Auteur : Jean-François Kervégan

 

Klaus VIEWEG, Benno ZABEL, Eberhard EICHENHOFER, Stephan KIRSTE, Michael PAWLIK, Hans-Christoph SCHMIDT AM BUSCH (dir.), 200 Jahre Grundlinien der Philosophie des Rechts, Berlin, Duncker & Humblot, 2022, 260 p.

Issu d’un colloque organisé dans le cadre du Netzwerk Hegel Relevanz piloté par Christian Krijnen et associant des chercheurs d’une dizaine de pays européens, ce volume comporte, après une introduction de Klaus Vieweg et Benno Zabel en forme de manifeste hégélien, susceptible à coup sûr de convaincre les convaincus, douze contributions en langue allemande portant sur différents aspects de la philosophie de l’esprit objectif et sa possible actualité. Parmi elles, celles, denses, de Pirmin Stekeler-Weithofer, Klaus Vieweg et Christian Krijnen, répondent peut-être le mieux au souci de mettre en lumière « l’actualité et la modernité » de l’hégélianisme (Introduction, p. 12). Les travaux de leurs auteurs, connus et appréciés de longue date dans la communauté des Hegel-Forscher, n’ont guère besoin d’être présentés ; évoquons donc celles des jeunes chercheurs, moins connus sur le plan international. Stephan Kirste analyse de façon précise la controverse entre Hegel et Gustav Hugo (et par conséquent l’École historique du droit de Savigny) à propos du statut du droit positif et de son rapport avec le droit rationnel ou philosophique ; il souligne à juste titre le fait que chez Hegel la positivation du droit est partie intégrante de son concept et appartient de plein droit à la réalisation de la liberté. Thomas Meyer étudie de façon éclairante le rapport entre das Recht et die Rechte, donc entre law et right, à la lumière des acquis de la philosophie contemporaine du droit (Wesley Newcomb Hohfeld, H. L. A. Hart, Ronald Dworkin). Folko Zander confronte les philosophies pénales de Kant et de Hegel, et explique leur différence à partir de la distinction entre Wille et Willkür, entre volonté et arbitre. Stephan Stübiger met en relation la théorie rétributiviste de la peine de Hegel et la discussion contemporaine sur les modèles empiriques et philosophiques de la pénalité. Giulia Battistoni révèle une source méconnue de la réflexion de Hegel sur les rapports entre peine, imputation et destin dans la tragédie grecque, en l’occurrence un article de Karl Heinrich Gros paru en 1795 dans la revue Die Horen éditée par Schiller. Tereza Matějčková, dont le Bulletin de 2020 a recensé le livre sur la Phénoménologie de l’esprit, s’interroge sur les figures du mal dans le contexte de la modernité, et en particulier, en s’appuyant sur le § 140, sur l’hypocrisie (Heuchelei), révélatrice des fragilités de la subjectivité moderne et vecteur négatif du dépassement éthique de la moralité. Eberhard Eichenhofer traite de la découverte par Hegel de la « question sociale » à partir d’une analyse des contradictions de la société civile-bourgeoise et de son dépassement par l’État social qui seul est un « État accompli ». Sebastian Ostritsch revient sur la critique hégélienne du cosmopolitisme, en rappelant qu’elle est la réciproque de la tâche qui revient impérativement à tout État digne de ce nom, en tant que réalité rationnelle et éthique : promouvoir la liberté et le droit de tous. Christopher Yeomans, enfin, analyse l’historicité de l’État hégélien, en le confrontant aux philosophies juridicopolitiques de Kant et de Fichte, et en mobilisant de façon intéressante les concepts d’horizon d’attente et d’espace d’expérience élaborés par Reinhard Koselleck.

Un volume utile pour s’informer des tendances actuelles de la recherche sur les Grundlinien à l’échelle européenne.

