Auteur : Jean-Louis Poirier

 

MARION, Jean-Luc, Questions cartésiennes III. Descartes sous le masque du cartésianisme, Paris, PUF, « Épiméthée », 2021, 382 p.

Après avoir annoncé la couleur, ou les nuances, du gris au blanc, Jean-Luc Marion (par la suite cité JLM) passe désormais au noir et blanc. Vu le sous-titre, on pourrait penser qu’il s’agit d’écarter le masque, et de faire apparaître, sous celui-ci, le vrai visage, vivant, de Descartes. Pourquoi pas ? Et assurément, l’ouvrage de JLM laisse émerger, assez nettement, un autre portrait du philosophe, différent, sinon méconnaissable, animé d’intentions peut-être moins avouables. Mais, précisément en ce qu’il a de pénétrant, ce portrait n’est pas absolument inattendu. En revanche – et voilà un portrait qui se faisait attendre –, JLM fait voir aussi, plus ou moins indirectement, à quoi ressemble, ou pourrait ressembler, le masque lui-même, qui n’en est plus exactement un, une fois démasqué l’individu masqué. Ce masque, c’est le cartésianisme.

L’entreprise est d’envergure, de très grande envergure. Non seulement, ce qui est sans doute ordinaire mais n’avait jamais encore été fait, ni même tenté, JLM démasque et retrouve, « sous le masque », un Descartes supposément premier. Et ce livre, assurément, donnera à voir au lecteur beaucoup de traits qui permettront peut-être d’esquisser un nouveau portrait. Cela dit, l’expression est ambiguë et il n’est pas interdit de voir dans le masque, au contraire, une façon d’apparaître, ou de régler sa propre apparence. Le masque, en ce cas, ne cache pas, mais dévoile, et dévoile plus une façon de se montrer que l’être qui se montre. Cela veut dire que le cartésianisme – puisque tel est le nom donné à ce masque –, loin d’être une simple étiquette renvoyant à la doctrine ou au « système » de Descartes, devient en fait une sorte de forme – un prisme ? – à travers laquelle un Descartes dont nous n’avons pas idée peut être aussi bien mis en lumière que vertueusement dissimulé ou radicalement manqué.

Mais il y a plus, puisque la conclusion de tout cela est bel et bien un exercice méthodique, dont la rigueur et l’efficacité sont sans exemple. On connaît, bien sûr, la méthode sans doute initiée, en tout cas pratiquée par JLM, brillamment mise en œuvre ensuite par Vincent Carraud, Gilles Olivo, Édouard Mehl, Jean-Christophe Bardout, Dan Arbib et quelques autres, qui consiste à ne jamais disjoindre érudition et travail du concept, et donc en quelque sorte à radicaliser l’histoire de la philosophie pour la mettre au service de la compréhension et de la lecture des textes philosophiques eux-mêmes. Ainsi pratiquée, cette méthode a le pouvoir magique de convertir tout ce qu’elle approche en problème, et de nous apprendre à faire de toute lecture un instructif exercice de non-compréhension. Dans Questions cartésiennes III, cette méthode réinvente l’archéologie : en effet, si le masque endossé par Descartes est le cartésianisme, celui-ci a une existence historique parfaitement identifiable chez ceux qu’on appellera les cartésiens, petits ou grands, et même, en voyant plus large, chez des héritiers (héritiers au moins des problèmes !) comme Malebranche ou Spinoza : il s’agit alors, à partir d’un examen de la manière selon laquelle sont reçus, traités, déviés ou déformés les problèmes soulevés par Descartes, de creuser pour revenir vers Descartes, de découvrir et mesurer les décalages ou les blocages significatifs, dans un jeu de zigzag, ou d’aller-retour entre ce qui recouvre et ce qui est recouvert, entre ce qui affleure et ce qui est enfoui, bref entre ce qui masque et ce qui est masqué. C’est là un travail archéologique à la lettre, impossible sans le secours d’une érudite attention aux textes, mais c’est un travail qui réserve des joies incalculables à qui sait savourer le plaisir de la découverte. Voilà ce que nous offre le livre de JLM.

