan d’accomplissement optimal du système des créatures. Le succès de cette seconde démarche est moins facile à confirmer, mais on reconnaîtra qu’elle est ici brillamment menée.

 

François Duchesneau

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Pour citer cet article : Jeffrey K. McDonough, A Miracle Creed. The Principle of Optimality in Leibniz’s Physics and Philosophy, New York, Oxford University Press, 2022, xiv + 234 p., in Bulletin leibnizien IX, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 157-226.

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G. W. Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, Achte Reihe. Naturwissenschaftliche, medizinische und technische Schriften, Dritter Band. Mechanik I : Akustik, Elastizität, Festigkeit, Stoß, Berlin, De Gruyter Akademie Forschung, 2021, xxxiv-944 p.

Ce volume de l’édition académique, le troisième de la série VIII, est le premier à être dédié à la mécanique – quatre autres devant suivre sur le même thème. Il inclut, pour la période 1671-1705, des textes pour la plupart inédits, relatifs à l’acoustique, à l’élasticité, à la résistance des corps, ainsi qu’aux lois du mouvement.
Au sujet de la théorie du son, les pièces les plus importantes découlent directement des échanges épistolaires survenus avec Günther Christoph Schelhammer et Edme Mariotte, en 1680-1681. Ces échanges incitent Leibniz à rédiger le De soni generatione et expressione in organo, mechanice explicatis (p. 94-104), les Cogitationes novæ quomodo formetur sonus et per aerem propagetur atque in organo auditus exprimatur (p. 112-147) et quelques autres textes relatifs à la modélisation et à l’explication des phénomènes acoustiques. Leibniz fournit ainsi notamment des additions importantes de physique du son et de physiologie de l’ouïe aux thèses avancées par Schelhammer dans le De auditu (1684) et par Joseph-Guichard Duverney dans le Tractatus de organo auditus (1684). En bref, Leibniz soutient que les corps vibrent en fonction de leur densité et de leur élasticité, mais que l’effet vibratoire ne peut s’analyser comme une simple suite de la percussion directe, car il faut tenir compte d’un processus d’harmonisation des mouvements oscillatoires ; par ce processus s’engendrent des concordances entre vibrations, par exemple dans les cas d’homotonie isochrone et d’ajustement à l’unisson des corps vibrants. Comme Raphaële Andrault et moi-même l’avons naguère suggéré, il y a là des éléments intéressants à considérer en relation à la notion leibnizienne de « machine de la nature »(Voir Raphaële Andrault, La vie selon la raison. Physiologie et métaphysique chez Spinoza et Leibniz, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 285-287, 326-327 ; François Duchesneau, Organisme et corps organique de Leibniz à Kant, Paris, Vrin, 2018, p. 26-28.).
À la même période appartiennent les analyses consacrées à la résistance des poutres sous contrainte de rupture. Leibniz y opère la critique de l’hypothèse de Mariotte, qui entendait corriger Galilée à ce sujet. Du point de vue leibnizien, la question soulevée impliquait que l’on déterminât les conditions et les limites d’exercice de l’élasticité des corps. Cela a, par exemple, donné lieu à l’Explicatio mechanica elastri du début de 1683 (p. 204-213). D’autres contributions leibniziennes portent sur les phénomènes de vibration et de résistance de l’air, sur les mouvements élastiques de restitution des corps et leur isochronisme, sur la tension et l’allongement des câbles.
À compter de la 35e pièce (p. 369), on trouve regroupés les nombreux textes relatifs à la mécanique du choc des corps dans lesquels Leibniz, durant la période 1676-1678, reprend l’étude des lois du choc en fonction du principe de l’équivalence entre la cause pleine et l’effet entier. Cet ensemble d’analyses nous mène au De corporum concursu, daté de janvier-février 1678. Dans ce texte, Leibniz, après avoir vainement tenté de concilier, selon les mesures réalisées lors d’une expérience remarquable sur le choc de corps en oscillation pendulaire, les phénomènes du choc direct et central avec le principe de conservation de la quantité de mouvement (mv), énonce le principe de la conservation de la force mesurée suivant le produit mv2. Rappelons ici que nous sommes redevables à Michel Fichant de la reconstitution et de la première édition de ce texte (voir G. W. LEIBNIZ, La réforme de la dynamique. De corporum concursu (1678) et autres testes inédits, édition, présentation, traductions et commentaires par M. Fichant, Paris, Vrin, 1994). Ce faisant, il levait les incertitudes des recherches historiques antérieures sur la genèse de la dynamique, en particulier sur l’identification du moment initial et des arguments fondateurs du principe leibnizien de conservation. L’édition de toutes ces pièces conforte admirablement le travail historiographique et interprétatif naguère réalisé par Michel Fichant et dont il m’avait permis de tirer parti pour ma propre étude sur La dynamique de Leibniz (voir François Duchesneau, La dynamique de Leibniz, Paris, Vrin, 1994). À la lecture des textes ici édités, on perçoit avec netteté comment le réexamen des lois du mouvement précédemment formulées par Huygens et celui des mesures de la force de percussion proposées par Mariotte ont pu orienter la réforme du principe de conservation ; et l’on peut y joindre, à titre de facteurs déterminants de l’invention, le rôle dévolu au principe architectonique d’équivalence entre la cause pleine et l’effet entier, la prise en compte de l’élasticité des corps, celle de la conservation de la vitesse relative avant et après le choc, ainsi que celle du déplacement (vitesse et direction) du centre de gravité commun du système des mobiles en inter¬action. On consultera, par exemple, au sujet de ce dernier point, le De centro potentiæ, le De servanda potentia et directione in duorum corporum concursu et le De concursu corporum inflexilium ac de via centri potentiæ, de mai-juin 1677 (p. 429-442), ainsi que le Centrum gravitatis semper sequitur corpus potentius (p. 498-504) et le De motu centri potentiæ si corpus unum in aliud quiescens incurrit, de fin juin 1677-janvier 1678 (p. 505-514).
Remarquable est également le catalogue des Expériences à faire sur le mouvement, de fin septembre-octobre 1677 (p. 520-523), dont la lettre à Jean Berthet de septembre 1677 précise le statut épistémique dans le cadre de la révision de la mécanique que Leibniz a entreprise : « Je vois moyen d’en venir à bout démonstrativement [des vraies lois du choc], mais il faut faire premièrement certaines expériences fondamentales que j’ai projetées. C’est ma manière de dresser un Catalogue d’Expériences à faire, lorsque j’examine quelque matière de physique, et ordinairement j’en fais un tel dénombrement que je puis assurer que par le moyen de ces expériences on pourra trouver la cause ou la règle de ce dont il s’agit, démonstrativement, et non par Hypothèse » (A II 12 572). Ces textes que l’on peut juger rétrospectivement avoir préparé l’invention de la dynamique éclairent l’interprétation des douze feuillets du De corporum concursu, édités ici avec l’apparat critique approprié (p. 527-660). Dans les pièces manuscrites subséquentes, dont les dates s’échelonnent le long de la décennie 1680, Leibniz s’intéresse principale¬ment à l’explicitation des lois du mouvement dans les cas de chocs centraux directs et à l’ajustement de ces lois dans les cas de chocs obliques.
La section suivante du volume comporte l’édition de comptes rendus de lecture ou de notes critiques sur des œuvres relatives à la mécanique de Johannes Marcus Marci, Giovanni Alfonso Borelli, Descartes, Christiaan Huygens, G. J. Sohier et Antoine Parent. Quelques additions au volume précédent de la série VIII complètent celui-ci.

François Duchesneau

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Pour citer cet article : G. W. Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, Achte Reihe. Naturwissenschaftliche, medizinische und technische Schriften, Dritter Band. Mechanik I : Akustik, Elastizität, Festigkeit, Stoß, Berlin, De Gruyter Akademie Forschung, 2021, xxxiv-944 p., in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.</p

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Vincenzo DE RISI, Leibniz and the Structure of Sciences. Modern Perspectives on the History of Logic, Mathematics, Epistemology, Cham, Springer, 2020, XI-298 p.

Cet ouvrage rassemble des études consacrées à divers aspects de l’œuvre scientifique de Leibniz reliés à ses inventions mathématiques. Elles ont, en général, le mérite de situer les thèses et les développements leibniziens considérés dans leur contexte historique d’émergence et dans les phases d’élaboration auxquelles elles ont donné lieu – elles s’appuient à cet égard sur les travaux en cours de l’édition académique, voire éventuellement sur la transcription de manuscrits inédits. Dans plusieurs cas, ces études comparent les conceptions leibniziennes à ce qui a pu en découler ou s’y apparenter dans l’œuvre de représentants majeurs de la science et des mathématiques ultérieures. Signalons aussi la référence judicieuse à la littérature spécialisée sur les thèmes abordés. Il faut ici reconnaître la maîtrise d’œuvre de Vincenzo De Risi qui a su ainsi réunir et harmoniser des collaborations intéressantes et instructives.

Dans « Leibniz on the logic of conceptual containment and coincidence », Marko Malink et Anubav Vasudevan s’intéressent à deux formes que le calcul logique a pu prendre chez Leibniz : celle de l’inclusion des termes (conceptual containment), qui implique des relations non symétriques, et celle de la coïncidence, qui valorise les relations d’équivalence. Dans la mesure où la deuxième forme d’implication logique ne semble pouvoir se déduire de la première, il peut apparaître paradoxal que les deux se soient maintenues dans la suite de l’œuvre, après que la règle de substitution des coïncidents eut été formulée dans les Generales inquisitiones (1686). Suivant des inférences tirées du De calculo analytico generali (1679), la reconstitution d’une version du calcul basée sur l’inclusion, faisant droit aux trois opérations de composition, de privation et de formation de termes propositionnels, permet de tenir ce calcul et le calcul de coïncidence, tel que développé dans les Generales inquisitiones et autres textes, pour des axiomatisations équivalentes en langages différents, mais représentant une seule et même théorie logique. Particulièrement intéressante est la section où les auteurs s’interrogent sur les « racines » de la logique leibnizienne, qu’ils situent d’une part dans la syllogistique et d’autre part dans la recherche sur les fondements des mathématiques et notamment sur le principe de substitution des équivalents, qui constitue un mode privilégié d’inférence en arithmétique et en géométrie et dont Leibniz se sert pour axiomatiser les notions communes d’Euclide. D’où les rapprochements à opérer avec The Substitution of Similars : The True Principle of Reasoning (1887) de Jevons. Mais il est justement souligné qu’en dépit de l’avantage technique que représente le calcul des coïncidents, Leibniz a continué de soutenir « la primauté logique et métaphysique de l’inclusion des termes (conceptual containment) » (p. 32) et de considérer la coïncidence des concepts comme la propriété de se contenir mutuellement – position affine de celle qu’évoquera l’algèbre logique de Peirce.

La contribution de Massimo Mugnai, « Leibniz’s mereology in the essays on logical calculus of 1686-1690 », explore un domaine peu étudié de la logique leibnizienne depuis le travail de Hans Burkhardt et Wolgang Degen en 1990. Mugnai rappelle fort judicieusement que la Dissertatio de arte combinatoria (1666) comportait déjà le schème d’une théorie de la composition des êtres basée sur un modèle d’« atome formel » – modèle que l’on retrouve transposé dans les exposés successifs de la métaphysique leibnizienne. Mais il s’intéresse plus précisément ici à un corpus restreint de textes développant une théorie de continente et contento dont les propositions seraient applicables aux choses en général, incluant tant les concepts que les réalités de l’ordre physique. Le principe de composition des parties dans un tout, quel qu’il soit, se conforme à une règle d’« addition réelle » qui implique l’idempotence des termes, en même temps que leur commutativité et leur associativité. Toutefois, le type de relations mises ainsi en relief requiert que l’on considère des objets homogènes auxquels s’appliquent des rapports d’équivalence. Ceci dit, Leibniz tend à distinguer les rapports d’inhérence fondés sur la relation de contenant à contenu des rapports d’appartenance additives des parties à un tout, d’où des approches méréologiques en quelque sorte superposées : « Leibniz compare la monade à un point géométrique et le corps à un segment. Comme le point est dans un segment sans en être une partie, une monade est dans un corps sans en être une partie. Un segment est dans une ligne (ou dans un plus grand segment) et il en est également une partie » (p. 64). Mugnai invite à un réexamen des catégories substantielles de la métaphysique leibnizienne à la lumière des relations méréologiques qui les structurent.