Jean-François Kervégan (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Klaus VIEWEG, Benno ZABEL, Eberhard EICHENHOFER, Stephan KIRSTE, Michael PAWLIK, Hans-Christoph SCHMIDT AM BUSCH (dir.), 200 Jahre Grundlinien der Philosophie des Rechts, Berlin, Duncker & Humblot, 2022, 260 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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Pirmin STEKELER-WEITHOFER, Hegels Grundlinien der Philosophie des Rechts. Ein dialogischer Kommentar, Hamburg, Meiner, 2021, 1136 p.

Déjà récemment auteur – parmi bien d’autres travaux – de commentaires considérables de la Phénoménologie de l’Esprit (en deux volumes) et de la Science de la logique (en trois volumes), l’un et l’autre construits selon les mêmes principes (voir Bulletin de littérature hégélienne n° XXXI), Pirmin Stekeler nous offre un commentaire « dialogique » et analytique des Grundlinien. Par commentaire dialogique, il entend « un dialogue entre une compréhension actuelle et la manière de penser et d’écrire de son temps » (p. 9), et plus précisément « une libre coopération entre auteur et lecteur » (p. 17). De fait, comme dans ses précédents travaux hégéliens, c’est à partir de l’ancrage philosophique qui est le sien (la tradition wittgensteinienne et, en particulier, la variante historiquement importante que fut l’École de Constance formée autour de Friedrich Kambartel) que P. Stekeler-Weithofer lit depuis longtemps Hegel, bien avant que naisse dans le monde anglo-saxon l’« hégélianisme analytique ». On ne s’étonnera donc pas que Hegel, sous sa plume, dialogue non seulement avec ses contemporains, mais aussi avec les nôtres, dont il emprunte parfois le langage : dans l’index comme dans le texte, Frege, Carnap, Russell et Luhmann voisinent avec Platon, Hobbes, Kant et Marx…

Le livre prend la forme d’un commentaire continu, paragraphe par paragraphe et même, lorsque c’est nécessaire, phrase par phrase, du texte des Grundlinien. À cet égard, on peut regretter l’absence d’une distinction typographique plus claire entre les passages cités et le commentaire, qui aurait facilité la lecture. Le but de l’entreprise est de dresser une « géographie logique » (l’expression est empruntée à Gilbert Ryle) ou une « topographie logique » (p. 145) des « mots », c’est-à-dire des concepts de la philosophie du droit, en tant que domaine d’objet particulier, puisque « le travail sur le concept est un travail sur le langage » (p. 52). Bref, « Hegel réfléchit sur le langage » (ibid.). Ce présupposé logico-linguistique, qui renvoie lointainement à l’idée frégéenne d’une Begriffsschrift, organise toute la lecture, littérale et conceptuelle, donc « interne », qui est faite ici de la Rechtsphilosophie. Qu’on ne s’attende donc pas à des informations détaillées sur le contexte d’écriture ou les positions philosophiques adverses : sur ces points, P. Stekeler s’en tient au strict minimum (même en ce qui concerne la Préface, qui est la partie la plus évidemment “contextuelle” de l’ouvrage). Mais que faut-il entendre par concept ? Réponse : le concept est « l’explication verbale de l’idée », laquelle est elle-même, par-delà les « variations superficielles de forme », « le but d’une pratique » déjà à l’œuvre dans la vie commune (p. 23). L’idée au sens de Hegel, comme l’idea tou agathou platonicienne (cf. p. 210), est tout sauf une “représentation” ou un “état mental” : c’est « un être » ou une « forme processuelle » qui exemplifie concrètement la forme universelle de l’eidos ou du concept (p. 25). Autrement dit, le but d’une « science réelle » (au sens hégélien d’une discipline philosophique relative à un certain domaine d’objectivité) telle que la “philosophie du droit” (= la doctrine de l’esprit objectif) est de « rendre explicite [l’allusion à Brandom est patente] les formes juridiques fondamentales d’une société organisée » grâce à une « analyse structurale informée des pratiques et des institutions » (p. 25). Tout le travail repose donc, en un sens, sur une interprétation audacieuse du § 1 (explicitée aux p. 115 et suivantes, mais déjà à l’œuvre dans l’introduction générale), à partir de la distinction platonicienne entre eidos et idea : l’idée au sens de Hegel est l’incorporation du concept (d’un “universel”) dans un réseau de pratiques et d’institutions organisant des formes de vie. La philosophie du droit, loin de tout normativisme abstrait et de toute métaphysique substantialiste, ne formule pas de thèses sur ce que devrait être l’organisation de la vie en commun : elle « articule des commentaires » (p. 60) en portant au concept (eidos) ce qui est engagé dans « l’idée » de cette vie ; ce faisant, elle formule sur un plan « métathéorique » les bases conceptuelles (langagières) de ce qui se nommera plus tard science du droit, sociologie ou science politique. Ce que fait Hegel dans les Grundlinien, d’après la lecture « logico-sémantique » qui en est ici proposée, n’est rien d’autre qu’expliciter les présuppositions logiques implicites engagées dans la parole et l’agir de « personnes » (qui sont aussi des « sujets ») en interaction. On l’aperçoit clairement à la lecture du commentaire des paragraphes nodaux de l’œuvre, ceux où sont explicités les concepts fondamentaux (volonté, liberté, personne, sujet, action…) et ceux où sont exposés les « passages » essentiels (du droit abstrait à la moralité, de celle-ci à l’éthicité, de la société civile à l’État, etc.).

