Auteur : Jacqueline Lagrée

 

Henri LAUX : Spinoza et le christianisme, Paris, PUF, 241 p.

La relation de Spinoza au christianisme pourrait sembler un sujet déjà bien étudié. Depuis la parution du Traité théologico-politique les condamnations et les réfutations se sont multipliées, quoique quelques chrétiens au XXe siècle – Jean Lacroix, Stanislas Breton – aient présenté cette philosophie de façon plus favorable. Inversement la façon dont Spinoza envisage et traite le christianisme, non seulement le poids des Églises mais la personne et le rôle du Christ dans la pensée, a été bien étudiée, notamment par Alexandre Matheron et par un précédent livre d’Henri Laux. Question réglée alors ? Nullement. Car la question que pose Henri Laux et qu’il se pose est : « Spinoza peut-il intéresser le christianisme aujourd’hui ? » (p. 9) et la réponse est « Oui », à condition de prendre la peine de l’étudier sérieusement, de ne pas l’édulcorer, de se laisser interroger, voire déstabiliser, par des thèses et des principes étrangers à sa propre pensée, de ne renoncer à rien dans cette confrontation ou ce dialogue, ni à ses propres croyances fondamentales ni à la rigueur des thèses spinozistes, comme le ferait un Henri Oldenburg de notre temps.

Pour ce faire, l’A. procède en trois temps. Premièrement un état des lieux : que s’est-il passé du vivant de Spinoza entre lui et le christianisme ? (p. 17-78) ; deuxièmement : que disent de Spinoza les théologiens contemporains ? (p. 79-158) ; troisièmement : que peut représenter Spinoza aujourd’hui pour la pensée chrétienne ? (p. 159-225). Et la réponse sera : non pas utiliser Spinoza pour faire une provision de notions ou d’analyses (la critique de la superstition, la théorie des affects, la défense de la liberté de penser…) mais « pourquoi et comment le rencontrer pour penser davantage » (p. 16), pour penser autrement et plus largement.

Le premier temps se fait de façon classique en reprenant les résultats d’un certain nombre d’études récentes sur le rapport de Spinoza avec les chrétiens de son temps, sur la critique de la superstition, l’interprétation de l’Écriture, le rapport des pouvoirs politique et religieux… On peut en conclure qu’« il y a bien une rencontre de Spinoza avec le christianisme ; elle s’opère dans la discussion avec des amis proches, autrement situés que lui dans la tradition religieuse » (p. 72).

Le deuxième moment se concentre sur le rapport avec Spinoza de certains théologiens des XXe et XXIe siècles, théologiens protestants et catholiques : Karl Barth, Urs von Balthasar, Henri de Lubac, Karl Rahner, Paul Tillich, Wolfhart Pannenberg, Eberhard Jüngel, Jürgen Moltmann et Joseph Moingt. Une place à part est réservée enfin à Stanislas Breton, philosophe autant que théologien.

On constate alors un double rapport, à la fois polémique, ce qui implique une prise de distance, et dialogal, comme c’est le cas chez J. Moingt ou S. Breton qui « fait éprouver un corps à corps avec une pensée qui lui résiste » (p. 157).

Mais le plus intéressant ce me semble, même si la deuxième partie apporte un lot d’informations pour ceux qui ne connaissent pas les théologies chrétiennes de ce siècle, réside dans la troisième partie qui étudie « Spinoza pour la pensée chrétienne aujourd’hui » car ce ne sont plus des auteurs qui sont étudiés dans leur rapport avec Spinoza mais bien la pensée chrétienne en général et sans doute aussi la confrontation personnelle avec Spinoza d’Henri Laux, qui connaît admirablement Spinoza et toute la bibliographie spinoziste actuelle. Je ne reprendrai pas tous les thèmes évoqués mais je soulignerai seulement ceux qui me paraissent les plus novateurs et féconds. En refusant aussi bien la confrontation hostile que la neutralité bienveillante, H. Laux se situe dans une position qui accepte la fonction critique de la pensée spinoziste et qui, sans renoncer à ses propres convictions ou croyances fondamentales, tire de cette philosophie de quoi élargir et approfondir sa propre compréhension. J’en prendrai quelques exemples.