L’article de Richard Arthur « Leibniz in Cantor’s paradise : a dialogue on the actual infinite » est une pièce de bravoure, dans laquelle Leibniz et Cantor déploient post mortem leurs arguments antithétiques relatifs à la conception des multiplicités infinies. La prouesse arthurienne consiste à utiliser des éléments de textes leibniziens et cantoriens en les intégrant de façon aussi articulée que possible. Une partie de la démonstration consiste à bien établir le caractère syncatégorématique de tout infini quantitatif selon Leibniz, en distinguant cette thèse – non sunt tot quin sint plura (p. 75) – d’une part, de la notion aristotélicienne d’infini potentiel, d’autre part, de la conception ensembliste en vertu de laquelle Cantor admet des infinis numériques actuels. S’il y a multiplicité de tous les nombres, celle-ci ne saurait être un nombre correspondant à une totalité. Arthur rapproche à juste titre cette thèse de la conception des séries infinies que Leibniz avait développée et qui lui fournissait l’analogie d’une progression syncatégorématique actuelle, à opposer à la proposition cantorienne suivant laquelle un infini actuel correspondrait à un quantum fixe et déterminé, excédant en grandeur toute quantité finie de même genre. Il convient par suite de décliner ce principe de l’infini syncatégorématique dans son application à la théorie de la nature et des éléments qui la composent, sans que celle-ci puisse constituer pour autant un tout véritable, puisqu’aucune entité formée d’un agrégat de parties ne constituerait en tant qu’unité un tel tout (en référence à A VI 4, 627).

Vincenzo De Risi, dans le chapitre qu’il consacre à la continuité de l’espace selon Leibniz, s’intéresse à un problème relatif aux fondements de la géométrie, problème sans doute le plus fondamental pour cette discipline, puisqu’il concerne la possibilité effective de points d’intersection entre droites et courbes, telle que postulée dans la première proposition du livre Ier des Éléments d’Euclide. De façon exceptionnelle parmi les mathématiciens de son temps, Leibniz s’est soucié de produire une définition adéquate de la continuité de l’espace qui permît de fonder une théorie générale des intersections de courbes et de surfaces. De Risi analyse les manuscrits correspondant à cette entreprise théorique de réduction par démonstration des axiomes que les prédécesseurs et contemporains de Leibniz avaient évoqués afin de s’abstenir de la déduction requise. Entre dans la définition recherchée une pluralité d’éléments conceptuels dont Leibniz saisit le sens et l’articulation. De fait, la recherche leibnizienne sur la continuité de l’espace s’inscrit dans l’ensemble des questions relevant de l’analysis situs et de l’établissement d’une caractéristique géométrique. Leibniz réforme dans un premier temps la notion aristotélicienne du continu potentiellement divisible en considérant l’idéalité des relations établissant le rapport de parties susceptibles d’interpolation subséquente de parties dans le tout continu. À partir de là, Leibniz développe sa définition finale de la continuité comme complétude, dont font état des textes tels que le Specimen geometriæ luciferæ (vers 1695) et l’In Euclidis πρῶτα (1712) : « Un tout géométrique est continu si, et seulement si, deux de ses parties, quelles qu’elles soient, sont telles que, si ces deux parties ensemble couvrent le tout et n’ont aucune portion en commun, elles ont néanmoins quelque chose d’autre en commun, à savoir leur délimitation (boundary) » (p. 142-143). Même s’il relève une certaine ambivalence dans la formulation de ce principe qui englobe à la fois complétude (completeness) et connectivité (connectedness), De Risi souligne la clarté de la définition et sa mise en œuvre dans le développement de la caractéristique géométrique. Il en montre les aboutissants pour la théorie physique de l’espace, autant que pour les fondements de la géométrie.

Le chapitre « On the plurality of spaces in Leibniz », issu de la collaboration de Valérie Debuiche et David Rabouin, met en cause les interprétations « relationnistes », voire « relativistes » de la notion leibnizienne d’espace : celles-ci s’appuieraient de façon trop exclusive sur les écrits de la controverse entre Leibniz et Clarke. La représentation des relations de coexistence entre les êtres phénoménaux peut être objet d’expérience subjective. Or cette genèse gnoséologique peut-elle justifier la pluralité et la relativité des systèmes de représentations abstraites qui en seraient inférées et, par voie de conséquence, faudrait-il voir là la justification d’alternatives dans la représentation des fondements de la géométrie, alternatives supposant d’autres arrangements de l’espace que le seul système euclidien ? Dans une analyse bien menée des textes, les auteurs établissent que l’espace concret actuel relève certes de l’actualisation du monde créé, mais que l’unicité de l’espace abstrait, ce qui en fait l’objet de la géométrie, implique la nécessité des concepts par lesquels cet espace se révèle intelligible. D’une certaine manière, si la décomposition de l’espace peut donner lieu à une pluralité et à une diversité infinie de rapports, tel ne peut être le cas de l’espace abstrait en son idéalité comme condition de possibilité de ces rapports à l’infini. Entre l’espace actualisé et son patron idéal il n’y a aucune différence dans le système des raisons impliquées de part et d’autre, non plus qu’il n’y en aurait entre le nombre abstrait et la chose nombrée. Cela dit, l’interrogation porte sur le rôle des principes architectoniques dans l’articulation des vérités nécessaires en lesquelles les mathématiques sont censées consister. Or il s’agit alors de choix d’actualisation entre des possibles indistinctement conciliables avec la nécessité des propositions mathématiques : on ne saurait en inférer quelque contingence dans la constitution même de l’ordre des objets géométriques, à commencer par le continu spatial où cet ordre se déploie, ni a fortiori de variation dans l’actualisation des vérités géométriques qui puisse donner lieu à une « pluralité de géométries et d’espaces » (p. 188). Les auteurs ouvrent enfin une perspective intéressante sur ces vérités géométriques en les caractérisant comme des vérités conditionnelles subordonnées au principe de raison suffisante qui contribue de ce fait à déterminer le caractère normatif de la structure de l’espace abstrait telle que Leibniz a tenté de la définir, en tant que condition d’actualisation de cet espace dans le monde effectif.

Les deux contributions suivantes ont un caractère essentiellement technique, du point de vue de l’histoire des mathématiques pour l’une, de modèles contemporains pour l’autre. Dans « One string attached : geometrical exactness in Leibniz’s Parisian manuscripts », Davide Crippa s’intéresse à la critique que Leibniz, alors brillant apprenti en mathématiques, adresse au Descartes de la Géométrie, qui a assigné à cette discipline les seules courbes algébriques que l’on peut tracer par un mouvement continu à l’aide de la règle et du compas, et qui en a écarté les « courbes mécaniques » sous prétexte qu’elles ne pourraient être ainsi construites. Leibniz va faire progressivement disparaître cette frontière qu’il estime injustifiée. Lors du séjour parisien, il montre d’abord comment il est possible de construire certaines courbes réputées mécaniques en les engendrant par un seul mouvement continu lorsqu’un fil de traction est appliqué à un segment des courbes en question. Les démonstrations reconstituées depuis les manuscrits sont probantes.

Dans le chapitre 7 consacré à Leibniz et au calcul des variations, Jürgen Jost s’intéresse d’une part aux arguments déployés par Leibniz en dioptrique et en catoptrique, reposant sur une estimation de la « voie la plus déterminée » pour le parcours du rayon lumineux, d’autre part, à la résolution par Leibniz du problème de la courbe brachistochrone, décrivant la trajectoire de la plus rapide descente d’un corps soumis à la gravité et se conformant à la loi de Galilée. Dans le prolongement de cette analyse, il examine le cas du principe de la moindre action dont la formulation canonique fut fournie ultérieurement par Maupertuis et Euler. Il établit, très justement me semble-t-il, ce que ce principe doit aux analyses de Leibniz relatives à l’action en dynamique et aux efforts de celui-ci visant à dériver « d’autres principes abstraits fondés sur des considérations de symétrie et de détermination » (p. 268).

L’étude de Nabeel Hamid « Teleology and realism in Leibniz’s philosophy of science » clôt le volume sur une note plus proprement épistémologique. Selon la thèse le plus aisément identifiable de ce travail, « la science physique, selon Leibniz, doit admettre certains principes non empiriques, postulant l’unité, la simplicité et l’harmonie du monde des phénomènes, comme conditions nécessaires pour que les propositions empiriques de premier niveau soient reconnues vraies » (p. 274). De bonnes raisons militent en faveur de cette thèse et l’auteur les explicite. Mais ce qui apparaît plus contestable ce sont les présupposés métaphysiques évoqués à l’appui du caractère phénoménal des concepts théoriques leibniziens. Ainsi Hamid soutient-il une interprétation purement idéaliste du fondement de ces concepts compte tenu de la configuration supposée de la doctrine des monades. Par ailleurs, existe-t-il bien deux règnes de la « nature corporelle », et deux ensembles distincts de lois régissant les phénomènes corporels, les unes mécaniques, les autres téléologiques ? J’aurais tendance, pour ma part, à restreindre à un seul système de lois la juridiction des phénomènes, en évitant tout ce qui pourrait suggérer un parallélisme des séries causales et finales sous-tendant l’ordre même des phénomènes. Lorsque Leibniz utilise une forme de calcul des variations en catoptrique et en dioptrique, il le fait dans le cadre d’une représentation mécaniste présumée du processus causal. Le recours aux principes architectoniques dans l’explication des phénomènes ne peut, comme l’auteur semble le présumer (p. 279), établir le caractère « nécessaire » des lois du mouvement, car, d’une part, la nécessité dont il s’agit n’est que conditionnelle et tient aux modèles mathématiques impliqués dans la formulation de ces lois et, d’autre part, les raisons architectoniques n’interviennent que dans le choix entre les énoncés de lois mécaniques possibles : elles traduisent l’aspect suivant lequel ces lois ressortissent à la catégorie des vérités contingentes et donc non nécessaires. L’auteur illustre ultimement le rôle des principes architectoniques dans l’explication scientifique des phénomènes en en faisant des « raisons de choix entre hypothèses équivalentes » (p. 285) et en prenant comme exemple de cette pratique l’argumentation leibnizienne en faveur du modèle cosmologique héliocentrique. Il aurait pu alors intégrer à l’analyse la prise en compte de la structure justificative de la théorie leibnizienne de la circulation harmonique, telle qu’exposée dans le Tentamen de motuum cælestium causis (1689). En définitive, ce chapitre recèle le potentiel d’autres recherches épistémologiques prometteuses.

François DUCHESNEAU

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Pour citer cet article : Vincenzo DE RISI, Leibniz and the Structure of Sciences. Modern Perspectives on the History of Logic, Mathematics, Epistemology, Cham, Springer, 2020, XI-298 p., in Bulletin leibnizien VII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 135-202.</p

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Ohad NACHTOMY, Living Mirrors. Infinity, Unity, and Life in Leibniz’s Philosophy, New York, Oxford University Press, 2019. xi-219 p.