Ainsi résumé, le propos de l’ouvrage peut sembler abstrait ; et il est vrai que le caractère elliptique des formulations, qui résulte du long commerce de l’auteur avec la langue de Hegel, peut parfois dérouter. Mais lorsqu’on se plonge dans le détail d’un commentaire qui ne laisse pour ainsi dire aucune phrase, aucune expression de côté, on ne peut qu’être impressionné par la cohérence, la constance et la maîtrise de cette lecture qui, si j’ose dire, prend l’esprit (objectif, logique) à la lettre.

Jean-François KERVÉGAN (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Pirmin STEKELER-WEITHOFER, Hegels Grundlinien der Philosophie des Rechts. Ein dialogischer Kommentar, Hamburg, Meiner, 2021, 1136 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.

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Robert B. PIPPIN, Hegel’s Realm of Shadows. Logic as Metaphysics in The Science of Logic, Chicago-London, University of Chicago Press, 2019, viii-340 p.

Doté d’un titre emprunté à l’Introduction de la SL (« le système de la Logique est le royaume des ombres »), le dernier livre de Robert Pippin (qui a tant contribué au renouveau des études hégéliennes anglophones) propose une interprétation d’ensemble du projet d’une « science de la pensée pure ». Celle-ci ne doit être ni une logique au sens usuel, c’est-à-dire en termes kantiens un organon de la raison pure, ni une ontologie au sens de Wolff, mais une généalogie des concepts fondamentaux au moyen desquels la pensée appréhende le réel. Ces concepts ne sont pas des « catégories » inhérentes à l’esprit du sujet philosophant, mais l’expression de la mobilité même de l’être se disant en sa négativité et s’acheminant vers sa diction adéquate. La Logique explicite le logos qui rend l’être dicible et pensable : elle est une onto-logique. Parce que « la structure de la réalité est conceptuelle » (p. 16), il est possible de laisser cette réalité se dire en son auto-mouvement.