L’ouvrage rassemble un certain nombre de textes aux origines très diverses, et pour la plupart inédits. Le fil conducteur auquel il est fait référence dans le sous-titre leur confère une cohérence qui n’a rien d’artificiel, et l’organisation des chapitres déroule une convergence qui fait l’intérêt du volume en dessinant, avec de plus en plus de netteté, les contours du masque et, en distinguant, sous celui-ci, les traits d’un visage attachant, ceux d’un Descartes libre de tout cartésianisme. Avant de regarder si possible ce visage dans les yeux, attardons-nous quelques instants aux prestations méthodiques qui ont permis d’en faire ressortir les traits, suivons, pas à pas, la lecture, autrement dit le travail du texte, sur lequel s’appuie JLM.

Ouvrons le bal avec l’extraordinaire analyse (chapitre III) qui s’approprie la notion de l’estime. Si cette analyse tire son accroche de la générosité, elle débouche aussitôt – celle-ci étant tenue pour une opération de connaissance – sur la tentative de définir son statut épistémologique. JLM précise : cette opération est « plus exactement un quasi-mode de la cogitatio ». Cette opération s’insère, à sa façon qu’il faudra examiner (« quasi »), dans la séquence célèbre de la Meditatio II qui décrit la chose qui pense : « une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ». Il convient en outre d’être attentif au double statut de l’estime, qui peut être considérée sans passion, ou « en tant qu’elle est une passion ». Si, dans le premier cas, l’estime obéit à la raison et détermine ensuite la volonté, dans le second, elle pousse à décider en fonction de « l’affection » qu’on a pour la chose, « plus ou moins ». Cette dernière variation relève alors d’une appréciation dépourvue des garanties de l’objectivité, exactement d’une estimation, de la valeur. JLM explique comment l’estime pense : « comme on navigue à l’estime, sans les repères ni les calculs que permettraient les instruments de navigation, sans pouvoir recourir précisément au “niveau de la raison” » (il s’agit évidemment de l’instrument du charpentier ou du maçon. JLM renvoie au DM, IV, 1). Il est ici impossible de rendre compte de la finesse avec laquelle JLM tisse le réseau érudit des références qui précisent et confirment cette compréhension du texte, et ce travail conduit bien sûr à recomprendre l’estime en sa plus parfaite signification : elle est le « mode de connaissance en général de ces “choses” qui n’ont pas statut d’objets possibles pour une connaissance claire et distincte, mais qui nous concernent pourtant au premier chef, à titre d’objets éventuellement obscurs du désir et de la crainte, selon notre intérêt ». Surtout, en écartant tranquillement le masque qui la fige dans on ne sait quelle rationalité abstraite, cette analyse conduit à enrichir remarquablement la notion cartésienne de la raison. Selon JLM, c’est justement parce que l’estime concerne une région où la certitude et l’évidence se retrouvent privées de leur pouvoir que la raison doit venir « y remplir son plus parfait et “vrai office” ». On peut donc rappeler, références à l’appui, que le vrai usage de notre raison consiste en effet « à exercer la raison au-delà du domaine de l’objectivation jusqu’au domaine de l’inobjectivable, afin de le comprendre lui aussi, par estime. » Nous laisserons le lecteur découvrir, par lui-même, comment la description de ce dispositif majeur est confirmée, masquée ou dévoilée, par le double encadrement ici mis en place par JLM, avec d’un côté Montaigne, de l’autre Pascal.