Cet ouvrage synthétise des recherches menées sur deux fronts, que l’on pourrait tenir pour représentatifs de problématiques distinctes, mais dont Ohad Nachtomy tente d’établir la cohérence et l’unité : d’une part, la conception leibnizienne de l’infini et de ses « degrés » ; d’autre part, la conception des êtres vivants selon Leibniz, machines de la nature, définies à la fois comme monades et corps organiques et intégrant en leur constitution réelle des machines de la nature à l’infini. Selon la thèse qu’il soutient et pour laquelle il développe une série remarquable d’arguments justificatifs, entre l’infini « syncatégorématique », caractéristique des entités mathématiques et dépourvu de référent dans les unités réelles de l’univers, et l’infini « catégorématique », qualifiant la combinaison de tous les possibles actualisés en l’être absolu de Dieu, Leibniz aurait fait place à un mode d’infinité réelle, réalisée dans les êtres individuels du monde créé. Ainsi l’auteur entend-il montrer que ce statut d’infinité de degré intermédiaire s’applique aux êtres substantiels de la nature que sont les êtres vivants. Telle serait l’une des spécificités de la philosophie naturelle leibnizienne et l’un des traits qui la différencieraient des autres métaphysiques de la nature à l’époque moderne, notamment de la physique cartésienne, laquelle récusait toute notion d’infini positivement applicable aux substances finies, tant esprits que corps.

Dans un premier temps, Ohad Nachtomy détaille les principaux concepts d’infini dont la distinction permet à Leibniz de cartographier ce labyrinthe du continu dans lequel la raison humaine pourrait s’égarer, et de cerner, en contrepartie, les moyens qui permettraient à celle-ci de s’en évader. L’argument-clé à cet égard lui est fourni par le commentaire critique de Leibniz sur la distinction spinoziste des sortes d’infini, distinction que le philosophe de Hanovre transforme en distinction de degrés d’infini : omnia, maximum, infinitum (voir A VI 3, 282). Cette distinction fait également l’objet d’un échange avec Ehrenfried Walter von Tschirnhaus à propos de l’Éthique de Spinoza (texte daté de février 1676, A VI 3, 385-386). Omnia s’applique au tout ontologique et convient à Dieu seul ; le tantum infinitum correspond à des êtres de raison dont on ne peut assigner le terme, tels l’asymptote d’une hyperbole ou le nombre représentant la somme des entiers, objet par excellence des paradoxes de Galilée ; le maximum caractérise, de façon médiane, ce qui est le plus grand dans son genre, tels le tout de l’ordre spatial ou le tout de l’ordre temporel.

Ohad Nachtomy expose un ensemble de considérations leibniziennes qui tendent à faire de cet infini intermédiaire une propriété actuelle des réalités naturelles sous l’angle de la qualité, plutôt que sous celui des déterminations quantitatives, car celles-ci ne réfèrent qu’au statut abstrait et somme toute fictif de ce qui est simplement infini au sens mathématique. Ce serait en fonction du sens positif d’infini dans l’ordre naturel qu’il conviendrait de comprendre la monade, constitutivement dotée d’une séquence infinie de perceptions-appétitions, et reflétant, dans et par cette séquence, la totalité des effets résultant de l’interrelation des monades à l’infini. Mais il y a plus, car cet infini constitutif prévaudrait dans la détermination essentielle de ce qu’est tout être vivant, en qualité de machine de la nature, analysable en machines de la nature à l’infini, renvoyant, toutes et chacune, à un lien indissoluble entre monade dominante et corps organique. Cela signifierait donc qu’un tel infini positif interviendrait aussi dans la constitution des corps organiques, par-delà toute analyse possible en termes de propriétés géométriques et mécaniques, par-delà donc toute intervention de concepts que l’on puisse référer au seul infini syncatégorématique. Voilà brièvement synthétisé, l’objet des solides démonstrations, adéquatement étayées de preuves textuelles, qui forment le contenu de ce livre. Ohad Nachtomy nous y mène de l’analyse des degrés de l’infini selon Leibniz, degrés partagés entre mathématique et métaphysique, à la théorie leibnizienne des vivants, conjuguant animation vitale et structuration physique, et représentant des formes d’infini actuel dans l’ordre de la nature.

Je me contenterai pour l’heure de relever, dans cette étude, quelques segments d’analyse qui mériteraient à mon sens d’être poursuivis et complétés. À diverses reprises, Ohad Nachtomy évoque le modèle mathématique des séries infinies, par contraste avec celui des nombres infinis, pour illustrer un dépassement de l’infini abstrait en faveur d’un principe d’unité qui nous ferait ainsi passer de l’ordre de l’infinitum à celui du maximum in suo genere (voir par exemple, p. 28-34 ; 91-96). Selon ce modèle, l’unité réside dans la loi d’engendrement des termes indéfiniment successifs d’une équation enveloppant l’infini : cette loi surplombe en quelque sorte une séquence sans terme ultime dont elle fournit la raison suffisante totale pour les éléments qui en sont constitutifs. Ohad Nachtomy se sert de ce modèle pour suggérer que les corps organiques selon Leibniz seraient constitués par réplication de formes similaires à l’infini – il utilise aussi volontiers à cette fin l’analogie avec le modèle géométrique des fractales (voir par exemple, p. 128-130). Se pose alors, me semble-t-il, la question du rapport qu’il convient d’établir entre le modèle mathématique et la constitution même des réalités dont ce modèle symboliserait l’ordre interne. Il n’est pas sans intérêt de se représenter ici que Leibniz s’est aussi servi du modèle des séries infinies pour figurer la loi d’engendrement ad infinitum du contenu analytique des vérités contingentes, par exemple, dans les Generales inquisitiones de analysi notionum et veritatum (1686) (voir A VI 4, 760-763 ; 776-777).

Par la suite, Ohad Nachtomy aborde succinctement le rôle qui pourrait être dévolu à la dynamique dans la conceptualisation du vivant. À juste titre, il note alors le caractère d’infinité qualitative et d’unité constante qui s’attache à la conception des forces primitives et des monades qui en forment les sujets d’inhérence. Et certes, ce point permet précisément d’éclairer les raisons sous-tendant l’identification de la vie selon Leibniz à la capacité de perception, comme cela apparaît notamment dans la controverse avec Georg Ernst Stahl. Il aurait été intéressant de poursuivre ici l’interrogation sur le rapport entre physiologie et dynamique afin de comprendre et d’interpréter les processus vitaux eux-mêmes, et de se demander dans quelle mesure les lois gouvernant les forces dérivatives peuvent, elles aussi, répondre au modèle des séries infinies et comporter la même référence à un principe d’unité régissant un divers phénoménal infini. Ohad Nachtomy ouvre la porte à ce type de considérations lorsqu’il propose deux lectures possibles du rapport des machines de la nature à leurs composantes à l’infini : une lecture structurale et une lecture fonctionnelle (voir p. 123-133). Mais les lois gouvernant la composition des structures organiques et celles qui régissent les séquences de processus fonctionnels sont-elles du même ordre ou se distinguent-elles suivant une ligne de partage mécaniste/supra-mécaniste ?

J’ai enfin une interrogation motivée par une thèse dont je ne suis pas sûr qu’on puisse la soutenir aussi fortement qu’Ohad Nachtomy semble le faire. Concernant le vivant selon Leibniz, il y aurait, somme toute, une sorte de ligne de fracture entre la vie comme principe métaphysique, et la vie représentée par les phénomènes organiques, objets d’observation et de modélisation scientifique : « This […] explains why there need not be a direct relation between life as a metaphysical concept and the empirical observations that Leibniz makes in the particular life sciences. More precisely, this is why Leibniz holds […] that in some sense the metaphysics of life and the phenomena of life are almost independent of one another » (p. 197). Ohad Nachtomy lui-même se situe d’ailleurs en porte-à-faux par rapport à cette thèse dans la mesure où il reconnaît que le concept leibnizien de machine de la nature implique en une conjonction essentielle le rapport entre la monade dominante et son corps organique. Si l’on prend toute la mesure des implications de la doctrine sur ce point, il s’ensuit que les phénomènes relatifs au corps organique et à son mode d’organisation et de fonctionnement ne sauraient s’analyser sans que soit pris en compte le principe d’unité et d’intégration qui en constitue la raison suffisante. Certes, on peut se rabattre sur le principe Omnia fieri mechanice in natura pour justifier la spécificité de traitement du domaine phénoménal organique, mais, dès qu’il s’agit d’atteindre et d’exposer les lois gouvernant les mécanismes spéciaux dont dépendent les phénomènes vitaux, on ne peut faire l’économie de franchir la ligne de démarcation supposée entre physique et métaphysique et de procéder à la combinaison des approches. La méthode que Leibniz préconise pour la science physiologique ne saurait s’abstenir de présupposer les principes métaphysiques sans lesquels l’objet, le vivant dans sa constitution et son fonctionnement, en resterait pour le moins partiellement inintelligible.

Ces quelques réserves et interrogations ne sauraient diminuer l’intérêt que représentent les analyses nuancées et originales contenues dans cet ouvrage : développées avec rigueur et clarté, elles ne peuvent que susciter l’adhésion des interprètes du leibnizianisme.

François DUCHESNEAU

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Pour citer cet article : François DUCHESNEAU, « Ohad NACHTOMY, Living Mirrors. Infinity, Unity, and Life in Leibniz’s Philosophy, New York, Oxford University Press, 2019 », in Bulletin leibnizien VI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 125-174.

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Gottfried Wilhelm LEIBNIZ Mathesis universalis. Écrits sur la mathématique universelle. Textes introduits, traduits et annotés sous la direction de David Rabouin, Paris, Vrin, 2018, 256 p.

Réalisée sous la direction experte de David Rabouin, cette édition offre la version traduite des textes originaux dans lesquels Leibniz a développé ses principales considérations au sujet de la mathesis universalis. Ces textes sont introduits et annotés de façon à illustrer les moments théoriques différents auxquels ils se rattachent et les sens divers, mais plus ou moins liés, que l’on peut légitimement attribuer à un concept qui fut généralement inadéquatement compris par les principaux interprètes de la logique et de l’épistémologie leibnizienne – de Louis Couturat et Ernst Cassirer à Martin Schneider et autres contemporains. Le principal défaut dénoncé par les auteurs de cette édition dans la littérature consacrée à ce thème serait issu de la représentation selon laquelle la doctrine de la mathématique universelle, que l’on attribue sans fondement à Descartes et particulièrement au Descartes des Regulæ, aurait déterminé de façon majeure le projet leibnizien d’un calcul logique assumant le rôle de clé de voûte d’un système architectonique des disciplines rationnelles.

Une introduction détaillée reflétant une recherche érudite (p. 3-69) établit les jalons d’une interprétation, qui serait conceptuellement plus juste et historiquement mieux fondée, de la doctrine leibnizienne sur cet élément majeur de méthodologie et d’épistémologie. Le schéma démonstratif proposé consiste d’abord à déterminer quelles sources cartésiennes et non cartésiennes ont produit des conceptions de la mathesis universalis, ou d’éléments de doctrine homologues, dont Leibniz a pu tenir compte dans l’élaboration de sa propre théorie. Il faut ainsi considérer ce qui se situe directement dans le droit fil de l’« héritage cartésien », objet d’ailleurs de prises de distance critiques de la part de Leibniz. Déjà le De arte combinatoria (1666) faisait état d’une « doctrine des rapports et proportions, c’est-à-dire de la quantité non exposée » (A VI, 1, 170-171) par référence aux Principia matheseos universalis de Franz Van Schooten, cours basé sur la Géométrie de Descartes et édité par Erasmus Bartholin en 1651. Il s’agissait « d’une science universelle de la quantité (réformée par le recours à la nouvelle algèbre symbolique) » (p. 23). Leibniz, encore novice en mathématiques, s’intéressait à ce concept, par-delà la généralité de la spécieuse algébrique comme science des rapports quantitatifs, parce qu’il y percevait, semble-t-il, comme un « échantillon » (p. 26) de l’art caractéristique, promu par la puissance de la représentation symbolique. Puis, se signale à l’attention la Mathesis universalis, sive Opus arithmeticum (1657) de John Wallis, selon lequel l’universalité de la science mathématique apparaît fondamentalement liée à l’extension de l’arithmétique par l’algèbre symbolique, ce qui est motif de controverse avec Hobbes et intéresse Leibniz, dès avant son séjour parisien, sous l’angle de la puissance de la représentation symbolique.