1/ La question de Dieu : l’opposition entre Spinoza et le christianisme tient au refus de la création et à la conception d’un Dieu qui n’est pas une personne, qui est sans transcendance ni incarnation. Mais l’idée d’un être qui est sa propre affirmation, qui existe d’une infinité de manières dans une infinité d’attributs et sous une infinité de modes est aussi une affirmation d’un Dieu infini, présent et caché, qui n’intervient pas dans l’histoire, tel un dieu bricoleur qui n’a pas fini d’achever sa création mais qui est histoire autant que nature, dans sa créativité infinie. En ce sens on peut parler d’une « ampleur de l’affirmation de Dieu » (p. 222).

2/ L’importance de Jésus de Nazareth, du Jésus historique, qui diffuse un message éthique achevé, accompli et universel. H. Laux souligne aussi la distinction entre la personne de Jésus, dit Christ, et sa pensée (mens Christi) et son esprit (spiritus Christi), principe de sagesse universelle qui se manifeste au plus haut point dans le Christ mais qui existe aussi chez d’autres, chez les patriarches, les prophètes, et tout homme qui pratique et enseigne la loi de justice et de charité.

3/ Une finitude positive qui n’est pas que limitation, mais puissance d’affirmation parce qu’elle se comprend comme partie de la puissance infinie de Dieu. Cette finitude est dite « houleuse » parce qu’elle se confronte au conflit des affects mais elle s’apaise par la compréhension du jeu des affects pour Spinoza, par la référence au péché et la grâce du pardon pour le chrétien.

Ainsi tout dans la philosophie de Spinoza peut intéresser le chrétien. « Spinoza est allé très loin dans son discours sur Dieu et sur la condition humaine. Dans la puissance de sa pensée – elle-même rare et difficile – il rencontre le christianisme ; il le provoque à élargir ses propres espaces » (p. 225).

On l’aura compris ; ce livre est extraordinairement stimulant. Il est très bien écrit, clair, facile à lire, bien qu’instruit et instructif, car il indique à chaque moment les étapes en cours. Il interroge chacun de nous, chrétien ou non, sur ses propres croyances ou convictions. On pourrait donc lui appliquer ce qu’Henri Laux dit in fine de l’Éthique : C’est « un texte mûri par une vie. […] le texte se taille comme le verre ; et comme le verre taillé, il donne à mieux voir » (p. 231).

Jacqueline LAGRÉE

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Pour citer cet article : Henri Laux : Spinoza et le christianisme, Paris, PUF, 241 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.

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Steven NADLER : Think least of death Spinoza on how to live and how to die, Princeton, Princeton University Press, 234 p.

Steven Nadler, qui a déjà beaucoup écrit sur Spinoza et notamment une très belle biographie (Spinoza, a life, Cambridge University Press, 1999), s’attache ici à une présentation de la philosophie morale de Spinoza qui me semble poursuivre un double but : présenter ce que Spinoza peut enseigner, même à un lecteur peu frotté de philosophie, sur la manière de bien vivre, de vivre une vie qu’on puisse estimer juste et bonne et, par ailleurs, prendre position sur des points discutés par les commentateurs, tels que le sens de l’expression « l’homme parfait », ou sur le statut de l’homme libre, sur ce qui fait la force d’âme, sur le rapport de Spinoza au stoïcisme, sur la pietas, sur un égoïsme à la fois éclairé et rationnel, contrepartie de la recherche de l’utile propre, sur le suicide et l’euthanasie, sur la bonne manière de vivre, la recta vivendi ratio. On le voit, tous les grands thèmes de la philosophie morale, d’Éthique III-V sont abordés de façon précise, fluide, élégante, propre à faciliter l’accès à l’œuvre pour un spinoziste débutant. La suite des chapitres reprend en effet tous les grands thèmes de la philosophie morale spinoziste : le modèle de la nature humaine, l’homme libre (que S. Nadler appelle plutôt la personne libre pour pouvoir parler d’elle au féminin et non pas au masculin), la vertu et le bonheur, l’orgueil et l’estime de soi, la grandeur d’âme et l’honnêteté, la bienveillance et l’amitié, le suicide et la mort, la bonne manière de vivre.