La Logique, pour Pippin, ne fait qu’énoncer la « pensabilité du pensable » en portant à l’expression les « métaconcepts » qu’engage toute pensée, fût-ce à son insu. Or, parce qu’il est ontologiquement enraciné, le Concept est aussi le principe de sa propre actualisation, et c’est ce mouvement d’actualisation que Hegel nomme « idée ». La Logique est de part en part une Logique du concept ou de l’idée. Mais il faut se prémunir contre la pente subjectiviste qui nous porte à considérer que le concept est nôtre : « The Logic has nothing to do with ‘the mind’ as a substance or thing » (p. 15). Il faut renoncer à toute compréhension « subject-mediated » de cette science de l’être en tant que concept qu’est la Logique. Toutefois, il me semble que Pippin refuse de dissocier la subjectivité logique (celle du concept s’engendrant lui-même) et la subjectivité anthropologique, que Hegel qualifie par ailleurs de « mauvaise et finie » : « when Hegel says subjectivity, he means subjectivity. Only human beings are true subjects » (p. 18 ; cf. p. 131-132). Pour ma part, je crois qu’on peut désubjectiver la subjectivité encore plus radicalement sans sombrer, comme le craint Pippin, dans un « objectivisme mystifié ».

Comme l’indique le sous-titre du livre, la Logique est selon Pippin une métaphysique, étant entendu que son objet, l’être, n’est pas un donné qui précéderait originairement la pensée : « being is itself a pure concept » (p. 46). Cette équation Logique = métaphysique ne fait sens que si on prend la mesure de la complète redéfinition hégélienne de la logique comme étant de part en part une logique du concept, celui-ci étant le logos de « la Chose même ». Pippin insiste à bon droit (cf. p. 92-94) sur la proximité de la Logique hégélienne (et en particulier de la doctrine de la Wirklichkeit) avec la métaphysique aristotélicienne de l’energeia, tout en reconnaissant qu’il existe entre elles certaines différences significatives. Au demeurant, la manière dont Pippin explicite l’identification hégélienne des formes de pensée et des formes d’être, si elle s’appuie sur l’ontologie aristotélicienne de l’actualité, demeure tributaire dans sa manière de formuler la question de la pensabilité du pensable d’un type de questionnement quasi transcendantal.

Le chapitre 3, dont le titre peut surprendre (pourquoi parler de conscience de soi dans une « science de l’idée pure », alors que la structure oppositive de la conscience s’est dissoute dans le « savoir pur » ?), montre que toute opération judicative est aperceptive. Il ne s’agit pas d’une simple reprise de la thèse kantienne : « Le ‘Je pense’ doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ». En réalité, dans l’acte de penser, il y a identité entre la conscience d’objet et la conscience réflexive. Cette insistance sur la nature réflexive du concept tire la conception hégélienne vers Kant. Mais la subjectivité du concept – sa capacité à engendrer « librement » ses propres déterminations (les concepts) – peut-elle être pensée en termes de conscience (de soi) sans risque de retomber dans le dualisme que Hegel rejette ?

Le chapitre 4 analyse diverses figures de la négation et leur fonction dans l’économie de la Logique. La négation n’est pas seulement un opérateur logique parmi d’autres, c’est le ressort du « mouvement logique » de la pensée ; la négativité définit les « conditions métaconceptuelles » de la « vérité spéculative » de jugements conceptuels (p. 154). Mais, comme le postulat de base de la Logique est que l’être et la pensée coïncident, ou plutôt tendent vers leur coïncidence « conceptuelle », il importe de maintenir, en dépit des objections adressées à Hegel, le caractère logico-ontologique de la négation et de sa forme radicalisée, la contradiction.

La deuxième partie du livre se focalise, pour chacun des trois livres de la SL, sur un problème capital que les considérations développées dans la première partie doivent permettre de résoudre. Le chapitre cinq examine ce qu’on peut nommer l’aporie du commencement (ou de l’immédiateté) ; il discute à cette occasion la critique sellarsienne du « mythe du donné ». Le chapitre six traite de la définition de l’essence comme « réflexion » de l’être et du paradoxe que constitue la structure « autoprésupposante » de la réflexion. Les chapitres sept et huit étudient ce que l’on a (faussement) nommé le « vitalisme » hégélien. En quel sens peut-on considérer la vie comme un concept logique ? Cette question engage une interprétation vigoureuse du « conatus de la raison » (p. 259) qui poursuit l’étude du dialogue de Hegel avec les deux grands « partenaires » que Pippin lui a choisis, Aristote et Kant.