Plus tardivement, sans doute convient-il de prendre en compte le vaste chantier de discussion amorcé par Malebranche autour du thème de l’algèbre, extension de l’arithmétique, comme « une science générale et comme la clé de toutes les autres sciences » (cité p. 30). Réagissant aux Éléments des mathématiques, ou Principes généraux de toutes les sciences qui ont les grandeurs pour objet (1675) de Jean Prestet (et Malebranche ?), Leibniz y décèle une conception insuffisamment élaborée des rapports comme raisons (rationes), qu’il conviendrait d’étendre à d’autres relations et notamment à la similitude. Ehrenfried Walther von Tschirnhaus va s’inscrire pour sa part dans la ligne du programme dessiné par Malebranche en situant la logique comme art d’inventer dans les limites générales de l’arithmétique et de l’algèbre. Leibniz en réaction développera deux déterminations majeures de ce qui doit constituer selon lui l’objet d’une véritable mathesis universalis – ce que reflètent les deux premiers textes ici édités. Il s’agit, d’une part, de prendre acte du fait que l’algèbre ne constitue qu’un échantillon de la symbolique en général, d’où l’intérêt d’en établir le mode de développement en vue d’en assurer l’extension à d’autres thèmes ; il convient, d’autre part, d’ouvrir la mathesis universalis à la considération d’une plus grande généralité de relations que les seuls ratios de grandeur, en l’occurrence les rapports de similitude. Dans le fond, ce qui ressort de la confrontation de Leibniz à ces courants plus ou moins issus de Descartes, c’est certes l’aval donné à la fonction heuristique d’une symbolique dont l’algèbre fournit un ectype, mais aussi le refus d’identifier la mathesis à la logique suprême, alors même qu’elle incarne une forme particulière de logique, « une logique des mathématiciens […], et non une mathématisation de la logique » (p. 38).

Le projet de la mathesis universalis leibnizienne peut et doit d’ailleurs être également rapproché de traditions non cartésiennes. Les auteurs de l’édition nous renvoient en particulier à Ehrard Weigel et à son école, à Johann Christoph Sturm et à Joachim Jungius. Le cadre général dans lequel s’inscrivent les doctrines examinées est souvent celui de préoccupations encyclopédiques, voire pédagogiques, qui se lient à des projets d’ars inveniendi. S’en trouvera conforté chez Leibniz l’intérêt d’un dévoilement de la logique propre aux mathématiques et qui porte initialement sur le traitement abstrait de la quantité, par-delà ses instanciations ou discrètes ou continues. Leibniz qui fut étudiant de Weigel annote, en 1683, l’Unicum principium pansophicum (1673) de celui-ci (A VI, 4, 1183-1184). La teneur de ces notes est résumée en ces termes : « On ne peut qu’être frappé […] de trouver tirés de Weigel plusieurs leitmotive de la conception de la mathesis universalis leibnizienne : la dépendance de la théorie de toto et parte à la doctrine de eodem et diverso sous l’égide d’une scientia generalis et, surtout, la définition même de la mathesis comme science estimative » (p. 46).

Cette approche de la mathesis se trouve reprise et accentuée par Sturm, qui propose une extension de la théorie des proportions non seulement à tous les quanta, mais aussi aux qualia mêmes. Se référant au Compendium universalium seu metaphysicæ Euclideæ (1661) et à l’axiome Si similibus addas similia, tota sunt similia, qui y était énoncé, Leibniz déclarera : « il fallut tant de limitations pour excuser cette règle nouvelle, qu’il aurait été mieux, à mon avis, de l’énoncer d’abord avec restriction, en disant, Si similibus similia addas similiter, tota sunt similia » (Théodicée, § 212, GP VI, 245). Selon une lignée différente, on trouve chez Jungius, dont on sait en quelle estime Leibniz tenait son œuvre, la caractérisation d’une proto-mathématique ou logistica transcensoria dont l’objet serait la grandeur, abstraite du nombre, du continu géométrique et de ses dimensions, voire de toute connotation d’objet. En matière de mathématique universelle, Leibniz hérite de ces riches traditions, mais s’en démarque, comme en témoigne le corpus ici reconstitué.

Les textes traduits, somme toute peu nombreux, sont ceux où Leibniz développe plus particulièrement ses vues sur la mathesis universalis, et non pas ceux où il y fait allusion sans développement propre. Ainsi a-t-on affaire à cinq sections d’éléments textuels, les deux premières couvrant la période 1679 à 1686 ; les trois autres regroupant des contributions postérieures au milieu de la décennie 1690. Durant la première période domine, selon les responsables de cette édition, le projet de la mathesis comme « logique de l’imagination » ; durant la seconde, la mathesis est plutôt considérée de l’intérieur des théories mathématiques autour du projet de définir une « logique mathématique » (p. 59). Entre les deux, les auteurs de l’édition, à juste titre me semble-t-il, accordent une importance déterminante au développement du vaste projet de dynamique dont l’amorce se produit en 1689, lors du séjour en Italie. À mon avis, il s’agit là d’un échantillon majeur de la « science générale » leibnizienne dont la disparition du moins apparente comme thème dans les écrits leibniziens tardifs suscite l’interrogation (voir à ce sujet Arnaud Pelletier, « The scientia generalis and the encyclopaedia », in M. R. Antognazza (ed.), Oxford Handbook of Leibniz, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 162-176). On lit ainsi p. 59 : « Dans ce moment de transition où Leibniz lance le projet de la Dynamica, la mathématique universelle est clairement requalifiée de “science de l’estime des choses”, restreinte à la seule quantité et mise au service de la promotion de la “Science de l’infini” qui doit servir la nouvelle physique. »

Chacune des sections de textes est précédée d’une introduction qui en fournit l’analyse historique et épistémologique. La section 1 est consacrée au In re mathematica in universum (mai 1679-avril 1680 ?) (A VI, 4, 315-331) ; la section 2 aux Elementa nova matheseos universalis (été 1683 ?) (A VI, 4, 513-524), orientés notablement vers une discipline universelle de la « qualité » ou de la « forme ». Or, malgré le caractère relativement achevé de la théorie des relations qui y est formulée, on ne saurait l’isoler à titre de résumé des vues de Leibniz sur l’objet de la mathesis. La section 3 regroupe deux textes, précédemment édités par Gerhardt (GM VII, 49-52 et 53-76), qui occuperaient la plage temporelle 1692-1698 : il y est notamment question d’un traitement parallèle de l’arithmétique et de l’algèbre, à partir duquel pourrait s’élaborer une logique des mathématiques fondée sur l’analyse de leurs concepts premiers, analyse que l’on ne saurait ramener à quelque forme de calcul logique que ce soit. La section 4 édite les manuscrits LH XXXV, 1, 9, fol. 8 et 9-14 (1700 ?), pièces préparatoires d’un traité, consacré aux « fondements du calcul » et à la mathesis comme science de la grandeur, dans lequel s’amorce une réflexion sur des rapports d’inhérence (relations « être dans ») qui ne se réduiraient pas à l’axiome « le tout est plus grand que la partie ». Quant à la section 5, elle offre pour la première fois une transcription complète du manuscrit Scientia mathematica generalis (LH XXXV, 1, 9, fol. 1-4), sans doute de la même période, qui aborde sous divers angles le problème du traitement homothétique des incomparables en mathématiques, ce qui s’applique notamment à la mesure des composantes de la force par ses effets.

Trois annexes apportent, textes à l’appui, un éclairage utile sur cet ensemble. L’annexe 1 s’intéresse à la place réservée à la mathesis et à la mathesis universalis dans trois projets de science générale. L’annexe 2 est consacrée au De ortu, progressu et natura algebræ (1685-1686 ?) qui, sans traiter principalement de mathesis universalis, en illustre la distinction d’avec l’algèbre, ainsi que l’aptitude à constituer une logique de l’imagination et à fournir les fondements d’une « science universelle des qualités » (p. 223). Quant à l’annexe 3, elle montre la corrélation historique des projets de la dynamique, de la scientia infiniti et de la mathesis universalis, comme science universelle de l’estime.

Ce livre dont nous venons de rendre compte mériterait à coup sûr une analyse critique plus détaillée, car s’y esquisse une compréhension nouvelle de la rationalité mathématique selon Leibniz, considérée en ses aspects opératoires, comme en ses fondements théoriques. La démarche leibnizienne en ce domaine engendre la formulation de programmes variables suivant les époques et les contextes et suivant la configuration relativement instable des rapports entre leurs diverses composantes. L’étude réalisée sous la direction de David Rabouin visait à établir le cadre conceptuel au sein duquel le traitement leibnizien de la mathesis universalis s’est effectué et les modalités principales de ce traitement en leur séquence effective. L’édition de textes qui en marque l’aboutissement et les analyses qui l’accompagnent représentent une précieuse contribution aux études leibniziennes sur un sujet dont l’interprétation traditionnelle laissait à désirer et dont la compréhension se trouve ici renouvelée.

François DUCHESNEAU

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Pour citer cet article : François DUCHESNEAU, « Gottfried Wilhelm LEIBNIZ Mathesis universalis. Écrits sur la mathématique universelle. Textes introduits, traduits et annotés sous la direction de David Rabouin, Paris, Vrin, 2018 », in Bulletin leibnizien V, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 587-646.

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Thomas LEINKAUF et Stephan MEIER-OESER (éd.), Harmonie und Realität. Beiträge zur Philosophie des späten Leibniz, Studia Leibnitiana – Sonderhefte 51, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2017, 199 p.

Les contributions ici rassemblées témoignent d’évolutions importantes survenues dans la philosophie de Leibniz après la publication du Système nouveau en 1695, notamment au sujet du concept d’harmonie et de son rapport à la réalité. En guise d’introduction, Thomas Leinkauf fixe les racines historiques – anciennes, médiévales, modernes – des concepts dont Leibniz fait usage pour établir les diverses relations qu’il inscrit sous le rapport entre harmonie et réalité. C’est dans la phase de constitution de la doctrine monadologique que ces relations se complexifient et s’internalisent au sein des diverses unités substantielles, en même temps qu’elles prennent en compte la raison unitaire des phénomènes en leur multiplicité indéfinie.