Sur les débats entre commentateurs on remarquera qu’il s’agit essentiellement de débats entre philosophes américains, même si Alexandre Matheron est parfois appelé à la rescousse. Il y a aussi des pages très fines et pertinentes sur la question de la compatibilité entre un déterminisme strict et la possibilité d’un projet et d’un progrès moral, sur ce que signifie la relativité du bien et du mal ou plutôt du mauvais et du bon envisagés comme traits relationnels d’une chose ou d’une expérience et non pas comme de purs relatifs afin de dissocier ce relativisme d’un subjectivisme. Nadler fait aussi un effort émouvant (p. 54-56) pour relativiser les propos misogynes de la fin du TP et pouvoir en déduire que les femmes aussi peuvent devenir des personnes libres. Sur la question du suicide ou de l’euthanasie, Nadler tire la position spinoziste vers une position stoïcienne pour envisager un suicide sous la conduite de la raison comme choix d’un moindre mal, comme dans le cas de Sénèque mais on peut regretter qu’il n’utilise pas d’exemples historiques plus récents. De même pour la détermination de la part éternelle de l’âme : on peut considérer comme bien restrictive sa détermination comme « idée du corps sub specie aeternitatis » (p. 180) sans prendre en compte l’ensemble structuré des idées adéquates pensées par cette âme.

Mais ce sont là des broutilles qui n’enlèvent rien au plaisir d’un livre à la fois savant et accessible.

Jacqueline LAGRÉE

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Pour citer cet article : Steven NADLER : Think least of death Spinoza on how to live and how to die, Princeton, Princeton University Press, 234 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p

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Gilles HANUS : Sans images ni paroles, Spinoza face à la révélation, Lagrasse, Verdier, 93 p.

Ce petit livre regroupe trois études sur la prophétie (et la connaissance naturelle, et la loi, et la politique) issues d’un séminaire donné en 2012 à l’Institut d’études lévinassiennes. Ce ne sont donc pas des études érudites sur Spinoza ; la bibliographie est d’ailleurs fort mince et ignore les travaux récents sur le TTP, ce qui eût peut-être permis d’éviter des simplifications. Par ailleurs, ces études n’indiquant pas les chapitres de référence des citations, le lecteur profane et qui n’a pas l’édition de référence sous la main, croira être encore dans les chapitres sur la prophétie quand il en est au chapitre 7 sur la méthode d’interprétation de l’Écriture.

L’ouvrage comprend également un certain nombre de fautes de latin (par ex. Lex scripto au lieu de scripta) et des confusions plus gênantes comme l’indistinction entre le sens authentique (genuinus), le sens littéral et le sens vrai, ce qui aboutit à identifier le sens de l’Écriture à l’intention de ses rédacteurs ; la distinction entre la loi comme système causal et la loi comme commandement n’apparaît qu’au bout de huit pages, et la nature est parfois prise au sens d’essence et parfois au sens naturaliste du natura sive Deus. Enfin, bien des affirmations sur le sage semblent supposer que le sage spinoziste, tel le sage stoïcien, est sage une fois pour toutes et sous tous les aspects alors que pour Spinoza, à certains moments ou à certains égards, il fait lui aussi partie du vulgus.

Plus fondamentalement, ces analyses soulignent des points d’achoppement (cf. p. 55) qui ne le sont que du point de vue de l’orthodoxie juive, et les commentaires rabbiniques sur les sept commandements des fils de Noé, évoqués p. 49-51, sont sans doute éclairants pour l’auteur mais n’éclairent nullement Spinoza lui-même.

Jacqueline LAGRÉE

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Pour citer cet article : Jacqueline LAGRÉE, « Gilles HANUS : Sans images ni paroles, Spinoza face à la révélation, Lagrasse, Verdier, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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André PESSEL : Dans l’Éthique de Spinoza, Paris, Klincksieck, 143 p.

Ce livre d’André Pessel, prestigieux professeur de khâgne à Louis-le-Grand, regroupe sept exposés de séminaires sur ou autour de Spinoza et plus particulièrement depuis l’Éthique. Un premier chapitre de méthode (« Effet de discours et effet de texte ») pose la conception du sujet comme effet ou construction pour aborder ensuite l’anti-spinozisme (chap. 2), la métaphysique spinoziste présentée comme un réalisme de l’infini (chap. 3), l’affect et les rapports entre amour et acquiescentia (chap. 4), la méditation de la vie, non de la mort, et son effet sur le sujet méditant (chap. 5) pour finir sur deux lectures de Spinoza : celle de Nietzsche et celle de Desanti.