Désormais, il sera difficile d’aborder la SL ou de la commenter sans s’expliquer avec les thèses fortes que ce grand livre articule.

Jean-François KERVÉGAN (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Jean-François KERVÉGAN, « Robert B. PIPPIN, Hegel’s Realm of Shadows. Logic as Metaphysics in The Science of Logic, Chicago-London, University of Chicago Press, 2019 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Vorlesungen über die Philosophie des Rechts (Gesammelte Werke, Band 26), hrsg. von Dirk Felgenhauer (26,1) & Klaus Grotsch (26,2 et 26,3), Hamburg, Meiner, 2013-2015, 1498 p. en 3 volumes ; le 4e volume (appareil éditorial) est annoncé pour 2017.

Un peu plus de quarante ans après la publication par Karl-Heinz Ilting des Vorlesungen über Rechtsphilosophie, le tome 26 des Gesammelte Werke publie en trois volumes, à une exception près (le manuscrit « Heyse » publié en 1999 chez Peter Lang par Erich Schillbach ; l’appareil éditorial en donnera certainement les raisons) l’ensemble des cahiers de notes disponibles prises lors des cours que Hegel a donnés sur la philosophie du droit depuis le semestre d’hiver 1817/18 (manuscrit « Wannenmann », jadis publié par l’équipe du Hegel-Archiv sous la houlette d’Otto Pöggeler, puis par Ilting) jusqu’au tout dernier cours donné à l’automne 1831 (manuscrit « D. F. Strauss », d’abord édité par Ilting), en passant par le manuscrit « Homeyer » (1818/19 », d’abord édité par Ilting), les manuscrits « Ringier » et anonyme de Bloomington (1819/20, d’abord édités respectivement par une équipe du Hegel-Archiv et par Dieter Henrich), le manuscrit anonyme de Kiel (1821/22, d’abord édité par Hansgeorg Hoppe), le manuscrit « Hotho » (1822/23, d’abord édité par Ilting) et le manuscrit « von Griesheim » (1824/25, d’abord édité par Ilting). Tous ces cahiers, dont deux (à savoir « Hotho » et « von Griesheim ») avaient été utilisés par Eduard Gans pour composer ses Additions lors de la publication du volume 8 de l’édition posthume des Œuvres de Hegel en 1833, avaient déjà été édités. Il n’y avait donc pas de grandes surprises à attendre. Néanmoins, les manuscrits ont fait l’objet d’un nouveau déchiffrement, ce qui a permis de corriger des erreurs de lecture dont souffrait en particulier l’édition Ilting, réalisée de manière encore très artisanale.

Contrairement à ce qu’il en est ou doit en être des cours sur la philosophie de l’esprit subjectif (GW 25) et des cours sur la Logique (GW 23), mais conformément à ce qui est annoncé en ce qui concerne les cours sur la philosophie de l’histoire (GW 27), la philosophie de l’art (GW 28), la philosophie de la religion (GW 29) et l’histoire de la philosophie (GW 30), les Additions de Gans n’ont pas été reprises. On peut le regretter. Certes, Gans a suivi d’assez près les cahiers Hotho et von Griesheim, mais il les a recomposés à sa façon en entremêlant des phrases prélevées dans les deux cahiers, ce qui repose sur une hypothèse de continuité du propos ; j’ai pu en outre constater, en traduisant les Additions, que Gans avait fréquemment introduit des modifications lexicales et syntaxiques dans le texte des cahiers, dans un souci sans doute louable mais éditorialement discutable de clarification du propos. Reprendre séparément ces Additions aurait donc été justifié. D’une manière générale, il est surprenant qu’une décision générale uniforme n’ait pas été prise en ce qui concerne les additions de l’édition du « cercle des amis du défunt » (1832-1845), rédigées par des proches de Hegel et qui ont, de toute façon, une valeur historique, puisque les commentateurs se sont appuyés sur elles pendant deux siècles.