Stefano Di Bella s’intéresse pour sa part à la réalité des phénomènes, tant en ce qui concerne l’existence que la nature des corps. Il montre le lien de ces problématiques avec le rejet du doute cartésien en sa forme métaphysique, d’une part, avec la relativisation des qualités premières comme représentatives de l’essence des corps, d’autre part. Il illustre surtout comment, par diverses évolutions, le phénomène devient le corrélat du sujet percevant et comment s’institue, au sein de cette relation, la distinction épistémique de cohérence qui justifie que certains phénomènes soient bien fondés et tenus pour objectivement réels. S’interrogeant sur ce qui constitue la réalité substantielle, Brandon Look retrace les instances diverses de ce caractère à travers les phases de transformation de la métaphysique leibnizienne. Ce caractère se présente ainsi comme unité et forme dès les écrits de la décennie 1680, et justifie par la suite la réduction de la substantialité aux seules monades. D’où le problème que représente l’intelligibilité du vivant comme substance dite corporelle, pour lequel Leibniz ne semble pas posséder les moyens conceptuels permettant de le dénouer – car comment peut-on légitimement faire de monades, liées par des relations de dominance et de subordination, les composantes d’un corps organique auquel elles conféreraient une unité ou réalité plus qu’agrégative ? Look s’intéresse par ailleurs à l’harmonie universelle – dont l’harmonie préétablie ne serait qu’une forme particulière – qu’il interprète volontiers à la lumière d’une thèse inspirée du platonisme, voire du plotinisme. Il fait ainsi voir que Leibniz peut, en vertu d’une dépendance ontologique s’actualisant par émanation, assurer à la fois l’autonomie causale des sujets monadiques et l’action divine, conjointement productrice d’intelligibilité et de création continue. Juan Antonio Nicolás, pour sa part, entend resituer les représentations diverses de l’harmonie dans le système de principes de raison et d’ordre constituant l’architectonique de l’ontologie leibnizienne. Une conception adéquate de ce système ne saurait donner lieu à des analogies seulement linéaires, s’agissant de représenter l’interrelation des principes qui le composent : une métaphore à privilégier serait plutôt celle d’un « modèle sphérique » et de ses « axes catégoriels » pluriels. Ainsi pourrait-on discerner trois axes suivant lesquels s’ordonnerait ce que l’on doit tenir pour les principes d’ordination des thèses leibniziennes, c’est-à-dire les axes bipolaires individualité-systématicité, uniformité-diversité, vitalité-fonctionnalité. Il s’agit là d’une reconstruction interprétative dont la valeur ne pourrait se mesurer que par l’éclairage inédit qu’elle projetterait sur des thèses extraites en quelque sorte de leur contexte. L’idée qui semble nous être suggérée est que l’harmonie universelle doit se décliner non tant comme l’expression d’un principe spécifique que comme l’espace des états où se déploie une conjonction de principes d’ordre, appliqués à une réalité elle-même harmoniquement déclinable. L’article de Stephan Meier-Oeser offre une analyse particulièrement bienvenue du concept d’« harmonie préétablie », dont l’acte de naissance se situe bien en 1696, quelques mois après la publication du Système nouveau, longtemps après que le concept d’harmonie, symbolisé par la relation du multiple dans l’un, fut devenu partie intégrante de la philosophie de Leibniz. Retraçant l’origine de la déconnexion causale, opérée par Descartes, mais surtout par les cartésiens, tels Clauberg, Cordemoy et Malebranche, entre représentations mentales et affections du corps, Meier-Oeser montre comment Leibniz surmonte l’aporie de communication ainsi engendrée entre res cogitans et res extensa par une « métaphysique de la représentation » dont la cheville ouvrière est l’harmonie. Il en résulte une réduction des corps aux phénomènes perçus et, corrélativement, une implication sensible et concrète de toute cognition. En réplique au faux dilemme du réalisme et de l’idéalisme, il est suggéré : « for a certain monad x to sense bodies and to have a body is a matter of certain other monads being related to x’s perceptions in a certain – harmonic – way » (p. 81). Suivant le vocable créé par Wolff, Leibniz serait surtout un « harmoniste ».

Edward W. Glowienka soutient que le principe d’harmonie appliqué à la composition du meilleur des mondes possibles justifie que les esprits y occupent une place prépondérante en comparaison des autres ordres de monades, pour des raisons de conciliation entre plénitude et simplicité. Se fondant principalement sur des suggestions tirées des textes du De summa rerum, l’auteur affirme que les esprits, êtres simples, enrichissent en vertu de leur capacité réflexive, comme par redondance, les effets résultant de leur activité propre. Il tente de retrouver dans la philosophie tardive des arguments analogues qui permettraient de soutenir que l’harmonie maximale de la création intègre une finalité particulière ordonnée à ce sous-ensemble de monades. On fera ici la remarque critique suivante : au sujet du principe de continuité, l’analyse s’appuie sur un texte-clé dont l’authenticité est sujette à suspicion (p. 97) – ce qui aurait dû être signalé. La contribution de Donald Rutherford porte sur les fondements de l’harmonie universelle liant les monades les unes aux autres par le biais de leurs perceptions strictement individualisées du même univers. Par une démonstration savamment orchestrée, Rutherford entend nous conduire à reconnaître que la correspondance entre monades, qui tiendrait à l’expression corrélée de leurs perceptions portant sur le monde spatio-temporel des corps en tant que phénomènes, ne fournirait qu’une unité faible de cet univers. Il faut aller plus loin et saisir que le plan archétypal de ce monde de phénomènes spatialement et temporellement liés figure originellement dans l’entendement divin et s’actualise dans la nature individuelle de chaque monade, qui en constitue de fait une instance intensivement réalisée. D’où l’idée d’une unité forte de l’univers dont les monades forment les éléments, unité qui tient au plan architectonique du système intégré des corps phénoménaux d’où émaneraient leur réalité formelle et leur identité plurielle. Commentant cette interprétation, Paul Rateau s’inscrit en faux contre la priorité métaphysique et épistémologique qui y est accordée à l’ordre des phénomènes sur celui des substances, au fondement de l’harmonie universelle. Le plan de l’univers en Dieu ne peut consister qu’en raisons intelligibles formant des lois générales reflétées d’abord et avant tout dans les lois régissant le devenir interne des monades, au sein desquelles se produisent en seconde instance la représentation phénoménale des corps et l’inférence dérivée d’un plan régissant l’ordre des phénomènes. L’argumentation développée contre la thèse de Rutherford comporte bien d’autres facettes intéressantes dont on ne peut rendre compte dans le cadre restreint de cette recension. Qu’il me soit simplement permis de souligner que, dans le fond, cette thèse de Rutherford et son antithèse, finement et rigoureusement exposée par Rateau, ruinent l’une comme l’autre l’interprétation purement idéaliste de la doctrine des monades, car toutes deux soutiennent que les monades sont dans le monde : celui-ci, exprimé, contient les substances qui l’expriment, parce qu’il découle d’un plan architectonique impliquant la compossibilité des monades actualisées. Ainsi Leibniz faisait-il valoir : « Lorsqu’on dit que chaque monade, âme, esprit a reçu une loi particulière, il faut ajouter qu’elle n’est qu’une variation de la loi générale qui règle l’univers » (GP IV, 553-554). Évidemment, ce fondement objectif de l’ordre des choses, incarné en chaque monade, se reflète dans l’ordre ou l’économie générale des phénomènes, qui en dépend en vertu de la relation intrinsèque liant toute monade à son corps organique. Prenant le contrepied de Rutherford, Rateau affirme : « L’harmonie des phénomènes dérive de l’harmonie fondamentale et primitive des monades, et non l’inverse » (p. 136). Mais ne s’agirait-il pas là des deux faces d’un rapport de correspondance harmonique, que l’on pourrait estimer équivalentes d’un point de vue épistémique ?

Le problème sur lequel Martha Bolton se concentre est celui de la façon dont l’unité de la substance se réalise dans la durée ou, suivant une autre perspective, de la façon dont la substance assume la causalité de ses propres changements. Une analyse fine détaille les obstacles à surmonter pour inférer d’une diversité d’états impliquant une certaine incompatibilité réciproque une représentation adéquate du principe d’unité substantielle. Cette résolution temporelle des différences modales inhérentes aux monades requiert une conceptualisation particulière du principe de changement au sein de la substance. À cette fin, deux types de relation semblent avoir été principalement exploités par Leibniz dans la période de maturité : l’idée de perceptions confuses se diversifiant à l’infini et constituant la trame d’où émergent les états psychologiques discrets correspondant aux changements d’états monadiques, d’une part ; l’idée de lois de séries individualisées dont les termes correspondraient aux effets découlant de l’exercice des forces primitives actives et passives, d’autre part. Andreas Blank se penche sur un sujet aujourd’hui très exploité, notamment par ceux que préoccupe la naturalisation des opérations de la pensée en philosophie de l’esprit, à savoir l’interprétation à donner de la métaphore du moulin dans Monadologie, § 17. L’analyse que mène Blank s’appuie sur la caractérisation de ces opérations par le schème conjoint du multiple dans l’un et de l’acte réflexif qui se déploie dans la connaissance sensible, par opposition à toute propriété des corps présupposant une partition de leurs composantes. L’évolution du schème depuis la première philosophie de Leibniz est ainsi retracée. Cette recherche permet d’interpréter le Gedankenexperiment du moulin, préfiguré dans la lettre à Bayle de décembre 1702 (GP III, 68) et dans la préface des Nouveaux Essais (A VI, 6, 8), dans le sens d’une argumentation contrefactuelle établissant que la relation interne au sujet percevant et conscient serait irréductible au mode de composition de tout mécanisme corporel. Dans le dernier essai du volume, Leinkauf tente de situer le modèle du vinculum substantiale que Leibniz propose à Des Bosses pour des raisons d’interprétation de la transsubstantiation, comme l’un des degrés intermédiaires entre les unités et leurs corrélats phénoménaux. Le vinculum serait une « unifying force » qui ferait de composés agrégatifs des substances composées de plein droit (p. 186). Leinkauf s’appuie ici sur des traditions néo-platoniciennes, identifiées à Ficin, Patrizi et Bruno, dont Leibniz a pu retenir jusqu’à un certain point la leçon. Certes, il resterait à mesurer jusqu’à quel point les concepts de lien ainsi évoqués constituaient bien, pour ces auteurs, des instances ontologiques distinctes de l’âme d’une part et du corps informé d’autre part. Il conviendrait surtout de déterminer en quoi l’usage du concept chez Leibniz, plutôt que de constituer un simple artifice d’accommodement par rapport au dispositif conceptuel de la monadologie, s’inscrirait sans aporie dans le réseau de relations entre monades et corps organiques que permet la métaphysique leibnizienne.

François DUCHESNEAU

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Pour citer cet article : François DUCHESNEAU, « Thomas LEINKAUF et Stephan MEIER-OESER (éd.), Harmonie und Realität. Beiträge zur Philosophie des späten Leibniz, Studia Leibnitiana – Sonderhefte 51, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2017 » in Bulletin leibnizien IV, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 563-639.

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Claire CRIGNON, Locke médecin. Manuscrits sur l’art médical, Paris, Classiques Garnier, 2016, 541 pages.

Cette remarquable étude comporte en annexe la traduction en français d’importants manuscrits médicaux de Locke : Respirationis usus (1666) ; Morbus (vers 1666) ; Anatomia (1668) ; De arte medica (1669) ; Smallpox, ensemble relatif à un projet de traité sur la variole (1670) ; et les pièces constituant les Observations sur le cas d’Anthony Ashley Cooper (1668). L’ouvrage comporte en outre des notices sur les philosophes et les médecins ; un glossaire des termes médicaux et philosophiques ; une bibliographie et deux index, l’un pour les notions, l’autre pour les noms.