Je dois avouer que ce livre est à la fois attachant et déroutant : ce n’est pas un livre pour les spécialistes ou les érudits qui s’agaceront de voir l’anti-spinozisme réduit à deux ou trois figures, de voir préférer des fulgurances oratoires à des chaînes de raisonnement ou de lire sur la mort de Spinoza des récits bien connus en ignorant la découverte récente de Piet Steenbakkers. Ce n’est pas non plus un livre pour les débutants ou les amateurs : non qu’il soit particulièrement difficile mais il n’est compréhensible que pour des lecteurs qui ont déjà une bonne pratique de l’Éthique. Il confortera ceux qui préfèrent la philosophie du concept à la philosophie de la conscience et il éblouira par des formules magnifiques, des traductions fines (sub specie aeternitatis : sous un registre d’éternité) ceux ou celles qui ne visent pas d’abord la connaissance du vrai quoiqu’ils la recherchent aussi, mais la conversion à la vie bonne à laquelle doit conduire cette connaissance. André Pessel écrit de J.T. Desanti lisant Spinoza : « Nous ne pensons pas comme le philosophe que nous lisons, nous devons apprendre à penser par le philosophe que nous lisons » (p. 127). Cette phrase s’applique admirablement à Pessel lisant Spinoza et je suis sûre que tous ses anciens élèves retrouveront, en le lisant penser, la joie intellectuelle qu’ils ont connue à l’entendre penser devant eux.

Jacqueline LAGRÉE

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Pour citer cet article : Jacqueline LAGRÉE, « André PESSEL : Dans l’Éthique de Spinoza, Paris, Klincksieck, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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Jarig JELLESZ, Lodewijk MEYER : Spinoza par ses amis, traduit du latin, présenté et annoté par Maxime Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2017, 220 p.

et Jarig JELLES : Préface aux Œuvres posthumes de Spinoza, , traduit du latin et précédé de « Le salut par l’Éthique » par Bernard Pautrat, Paris, Éditions Allia, 2017, 178 p.

Après n’avoir été lues pendant des décennies que par des érudits latinistes, les 35 pages de la préface des Opera posthuma de Spinoza viennent de faire l’objet d’une double traduction, l’une de Maxime Rovere, l’autre de Bernard Pautrat. Chacune est précédée d’une préface ou d’une introduction qui situe bien l’intention du traducteur. Je ne comparerai pas les traductions mais je signalerai seulement les différences d’orientation, déjà visibles par le titre donné, laissant le lecteur faire son choix.

Chez Maxime Rovere, qui indique les deux noms de Jelles et de Meyer en auteurs, Meyer n’est pas simplement le traducteur de la préface néerlandaise de Jelles : il s’agit d’un travail à deux mains. La grande idée qui commande le travail de Maxime Rovere sur Spinoza en général, c’est que, loin d’être un électron libre ou un génie solitaire, Spinoza n’a pu construire sa philosophie que grâce à l’appui intellectuel et matériel du cercle de ses amis. L’auteur, qui ne perd pas une occasion de critiquer ses prédécesseurs érudits, aurait quand même pu citer Spinoza et son cercle de K.O. Meinsma (trad. fr. Vrin, 1983) qu’il a dû, comme nous tous, lire et méditer. Et dans ce cercle des amis, l’amitié de Jarig Jellesz et de Lodewijk Meyer a sans doute été pour Spinoza la plus féconde et la plus forte puisqu’ils ont discuté ses textes, les ont traduits, préfacés, édités. Pour manifester la puissance de cette amitié, dont on me permettra quand même de douter qu’elle ressemble à l’amitié fusionnelle entre Montaigne et la Boétie, M. Rovere a donc choisi de traduire la préface et l’index des Opera Posthuma (OP) de 1677, pour lesquels nous disposons aujourd’hui d’une reproduction photographique intégrale, publiée par Pina Totaro à Macerata en Italie, chez Quodlibet en 2008.

Après une préface qui insiste sur cette « pratique de philosophie de groupe » qui lui est chère, Rovere traduit la préface des OP, en suivant l’édition et la numérotation en paragraphes établie par F. Akkermann et en indiquant par des crochets doubles les écarts entre le texte latin de Meyer et celui en néerlandais de Jellesz. Disons-le nettement : ce travail est non seulement bienvenu mais indispensable. Il montre comment Jellesz surtout tente de renforcer la compatibilité de l’éthique spinozienne avec les enseignements fondamentaux du christianisme et il offre, avec une navigation aléatoire dans l’index, non seulement un instrument de travail, moins utile cependant que les indices scientifiques dont nous disposons aujourd’hui (Giancotti, Robinet), mais encore l’occasion d’une promenade dans un « spinozisme déstructuré » (p. 88). On pourra s’étonner par exemple que les amis de Spinoza n’aient point inséré d’entrée « salut » dans leur index. Par ailleurs les choix de traduction font que, si l’on ne sait pas d’avance comment Rovere traduit tel terme disputé (animus, acquiescentia in se ipso, abjectio, adulatio pour s’en tenir à la lettre « a »), on a un peu de mal à passer de l’index latin des OP à sa traduction française. Mieux vaut donc, comme le suggère le traducteur, musarder dans cet index qui dit plus sur la réception immédiate et favorable de la philosophie de Spinoza que sur cette philosophie même.