Quoi qu’il en soit, la méticulosité et la qualité de cette impeccable édition en font désormais, sans attendre la publication prochaine du tome 4 contenant l’appareil critique, l’édition de référence des cours sur la philosophie du droit.

Jean-François KERVÉGAN (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Jean-François KERVÉGAN, « Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Vorlesungen über die Philosophie des Rechts (Gesammelte Werke, Band 26), hrsg. von Dirk Felgenhauer (26,1) & Klaus Grotsch (26,2 et 26,3), Hamburg, Meiner, 2013-2015, 1498 p. en 3 volumes » in Bulletin de littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 773-802.

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Filippo RANCHIO, Dimensionen der zweiten Natur. Hegels praktische Philosophie (Hegel-Studien, Beiheft 64), Hamburg, Meiner, 2016, 304 p.

Issu d’une thèse de doctorat préparée à Francfort et Venise sous la co-direction de Lucio Cortella et de Martin Seel, et inspiré en particulier par les travaux qu’Italo Testa et Terry Pinkard ont récemment consacrés au « naturalisme » de Hegel, ce livre qui s’inscrit dans la perspective des lectures postmétaphysiques, en particulier anglo-saxonnes, propose une étude systématique du motif de la « seconde nature », de provenance aristotélicienne, dont il montre (voir p. 53) qu’il combine chez Hegel une dimension « généalogique » (la seconde nature étant « le produit d’une histoire particulière ») et une dimension « normative » (la seconde nature étant à la fois, et peut-être contradictoirement, le produit de l’agir humain et un cadre s’imposant à lui), ces deux dimensions étant réunies chez Hegel dans une « théorie unitaire de la culture de l’esprit ». L’hypothèse sur laquelle repose le livre est que, si l’expression « zweite Natur » apparaît explicitement dans les Grundlinien et l’Encyclopédie, le concept lui-même est déjà élaboré dans les écrits antérieurs, en particulier dans la Phénoménologie de l’esprit, comme le montre avec précision le troisième chapitre ; il est aussi présent de manière « embryonnaire » dans les manuscrits d’Iéna, voire de Berne et de Francfort. Le dernier chapitre expose, sous le chef de la « puissance de l’habitude », la teneur systématique du concept de seconde nature dans les écrits de la maturité. Ranchio montre de façon convaincante qu’il recouvre d’une part une conception de l’autonomie qui se démarque de celle de Kant par sa prise en compte de la dimension « corporelle » de la subjectivité, d’autre part une « théorie des pratiques éthiques et des institutions » (p. 24). Le chapitre développe en particulier, de manière très suggestive, les éléments d’une « théorie post-métaphysique de la seconde nature » (p. 242 sq.) dans laquelle les institutions jouent un rôle décisif, à la fois positif, dans la mesure où elles peuvent constituer l’assise de l’autonomie subjective, et possiblement négatif, lorsqu’elles aboutissent à des formes de « dévitalisation » et de réification (p. 279). Telle est « l’ambivalence productive » de la seconde nature, conclut l’auteur, que l’on suit volontiers sur ce point.

Jean-François KERVÉGAN (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Jean-François KERVÉGAN, « Filippo RANCHIO, Dimensionen der zweiten Natur. Hegels praktische Philosophie (Hegel-Studien, Beiheft 64), Hamburg, Meiner, 2016 » in Bulletin de littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 773-802.

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Du même auteur :

  • Jean-François KERVÉGAN, « La science de l’idée pure », Archives de Philosophie, 2012, 75-2, 199-215
  • Jean-François KERVÉGAN, « Dossier Politique et spéculation dans l’Idéalisme allemand : Présentation », 2001, 64-4, 403-405