Le livre met en relation la philosophie de Locke et le contenu de ses manuscrits médicaux. Dans ce champ de recherche original, le mérite de la démarche entreprise par Claire Crignon est d’avoir étendu l’analyse au contexte philosophique, scientifique et professionnel au sein duquel Locke médecin s’est formé, et d’avoir interprété ses textes médicaux en fonction des doctrines et pratiques d’autres figures dominantes de la médecine et de la philosophie naturelle en Angleterre au XVIIe siècle, tels William Harvey, Francis Bacon, Thomas Willis, Robert Boyle, Joseph Glanvill ou Henry More. Claire Crignon a visé à déterminer, d’après les sources documentaires disponibles, la conception que, dès ses années de formation à Oxford, Locke s’était faite de la médecine, de ses méthodes, de ses concepts et de ses finalités, voire de l’incidence de cet art sur la conduite de l’esprit et du corps. L’investigation ne s’est pas restreinte à la question de savoir comment l’empirisme médical, tel que Locke en est venu à le délimiter et à le justifier, a pu influer sur le projet de l’enquête sur l’entendement humain, lorsque celle-ci prend forme dans les Drafts A et B (1671) de l’Essay concerning Human Understanding. Ce qui intéresse Claire Crignon au premier chef, c’est le mode d’élaboration de la pensée médicale de Locke, sa teneur propre, la conception de l’homme et de sa destination pratique, le scepticisme qui découle d’un empirisme pratique, antithétique d’une philosophie naturelle d’orientation spéculative. Si le lien entre ces considérations et les thèses des œuvres de maturité, en particulier de l’Essay, ne fait plus de doute aujourd’hui – à l’encontre d’interprétations plus traditionnelles de la philosophie de Locke – le projet d’une analyse détaillée de cette philosophie médicale pour elle-même apparaît profondément original. L’investigation menée aboutit à des résultats d’autant plus probants qu’ils s’appuient sur une parfaite connaissance des travaux de Peter Anstey et d’autres spécialistes qui ont restitué les manuscrits médicaux dans leur authenticité et en ont balisé l’interprétation.

Je m’abstiendrai de louer en détail les traductions de textes médicaux de Locke et la qualité des annotations qui les accompagnent, pour me tourner vers le travail d’analyse et d’interprétation, représentant le principal de l’ouvrage. Une question épistémologique dominante pour Locke dans sa phase oxonienne concerne l’intégration de la médecine à la philosophie naturelle et notamment à l’experimental philosophy, intégration qui se réalise en marge, pourrait-on dire, des enseignements universitaires traditionnels, encore dominés par les commentaires des écrits de Galien et des médecins alexandrins. Cette question constitue pour Locke et pour les membres de son entourage académique un enjeu stratégique dont l’importance est généralement sous-estimée des historiens de la philosophie : il ne s’agit de rien moins que de refonder la médecine dans le cadre des recherches expérimentales des modernes, dans l’esprit de la tradition baconienne, et de baliser, par le biais de la critique, le recours aux hypothèses explicatives en physiologie, comme en pathologie. Cette question est au cœur des préoccupations de Locke, mais aussi des savants qu’il fréquente alors, tels Willis, Boyle, Richard Lower ou Robert Hooke. La médecine de ce temps-là renvoyait à des pratiques fort diverses et à des rapports d’autorité fluctuants qui affectaient l’exercice de la profession et la dispensation des soins. Cette situation entraînait des justifications conflictuelles quant aux méthodes d’identification des processus en physiologie et en pathologie, de diagnostic et de traitement des maladies. Quant à la doctrine, elle apparaissait instable, écartelée entre disciples de Galien et de Paracelse, voire de Van Helmont, sans compter la mise en cause quasi permanente des modèles mécanistes que certains tentaient d’introduire et qui semblaient à plusieurs incompatibles avec la nature des processus vitaux et les exigences de la pratique. La diversité des hypothèses était source de polémiques mais, par-delà une certaine relativisation de ces tensions théoriques dans le champ de la pratique, la question se posait de définir un cadre de connaissances suffisamment rigoureux aux fins de l’art médical. Il semblait donc opportun de soulever la question de savoir si ce nouveau cadre de connaissances était déjà nettement esquissé par les physiologistes et experimental philosophers oxoniens. Locke l’endossait-il sans réserve ? Du point de vue du philosophe, ce savoir était-il insuffisant et, si tel était le cas, de quel type d’insuffisance était-il affecté ? Une partie de la réponse peut s’inférer des textes, notamment Respirationis usus et Morbus, que Locke a alors rédigés, avant de quitter Oxford pour Londres en 1667 et de se destiner au service de Lord Ashley dans des fonctions qui firent entre autres appel à ses compétences médicales. Claire Crignon mène une analyse fine de ces textes dans lesquels les modèles et les hypothèses explicatives alors disponibles sont confrontés à l’exigence de conformité aux phénomènes représentatifs des fonctions, qu’il s’agisse de la respiration, de la circulation, de la génération ou des dysfonctionnements correspondants. Sans doute les recherches notamment chimiques, auxquelles Locke fait référence, lui révèlent-elles certaines conditions dynamiques d’accomplissement des fonctions, mais justifient-elles le « pessimisme », la « nescience » qu’il professe sur la façon dont la nature opère dans l’exécution de tels processus ? Claire Crignon retrace la racine de ce pessimisme qui particularise la teneur de l’empirisme médical lockien du point de vue épistémologique.

Les parties suivantes de l’étude portent sur les tenants et aboutissants des manuscrits De arte medica et Anatomia. Nous sommes ici au cœur de l’interrogation lockienne sur la methodus medendi, interrogation à laquelle Locke, désormais londonien, fournit une réponse en grande partie conforme à celle de Thomas Sydenham, avec lequel il collabore. Pour ma part, j’avais soutenu dans L’Empirisme de Locke (La Haye, M. Nijhoff, 1973) que ces textes représentaient le point de vue original de Locke, même s’ils entérinaient des positions méthodologiques qui allaient connaître une formulation canonique dans les Observationes medicæ circa morborum acutorum historiam et curationem (1676) de Sydenham. Les textes lockiens semblent illustrer une position plus critique sur l’identification des causes des processus vitaux normaux et pathologiques que celle qui paraissait liée aux thèses d’autres experimental philosophers, tels Willis et Boyle, car elle se caractérise comme étrangère à toute volonté de modélisation de causes microstructurales des processus organiques. Tout s’y réduit, comme Claire Crignon le note à juste titre, à l’observation et à l’histoire naturelle des maladies, somme toute à la corrélation des effets de surface caractéristiques des diverses affections pathologiques. Dans le même temps, ce qui paraît le plus nettement rejeté de l’art médical, c’est le recours à l’anatomie et notamment à l’anatomia subtilis que les Sténon, Malpighi et leurs émules anglais mettaient en scène pour établir les bases structurales des dysfonctionnements vitaux que provoquent les maladies – ce qui constituera l’un des vecteurs de développement de la médecine dite mécaniste ou rationnelle. L’analyse que Claire Crignon opère des thèses lockiennes est ici d’une grande rigueur. Dans la mesure où elle s’est surtout penchée sur l’aspect critique caractérisant cet empirisme médical, il y aurait sans doute lieu de prolonger l’analyse en ce qui a trait aux pouvoirs corporels à l’œuvre dans la régulation naturelle des maladies. Il s’agirait ainsi de déployer, de façon complémentaire, le contenu de ce concept de natura medicatrix que Sydenham avait en tête et que Locke sous-entend dans son analyse. Les éléments à prendre en compte se trouvent potentiellement disponibles dans l’interprétation proposée ; il suffirait somme toute de les expliciter.

Le chapitre « Observer l’homme malade » développe le thème de la maladie et celui de thérapeutique à partir d’une étude de cas, celui de Lord Ashley, atteint d’un abcès hydatique au foie, étude documentée par Locke lui-même. Claire Crignon s’intéresse aux modes de pratique et au rapport à établir entre ces modes et les paramètres qui définissent les limites de la condition humaine en termes de connaissance possible ou visée, ainsi qu’en termes de pouvoir d’intervention à l’égard du patient. En filigrane, l’analyse se rapporte à la façon dont Locke médecin et philosophe pouvait envisager le progrès en matière de développement des savoirs techniques et d’amélioration de la condition humaine. À l’orée de l’Enlightenment dont il sera l’un des principaux inspirateurs, n’y avait-il pas pour Locke un enjeu éthique et anthropologique lié à l’expansion de l’empirisme médical tel qu’il le promouvait ? Telle me semble être l’une des leçons à tirer de l’analyse réalisée.

François DUCHESNEAU

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Pour citer cet article : François DUCHESNEAU, « Claire CRIGNON, Locke médecin. Manuscrits sur l’art médical, Paris, Classiques Garnier, 2016, 541 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm, Sämtliche Schriften und Briefe, herausgegeben von der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften und der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen. Achte Reihe : Naturwissenschaftliche, medizinische und technische Schriften, Zweiter Band, 1668–1676. Bearbeiten von Hartmut Hecht, Eberhard Knobloch, Paolo Rubini, Harald Siebert, Sebastian W. Stork, unter mit- und zuarbeit von Vladimir Kirsanov, Achim Trunk. Berlin/Boston, De Gruyter, Akademie Forschung, 2016. xlvii + 833 p.

Ce volume de l’édition académique, consacré aux œuvres de sciences naturelles, de médecine et de technique, comprend l’édition d’un grand nombre d’inédits – 85 textes sur un total de 99. Ces inédits avaient totalement échappé aux éditions antérieures d’œuvres leibniziennes, orientées vers d’autres thématiques. Et même aucun des textes rassemblés, inédits ou non, n’avait fait l’objet de publication du vivant de Leibniz. Comme le volume précédent de cette série, les œuvres ici colligées évoquent une intense période d’activités scientifiques correspondant en grande partie au séjour de Leibniz à Paris. La physique et plus particulièrement la mécanique figurent en tête de liste des domaines abordés, mais on découvrira, à la lumière de cette publication, l’ampleur des intérêts de Leibniz, tôt manifestés, pour les sciences de la vie : anatomie, botanique et médecine.

En ce qui concerne les sciences de la nature, Leibniz analyse des problèmes de mécanique liés au mouvement, à la percussion, à la résistance et à la mesure des forces. Il a accumulé les notes de lecture et les remarques susceptibles de donner lieu à de nouvelles formulations des principes figurant au cœur de la physique. On connaissait le De arcanis motus et mechanica ad puram geometriam reducenda (texte 12, février-septembre 1676), mais une lecture minutieuse de l’ensemble des pièces sera susceptible d’éclairer d’un jour nouveau les prémisses de la mécanique réformée, celle qui s’énoncera dans le De corporum concursu de janvier-février 1678, dont le manuscrit a été naguère reconstitué par Michel Fichant (La Réforme de la dynamique, Paris, Vrin, 1994) et dont l’édition critique est prévue dans le volume 3 en préparation de cette même série VIII. J’ai été pour ma part frappé par l’importance que Leibniz accorde aux machines, en particulier à celles qui opèrent par des oscillations pendulaires (voir notamment les textes 16, 17 et 28). Certains autres textes suggèrent une remise en cause de la stricte réduction de la mécanique aux principes de la géométrie (voir par exemple les textes 10 et 11). D’autres enfin (tel le texte 27) s’intéressent aux règles sous-tendant l’exercice de mouvements non contraints – ce type de mouvements qui, au tournant de la décennie 1690, feront l’objet de considérations menant aux théorèmes de la dynamique proprement dite.

On voit aussi dans les textes ici colligés les traces laissées par la lecture des traités de John Wallis et Edme Mariotte sur un esprit recherchant l’unité des propositions que doit assurer la mise en forme de la mécanique. Il devient enfin manifeste au lecteur qui parcourt ces textes que, selon le Leibniz d’alors, l’analyse des phénomènes doit affecter l’établissement des postulats abstraits de la théorie du mouvement, et que les deux perspectives, empirique et spéculative, doivent se rejoindre par le moyen des démonstrations : celles-ci unifieraient ainsi les lois particulières du mouvement sous des principes généraux reflétant l’ordre causal de la nature. Même si le travail à cet égard n’est pas encore accompli, il s’annonce plus clairement qu’on ne le supposait avant de disposer de l’édition de l’ensemble de ces textes. Grâce aux inédits désormais accessibles, que complèteront les textes du volume suivant, l’on pourra sans doute retracer en leur évolution les formes premières de la doctrine mécanique de Leibniz.