Le point de vue de Bernard Pautrat est assez différent : d’une part l’index est absent, ainsi que la numérotation commode introduite par F. Akkerman ; d’autre part les divergences entre le texte néerlandais de Jelles et le texte latin de Meyer ne sont indiquées que par des notes. Surtout, la préface de Pautrat est une sorte de récit autobiographique sur les surprises, les indignations, les admirations du traducteur, y compris à propos des traductions françaises de la Bible – un traducteur qui se réjouit de voir réintroduits dans le système spinoziste « la religion, la piété, le salut et le Christ lui-même » (p. 10). Pour autant, prétendre que les commentateurs français eussent aimé rayer du système ces concepts et tenir « la cinquième partie de l’Éthique pour quantité négligeable » (p. 40), c’est faire bien peu de cas des travaux de S. Zac, S. Breton, H. Laux, J. Lagrée et D. Moreau pour ne citer que ceux qui ont plus particulièrement travaillé sur la question religieuse chez Spinoza. De même, ranger à la suite de Jelles la religion chrétienne épurée dans la catégorie de religion rationnelle se défend à condition de bien marquer toutefois la différence entre la position de Spinoza et celle d’A. Wissowaty et des Frères polonais.

Certes B. Pautrat a de belles formules (p. 45 : « Et après tout, n’est-ce pas ça Spinoza ? Euclide dans une main, la Bible dans l’autre ») mais son souci de coller au plus près de la littéralité du mot latin produit des effets bizarres pour le lecteur non latiniste : mandatum traduit par mandat (« conduits en aveugles comme les Juifs par la Loi ou le mandat », p. 81), ou encore imperium non traduit (« le début de imperium démocratique » au lieu d’État démocratique) dans imperium democraticum, p. 127.

Quoiqu’il en soit les lecteurs spinozistes disposent désormais de deux traductions de la Préface des OP et pourront choisir non pas tant en fonction de la qualité de la traduction (les deux sont bonnes même si l’une est plus fluide que l’autre) mais du contenu plus ou moins riche du volume.

Jacqueline LAGRÉE

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Pour citer cet article : Jacqueline LAGRÉE, « Jarig JELLESZ, Lodewijk MEYER : Spinoza par ses amis, traduit du latin, présenté et annoté par Maxime Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2017 et Jarig JELLES : Préface aux Œuvres posthumes de Spinoza, , traduit du latin et précédé de « Le salut par l’Éthique » par Bernard Pautrat, Paris, Éditions Allia, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.

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Chantal JAQUET : Spinoza à l’œuvre. Composition des corps et force des idées, Paris, Publications de la Sorbonne, 2017, 236 p.

Chantal Jaquet a rassemblé dans ce volume 13 articles correspondant à des conférences ou publications dans des ouvrages collectifs. Pour autant, cet ensemble constitue proprement un livre, tant en raison de son organisation que de sa problématique définie dans l’introduction. Celle-ci précise ce que l’A. entend par sa méthode de « pointillisme méthodologique » pour couper court à l’opposition entre philosophie et histoire de la philosophie. La philosophie n’est pas en « apesanteur historique » mais elle se nourrit des problématiques de son temps et en retour une grande philosophie permet de lire autrement ou de focaliser différemment les problèmes du temps qui est le nôtre, à nous lecteurs philosophes. C’est ce que fait remarquablement Chantal Jaquet, d’une part en attachant un soin scrupuleux à la lettre du texte et à la présence ou absence de certains mots (par exemple le parallélisme psychophysique, concept inventé par Leibniz mais absent du lexique spinozien) et en s’inspirant de philosophèmes spinoziens (l’égalité des attributs, la force des idées, la puissance du corps) pour élaborer sa philosophie propre (Philosophie de l’odorat, 2010 ; Les transclasses ou la non reproduction, 2014)) ou pour évaluer des usages récents mais partiels de la philosophie de Spinoza (cf. le chap. XI sur le « Spinoza protobiologiste de Damasio » ou bien encore examiner la réception de Spinoza (dans les milieux catholiques français au xixe siècle, chap. X).