Voyons ce qu’il en est des divers domaines de recherche considérés. En astronomie, deux textes s’intéressent aux thèmes galiléens repris par Pierre Gassendi (texte 1) et aux remarques de Robert Hooke sur la construction des télescopes selon Johannes Hevelius (texte 2). Sur le magnétisme, Leibniz commente, entre autres ouvrages, ceux de Vincent Léotaud et d’Athanase Kircher, avec un intérêt marqué pour la mesure de la force diversement exercée selon les caractéristiques géométriques et physiques des aimants (textes 3 à 6). En mécanique, Leibniz évalue en particulier les thèses développées dans le Discours du mouvement local (1670) et la Statique (1673) de Gaston Pardies, dans les Mechanica (1670-1671) de Wallis et dans le Traité de la percussion ou choc des corps (1673) de Mariotte. Il s’intéresse aux lois de la chute des corps, mais corrélativement à celles du mouvement pendulaire dont il cherche à établir le lien avec les lois du choc. Commentant de façon critique les Discorsi de Galilée au sujet des conditions de résistance des corps à la pression jusqu’à la rupture, Leibniz s’intéresse aux modèles mathématiques qui permettraient d’en rendre compte suivant les propriétés des solides impliqués (textes 19 à 26). En ce qui concerne la mesure des forces impliquées dans le choc d’un corps tombant d’une certaine hauteur sur un corps au repos et provoquant le déplacement de celui-ci, Leibniz s’achemine à travers divers essais vers le recours à un axiome selon lequel il convient de toujours supposer l’équivalence de l’effet à la puissance qui en constitue la cause (voir notamment à ce sujet le texte 29, Axioma de potentia et effectu, février-septembre 1676).

Il est par ailleurs intéressant de noter le nombre et l’importance des textes qui traitent des propriétés des corps en mouvement selon les conditions de l’expérience. Tel est le cas, lorsque, par exemple, Leibniz entreprend de quantifier les effets produits par la friction dans la transmission des mouvements (textes 30 à 38). Il convient aussi de rattacher à des préoccupations pratiques de régulation des mouvements, les divers écrits relatifs aux horloges qui figurent dans la section ultime dévolue aux techniques (textes 87, 89, 90 et 91), ainsi qu’aux machines de mouvement perpétuel, c’est-à-dire de mouvement constamment restitué (textes 92 à 94). Par ailleurs, soucieux de retenir les arguments susceptibles de fonder l’intégration théorique des divers champs de la physique, Leibniz retranscrit et annote de larges sections des traités de physique d’Honoré Fabri et de Franz Wilhelm Nylandt, outre des copies qu’il a établies des manuscrits de Descartes et qui en ont assuré la transmission à la postérité (voir à ce sujet le tome XI des Œuvres de Descartes dans l’édition de C. Adam et P. Tannery). Ainsi en est-il aussi de la préservation d’un manuscrit de Claude Perrault, De la pesanteur des corps, de leur ressort et de leur dureté (texte 57, mai-juillet 1676), qui ne nous est connu que grâce aux notes de Leibniz.

Dans le champ de la médecine, la moisson est également considérable. Outre la précieuse transcription de textes de Descartes sur l’anatomie et la génération (texte 58) et sur les remèdes (texte 76), signalons des fragments importants sur la médecine chimique, notamment celle de Franz de le Boe ou Sylvius (textes 67 et 68), mais surtout des manuscrits programmatiques : le De medicina perficienda (texte 69) et les Directiones ad rem medicam pertinentes (texte 70), précédemment éditées par F. Hartmann et M. Krüger (Studia Leibnitiana, 8/1, 1976, p. 50-66). Ces textes complémentaires l’un de l’autre, datés mi-1671–début 1672, représentent une évaluation intéressante du tournant méthodologique de la médecine de l’époque. Au jugement de Leibniz, celle-ci doit entreprendre de concilier les méthodes empiriques d’observation et la constitution de modèles explicatifs conformes aux principes du mécanisme. D’autres textes consignent les données de certaines méthodes thérapeutiques et chirurgicales, applicables à diverses pathologies.

En définitive, l’édition savante des manuscrits de la série VIII devrait inciter les chercheurs à reconsidérer la science leibnizienne en ses diverses facettes selon l’attachement de Leibniz à l’unification démonstrative des vérités de fait, en même temps qu’au programme de collection des données phénoménales propres à la philosophia experimentalis.

François DUCHESNEAU

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Pour citer cet article : François DUCHESNEAU, « LEIBNIZ, Gottfried Wilhelm, Sämtliche Schriften und Briefe, herausgegeben von der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften und der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen. Achte Reihe : Naturwissenschaftliche, medizinische und technische Schriften, Zweiter Band, 1668–1676. Bearbeiten von Hartmut Hecht, Eberhard Knobloch, Paolo Rubini, Harald Siebert, Sebastian W. Stork, unter mit- und zuarbeit von Vladimir Kirsanov, Achim Trunk. Berlin/Boston, De Gruyter, Akademie Forschung, 2016 » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.

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Herbert BREGER, Kontinuum, Analysis, Informales – Beiträge zur Mathematik und Philosophie von Leibniz. Vorwort von Wenchao Li, Berlin-Heidelberg, Springer Spektrum, 2016, xiii-205 p.

Ce volume regroupe seize articles de Herbert Breger sur l’histoire et la philosophie des mathématiques et des sciences en relation avec l’œuvre de Leibniz : huit chapitres sont en allemand, sept en anglais et un en français. Sans déroger à la rigueur technique que requièrent les sujets traités, l’auteur expose les enjeux épistémologiques que comportent les inventions et arguments de Leibniz, compte tenu à la fois du contexte historique où ceux-ci ont vu le jour et du caractère différent des théories avec lesquelles on tend à les comparer aujourd’hui. Certains chapitres présentent les thèses centrales de la métaphysique leibnizienne dans leur rapport à la constitution d’une philosophie de la nature (chap. 1er), ainsi qu’à l’agencement des principes fondateurs d’un système de la nature (chap. 7). D’autres portent plus directement sur les modèles de rationalité pour lesquels les mathématiques servent de matrice et qui se distinguent de façon nette d’autres modèles élaborés à la même époque : ainsi en est-il du chapitre 4. Becher, Leibniz und die Rationalität, du chapitre 6. God and Mathematics in Leibniz’s Thought, du chapitre 11. Analysis und Beweis, et du chapitre 14. The Art of Mathematical Rationality. Le chapitre 4. Über den von Samuel König veröffentlichten Brief zum Prinzip der kleinsten Wirkung, constitue une sorte d’hapax. Breger y traite de la lettre dont König avait produit une copie lors de la controverse relative à la découverte du principe de moindre action, qui l’avait opposé à Maupertuis et à Euler à l’Académie de Berlin en 1752-1753. Beaucoup de discussions ont par le passé entouré la question de l’authenticité de cette pièce. Breger énonce les principales raisons qui le font pencher en faveur du rejet : notamment la définition non proprement leibnizienne de la géométrie qui est proposée, la singularité du principe de moindre action par rapport aux arguments évoquant chez Leibniz des principes d’extremum, l’absence d’argumentation relative à la moindre action dans le manuscrit de la seconde partie du Specimen dynamicum ; d’autres arguments subsidiaires de valeur plus relative sont aussi évoqués. Serait-ce la fin de la discussion ? Il ne le semble pas, si l’on se fie au récent écrit d’Ursula Goldenbaum, Ein gefälschter Leibnizbrief ? Plädoyer für seine Authentizität (Hannover, Wehrhahn, 2016). Du moins convient-il d’apprécier la précision et la rigueur de l’analyse produite par Breger sur cette question.

J’ai par le passé tiré grand profit de l’essai intitulé Symmetry in Leibnizian Physik, que je retrouve dans le présent volume (chapitre 2) en lien avec le thème de la philosophie de la nature. Breger y montre que la symétrie ne peut prévaloir, selon Leibniz ni dans l’ordre des monades, ni dans celui des phénomènes. Leibniz y a recours dans la représentation abstraite des possibles, pour lesquels on peut concevoir des rapports d’équivalence : ces rapports permettent des transpositions dans le cadre d’analyses répondant aux normes de la combinatoire. Breger montre notamment l’usage du principe de symétrie dans la conception de la relativité du mouvement et dans celle des principes de conservation assurant l’invariance des rapports lors des transformations liées aux échanges mécaniques. Dans de tels cas, le principe de continuité intervient comme l’équivalent d’un principe de symétrie, qui cependant n’est jamais, comme tel, ni justifié, ni démontré.

Ce sont toutefois des thèmes relatifs aux mathématiques leibniziennes proprement dites qui retiennent l’attention de Breger dans l’ensemble de chapitres formant ses contributions les plus originales. Le concept-clé est ici celui d’analyse. L’évolution en est retracée depuis les géomètres grecs jusqu’aux modernes, par rapport auxquels Leibniz apparaît innover de magistrale façon. Mais l’histoire ne se termine pas là : Breger retrace judicieusement les évolutions ultérieures de l’analyse vers des théories analytiques à la lumière desquelles les pratiques leibniziennes ont pu faire l’objet de mésinterprétations canoniques. Or, si, à compter du dix-neuvième siècle, certains ont dénoncé l’incertitude des fondements du calcul infinitésimal selon Leibniz, la critique ne saurait valoir contre l’analyse leibnizienne, interprétée selon son caractère méthodologique propre. Cette analyse représente un ensemble de moyens algorithmiques visant la résolution de problèmes, plutôt que l’énoncé de fondements théoriques pour un système d’entités mathématiques abstraitement définies (voir notamment le chap. 11. Analysis und Beweis). S’il ressort du modèle euclidien et de la présentation de l’analyse et de la synthèse dans les Collections mathématiques de Pappus, que la démonstration véritable doit s’opérer par synthèse géométrique, l’analyse ne servant que de moyen d’invention d’éléments de preuve par le biais de constructions, l’analyse chez les modernes s’incarne dans la méthode algébrique de Viète et dans l’art d’invention de Descartes appliqué à la détermination des courbes. Et l’on peut suivre la progression d’une telle démarche méthodique, par exemple, chez Cavalieri, Fermat et Pascal, voir chez Wallis, Barrow et Newton. De façon générale, une fois les problèmes analytiquement résolus, il serait en principe possible de substituer à la chaîne des raisons évoquées de longues et fastidieuses démonstrations apagogiques. S’éclaire de la sorte le modèle de déductions more geometrico qui s’imposeraient comme norme logique pour la science mathématique, mais que l’on ne pratique qu’incidemment et de façon elliptique, comme il appert par exemple des formes de raisonnement privilégiées par des savants tels que Huygens. De façon générale, les résolutions de problèmes, plus que les constructions théoriques déductives, ont la faveur des mathématiciens de l’âge classique, qui laissent facilement en suspens la production des synthèses pouvant justifier a posteriori leurs inventions. Leibniz va pratiquer cette stratégie de recours à des « auxiliaires de résolution » dans presque tous les champs de son activité mathématicienne. Le paradigme par excellence d’une telle approche est fourni par la mise en œuvre du calcul infinitésimal, comme technique d’analyse permettant d’atteindre des résultats que l’on pourrait en principe vérifier sans recourir aux artifices que représentent les différentielles de divers ordres, mais au terme de processus effectuables que l’on peut néanmoins omettre. Breger insiste à juste titre sur le caractère pragmatique et relatif des algorithmes que Leibniz développe et applique à des problèmes, dont l’intérêt est de favoriser en retour le perfectionnement des opérations analytiques déployées. Notamment dans les chapitres 12. Leibniz’s Calculation with Compendia, et 13. Analysis as a Feature of 17th Century Mathematics, l’auteur montre comment Leibniz découvre, dans le triangle caractéristique de Pascal, un moyen d’établir des quasi-équations assimilant à la limite des rapports géométriques irréductiblement distincts, mais selon des différences moindres que toute quantité assignable. Il montre en particulier le recours à la même méthode chez Huygens, sans que soit non plus pratiquée l’argumentation apagogique qui reste implicitement à l’état de synthèse possible. Où se situe donc la contribution spécifique de Leibniz au développement de ce mode d’analyse ? La fabrication d’un algorithme général est la véritable part d’invention qui doit lui être attribuée. Dans la Nova methodus de 1684, comme dans les autres textes fondateurs de cet algorithme, Leibniz énonce les règles qui nous font passer du simple recours aux infinitésimales géométriques à des modalités générales de notation, de constitution et d’effectuation des calculs algébriques. En ce qui concerne l’analysis situs, on y trouve le même souci de codifier les modes de résolution des problèmes. S’appuyant sur ce dernier exemple, Breger nous révèle que l’œuvre leibnizienne prend la forme d’une recherche de « belles constructions », sans que l’objet poursuivi soit la construction d’une véritable théorie (voir chap. 8. Die mathematisch-physikalische Schönheit bei Leibniz, et chap. 15. The Art of Mathematical Rationality).

Les chapitres 9 et 10, consacrés au « continu selon Leibniz », sont des chapitres clés. S’il adopte au départ une conception aristotélicienne du continu, inanalysable comme somme d’éléments discrets, et qu’il réserve l’identification de tels éléments à l’ordre des réalités substantielles, Leibniz symbolise les relations impliquées dans la représentation du continu mathématique comme autant de caractéristiques potentielles et idéales. De ce point de vue, toute science prenant le continu pour objet traite de possibles et non d’éléments actuellement donnés. Breger retrace le développement de la conception du continu chez Leibniz à partir du moment où tout infini actuel se trouve exclu de l’analyse mathématique, comme il ressort du Pacidius Philalethi. Dans la mesure où la continuité apparaît caractéristique des fonctions et où les lignes géométriques sont conçues comme créées par des mouvements continus, toute transposition des quantités infinitésimales dans une théorie des ensembles apparaît illégitime.

Je voudrais enfin signaler les belles analyses proposées par Breger dans les chapitres 14. Ebenen der Abstraktion : Bernoulli, Leibniz und Barrows Theorem, et 16. Natural Numbers and Infinite Cardinal Numbers : Paradigm Change in Mathematics. Dans le premier cas, l’auteur part de la déclaration de Jacob Bernoulli selon laquelle la lecture des Lectiones geometricæ de Barrow lui aurait permis de comprendre la Nova Methodus de Leibniz, en lui fournissant la clé du nouveau calcul, ce qui aurait pu signifier un doute quant à l’invention de l’algorithme infinitésimal par Leibniz. Or l’analyse nous révèle la portée exacte du geste fondateur de Leibniz à l’égard du nouveau calcul, puisque celui-ci établit des règles à un niveau supérieur d’abstraction en comparaison des moyens analytiques déployés par ses prédécesseurs. Dans le deuxième cas, Breger rappelle la solution que Leibniz a appliquée au paradoxe de Galilée concernant la bijection de la somme des nombres naturels et de la somme de leurs carrés, en stipulant que de telles sommes ne peuvent être, ni être conçues sous forme de nombres. La position de Leibniz disqualifiant la réalité de nombres cardinaux infinis échapperait aux objections formulées par Cantor en vertu d’un cadre théorique intrinsèquement différent.

François DUCHESNEAU

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Pour citer cet article : François DUCHESNEAU, « Herbert BREGER, Kontinuum, Analysis, Informales – Beiträge zur Mathematik und Philosophie von Leibniz. Vorwort von Wenchao Li, Berlin-Heidelberg, Springer Spektrum, 2016 » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.

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Pauline PHEMISTER, Leibniz and the Environment, London-New York, Routledge, 2016, xii-196 p.

Ce livre propose une lecture inédite de thèmes associés à la philosophie de Leibniz. Le but de Pauline Phemister est de montrer l’apport possible de concepts leibniziens à l’« éco-philosophie ». Les thèses du philosophe de Hanovre seraient, à son avis, susceptibles d’interprétations et d’applications dans le cadre d’une réflexion visant à repenser le rapport réciproque des êtres individuels composant la nature et les valeurs se rattachant à l’harmonie à réaliser en celle-ci. Divergeant d’une écologie simplement soucieuse de fournir des solutions ad hoc aux problèmes environnementaux, la philosophie écologique dont il s’agit, ou « écosophie », inspirée du philosophe norvégien Arne Naess, se préoccupe de lier les maximes devant régir l’agir humain dans l’environnement à des principes métaphysiques aptes à les justifier. Les principales tentatives en ce sens se sont inspirées soit du monisme de Spinoza, soit de la « process philosophy » de Whitehead. Phemister est convaincue que la philosophie de Leibniz, plus que ces doctrines, peut fournir des ressources adéquates aux fins d’une telle entreprise. Son intention est d’explorer « le potentiel écologique que recèle le système métaphysique de Leibniz, dynamique, pluraliste et panpsychiste » (p. 8). Spécialiste de philosophie moderne, Phemister restitue avec exactitude les conceptions de la tradition philosophique auxquelles elle s’intéresse, au premier chef celles de Leibniz, mais elle en étend et en ajuste l’interprétation afin d’en tirer des applications utiles à la compréhension métaphysique et éthique de notre rapport à une nature que l’on constate sujette à de graves dérèglements anthropogéniques.

Un premier chapitre établit quelle lecture Naess et d’autres penseurs de même courant ont donnée des philosophies de Descartes et, par antithèse, de Spinoza. Ainsi observe-t-on que, selon Naess, la notion de natura naturata sert à symboliser un monde d’individualités causalement et logiquement inter-reliées, que la vie serait une caractéristique générale de toutes les composantes de ce monde, justifiant un principe d’« égalité biosphérique » de celles-ci, et que des injonctions d’action sociopolitique pourraient en être inférées. Phemister montre à juste titre que cette interprétation se heurte à plusieurs écueils, dont le nécessitarisme de Spinoza et l’absence de toute téléologie dans un système qui exclut la contingence et l’autonomie des individualités particulières, et tend à résorber toute forme de connaissance sensible sous le régime d’intellection des seules vérités éternelles.

Le chapitre 2 présente de façon synthétique et par contraste les composantes d’un système de la nature conforme aux principales thèses leibniziennes et échappant aux difficultés particulières du modèle spinoziste. Le chapitre 3 ouvre quelques perspectives sur l’influence des thèses leibniziennes de philosophie naturelle sur divers penseurs ultérieurs tant en France qu’en Allemagne et en Grande-Bretagne. Il y est question de variations conceptuelles notamment associées aux analyses de Baumgarten, Kant, Herder, Schelling et Lotze, de Maine de Biran, Ravaisson et Lachelier, de Whitehead et Carr. Sans doute l’objectif visé ici était-il de montrer la prégnance et la pertinence des thèses leibniziennes, ainsi exploitées jusqu’à nos jours.

L’analyse et l’interprétation des thèses mêmes de Leibniz occupent l’essentiel des chapitres 4 à 8. S’appuyant notamment sur le travail de Justin Smith, Divine Machines. Leibniz and the Sciences of Life (Princeton, Princeton University Press, 2011) et confrontant les thèses leibniziennes relatives aux corps organiques animés aux analyses que Kant a consacrées aux êtres organisés comme fins de la nature (Naturzwecke), Phemister expose le principe métaphysique d’une nature formée d’une infinité d’individualités vivantes. Celles-ci sont identifiables comme telles sur le plan de l’expérience ou se révèlent être les composantes essentielles des corps inorganiques et constituer les substances composées au fondement des agrégats phénoménaux. Cette lecture est adéquatement justifiée et rejoint les thèses que Phemister avait antérieurement développées sur la réalité des substances composées dans Leibniz and the Natural World (Dordrecht, Springer, 2005). S’y ajoutent des développements visant à justifier l’application aux thèses leibniziennes d’un principe de bio-égalitarisme selon lequel toutes ces individualités organiques posséderaient une parfaite équivalence du point de vue du rapport que nous entretiendrions ou devrions entretenir avec elles. Il est même suggéré d’admettre un onto-égalitarisme selon lequel une sorte de « vibrance » vitale s’attacherait aux composés inorganiques mêmes (vibrant matter), vibrance justifiant la pertinence d’un rapport éthique à leur égard.

Le chapitre 5 est remarquable : Phemister y conteste les interprétations traditionnelles selon lesquelles les propriétés des substances leibniziennes seraient intrinsèques, à l’exclusion d’être relationnelles. S’appuyant notamment sur des analyses d’Ohad Nachtomy dans Possibility. Agency, and Individuality in Leibniz’s Metaphysics (Dordrecht, Springer, 2007), elle défend la conception de propriétés intrinsèques qui seraient en même temps relationnelles. C’est à ce prix que l’on pourrait donner un sens au rapport du contenu de chaque monade et donc de chaque individualité organique au contenu de toutes les autres, voir à celui du monde qu’elles forment. Phemister se sert de ce modèle logico-métaphysique pour rattacher la valeur instrumentale que l’on doit reconnaître à toutes ces individualités à la valeur intrinsèque relationnelle qui leur est constitutive. Le chapitre 6 s’attache à la conception de l’espace comme relation de coexistence des corps, relation fondant la détermination de leur mesure quantitative. L’objectif poursuivi est ici d’établir que, le fondement de ce rapport se trouvant dans l’ordre des monades qui s’entre-expriment, il serait légitime de concevoir une relation qualitative reliant les individualités naturelles sous le rapport de leur coexistence. La disposition physique des êtres les uns par rapport aux autres impliquerait de ce fait un lien de valorisation réciproque à prendre en compte dans l’ordre des actions à réaliser.

Le chapitre 7 s’intéresse aux liens communicationnels non verbaux qui se fonderaient sur les rapports d’harmonie entre monades et monades, corps organiques et corps organiques, monades et corps organiques. Des rapports d’expression de degrés infiniment variés servent ici à justifier la supposition d’une forme d’« empathie » entre les êtres coexistant dans la sphère naturelle, sous le niveau de la seule communauté des esprits. Le chapitre 8 traite pour l’essentiel de la relation de succession qui sous-tend le rapport temporel des êtres. Comme le présent de toute individualité résulte de la loi d’engendrement de ses états passés et implique en gestation ses états futurs, une multiplicité de relations peuvent s’inscrire dans le présent du sujet qui le lient à un avenir plus ou moins lointain et aux séries individuelles qui intègreront ce futur. L’analyse ainsi menée prend en compte l’ambivalence apparente des propos leibniziens sur le progrès du monde, parfois soutenu, parfois écarté. Phemister tente de résoudre cette aporie en faveur d’une théorie du progrès possible par institution d’une bienveillance universelle, d’une juste charité du sage qui en appellerait aux valeurs du bio-égalitarisme et de l’onto-égalitarisme.

En définitive, cet ouvrage illustre une sorte d’expérience de pensée par laquelle on tente de prolonger les thèses leibniziennes en les ajustant à des visées inédites. C’est un exercice stimulant et tout compte fait profitable, même s’il mène parfois à des conclusions paradoxales, Candide-Voltaire livrant en dernier ressort le message de l’éco-philosophe leibnizien : « Il faut cultiver notre jardin ! »

François DUCHESNEAU

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Pour citer cet article : François DUCHESNEAU, « Pauline PHEMISTER, Leibniz and the Environment, London-New York, Routledge, 2016 » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.

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