L’ouvrage est divisé en deux parties : (1) « La composition des corps » (chap. I à VII) qui va de la composition physique des corps au corps politique en passant par le corps propre et (2) « La force des idées » (chap. VIII à XIII), selon une logique de confrontation, de réception et d’usage. La première partie relève principalement de l’histoire de la philosophie et de la compréhension du système, la seconde de son évaluation et de sa pertinence en confrontation avec des auteurs contemporains de Spinoza (Pascal, Descartes) ou tout à fait postérieurs (Damasio, Balibar, Bourdieu).

Dans la première partie, le chap. I porte sur la relation corps – âme ou esprit pour corriger l’erreur qui consiste à penser l’égalité ontologique des attributs comme une identité, en insistant sur l’emploi par Spinoza de perspectives différenciées marquées par des termes comme jam, jam, plutôt-plutôt. Le chap. II étudie ce rapport chez les animaux pour montrer que, si l’animal a bien des affects et des sentiments qui diffèrent par nature des affects humains (cf. la libido du cheval), il n’a pas d’intellect ce qui autorise le droit d’usage des animaux et ruine la possibilité d’un droit des animaux, autre que leur droit naturel identique à leur puissance. Le chap. III analyse le concept de corps propre et le passage du sentiment d’un certain corps à la conscience que ce corps est mien, selon une logique de corrélation plus que d’appropriation. Le chap. IV sur le corps politique s’appuie sur le concept de commun et donc de communicable, pour concevoir le corps politique, corps composé complexe, non comme une sphère à part, mais comme construction d’un bien commun à partir du partage de notions communes. Le chap. V montre combien le concept d’état de nature est problématique puisque l’artificiel n’est jamais que du naturel agencé autrement et que l’aspiration à la société civile est tout à fait naturelle. L’état de nature, état de liberté et d’égalité, serait ainsi l’étalon pour juger des régimes politiques et de leur caractère démocratique ou non. Le chap. VI qui porte sur le désir de vengeance se livre à une analyse conceptuelle très fine et très éclairante en distinguant desiderium (aspiration) et cupiditas. Si la cupiditas vindictae est toujours mauvaise le desiderium vindictae, lui, peut conduire à la persévérance dans l’obéissance et constitue le versant passionnel du désir de justice. Enfin le chap. VII examine la validité d’une liberté de penser qui ne soit pas aussi une liberté d’agir selon sa pensée.

La deuxième partie sur la force des idées examine successivement le statut de l’erreur chez Descartes et Spinoza (à partir de Principia I 15 ; chap VIII), le rapport entre Force et Droit chez Pascal et chez Spinoza (chap. IX), puis la réception de Spinoza dans les milieux catholiques français du XIXe (chap. X) en comparant le Spinoza de Sabatier de Castres avec celui de Chassay. Le chap. XI, passionnant, sur le Spinoza de Damasio, montre chez cet auteur un double glissement de la chose (res) à l’organisme et de la persévérance dans l’être à la conservation de la vie ainsi qu’un certain nombre de confusions : entre conatus et impetus, entre idée et image cérébrale, entre entendement immortel et imagination mortelle. Le chap. XII porte sur l’actualité du Traité politique au double sens du renouveau des études sur cet ouvrage et de son influence sur des penseurs politiques comme A. Negri, E. Balibar ou F. Lordon. Le chap. XIII enfin, montre une curieuse distanciation d’un auteur face à son livre puisqu’il reprend la question même du livre de C. Jaquet sur les transclasses, en rapportant à cette question de l’exception sociale, et notamment de ses difficultés affectives, la conception spinozienne de la connaissance du singulier et les concepts d’ingenium / complexio, montrant ainsi combien une connaissance rigoureuse, précise, complète d’un grand auteur peut aider son lecteur à forger sa propre philosophie sur des thèmes auquel l’auteur source n’eût jamais pu songer, ce qui manifeste une fois encore la puissance d’une grande philosophie.

Jacqueline LAGRÉE

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Pour citer cet article : Jacqueline LAGRÉE, « Chantal JAQUET : Spinoza à l’œuvre. Composition des corps et force des idées, Paris, Publications de la Sorbonne, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.

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