Mais assez sur l’estime. Passons à l’infini. Le chapitre IV est consacré à cette question et l’acuité de la lecture proposée par JLM atteint ici encore un sommet. Cette lecture se résume en une hypothèse dont on n’a pas fini de mesurer la portée et qui nous paraît d’autant plus séduisante que, libre de toute interprétation, elle tient au texte cartésien lui-même et à lui seul, en se contentant de mettre en œuvre le concept de pli (et de dépli). L’hypothèse est annoncée directement : « Plus qu’en une théorie de la science et de l’objectité, plus qu’en une doctrine transcendantale de l’ego [points abordés aux chap. I et II], voire plus qu’en une constitution d’une onto-théo-logie, pour Descartes la philosophie consiste déjà en une critique par elle-même de la raison, donc une reconnaissance de sa finitude. Et cette décision, qui l’oppose par avance à tous ses successeurs jusqu’à Kant (non compris), anticipe sur un acquis essentiel de la philosophie contemporaine » (p. 132). De cette conquête, JLM retrace minutieusement les zigzags et les « saccades » pour mettre en évidence, à l’arrivée, une « pensée finie de l’infini, voire une infinie finitude ». Rarement la notion de l’indéfini – à la réflexion, si étrange – n’aura été à ce point mise en lumière, en son caractère précisément à la fois central et problématique, et en particulier à travers la référence à Levinas évoquant « la venue ou la descente ou la contraction de l’infini dans une pensée finie ». Il s’agit en effet d’examiner ce que peut être une pensée de l’infini conforme à la finitude. Et JLM fait voir comment Descartes est, probablement, le seul philosophe à avoir vu et recueilli ce problème, et en quoi cela fait la spécificité de la philosophie cartésienne : « Comment l’infini peut-il, habiter – affecter, atteindre, éclairer, comme on voudra le dire – le fini ? ». Après Jean Laporte, JLM est le seul, à notre connaissance, à avoir su donner sa place – le centre – à l’incompréhensible : et l’ensemble du livre montre que c’est cela qui s’avance derrière le masque. On devine en effet, qu’au fond, ce qui distinguera Descartes des cartésiens, c’est la place de l’incompréhensible, et donc la doctrine de l’infini : « L’infini peut-il nommer l’essence divine ou bien ouvre-t-il seulement l’horizon indistinct de l’incompréhensible ? » (p. 146). Si, comme Descartes ne cesse de le répéter, l’idée de l’infini est la plus claire et la plus distincte, il reste qu’elle « suppose et repose sur son incompréhensibilité » (p. 151). Ainsi s’éclaire, notamment, l’extraordinaire problématique de la création des vérités éternelles, que JLM explique comme reproduisant le doute hyperbolique et « la mise entre parenthèses de la doctrine de la science par la “puissance incompréhensible” du Dieu créateur des vérités éternelles » (p. 154). Au terme de l’analyse, tout cela s’expose assez bien dans le dispositif du pli (p. 157 sqq.), qui permet de représenter un rapport du fini et de l’infini épargnant au fini de se retrouver pour ainsi dire « stigmatisé », borné et humilié comme dans la critique kantienne de la raison : « cette manifestation de l’infini en tant que tel […] constitue aussi une manifestation à lui-même du fini en tant que tel, le pli de l’infini déplie aussi le pli de la finitude. » Et JLM ne manque pas de rappeler (p. 160 sq.) qu’au-delà d’une problématique de la représentation, il convient d’insister sur la fonction transcendantale de l’idée d’infini. En citant Dan Arbib, JLM montre magistralement comment cet étrange transcendantal devient en fait un « contre-transcendantal » (voir Dan Arbib, Descartes. La métaphysique et l’infini, Paris, 2017, 20212, p. 318 et 323).

La quasi-totalité des analyses qui suivent et conduisent l’ouvrage à sa conclusion nous maintiennent à la même altitude, et concernent des questions non moins classiques, non moins majeures. On nous pardonnera de seulement en faire mention.

L’élucidation de l’incompréhensibilité de l’infini rencontre nécessairement, d’abord, la question de la volonté (n’oublions pas que la volonté est une des modalités de la cogitatio), et le problème de l’infinité – ou non – de celle-ci.

Une autre question, ensuite, attendue, sinon convenue, est celle du caractère phénoménologique de la démarche cartésienne et rencontre évidemment la critique husserlienne du caractère substantiel de la res cogitans. JLM la remet entièrement en chantier : il tente de sauver aussi bien Husserl que Descartes et, selon nous, il n’est pas loin de réussir cet exploit, au prix, précisément, d’ajustements qui permettent à chaque fois de lever le masque de lectures erronées – mais tenaces (cf. les « points de fixation marbourgeois » de Husserl, p. 180) – du texte cartésien. Le même problème se pose s’agissant de Heidegger, et JLM, nous semble-t-il, botte à nouveau en touche en écrivant : « il [Heidegger] adresse à Descartes des critiques qui, prises à la lettre des textes, n’en reflètent que très approximativement les positions authentiques » (p. 180 ; voir aussi p. 183). Ces réserves, ou ces ambiguïtés voulues, n’empêchent pas des développements remarquables dans lesquels JLM retrouve, à nouveaux frais, ce qu’il y a de véritablement phénoménologique dans la démarche cartésienne, et ce qui fait le sérieux et l’enjeu véritable d’une rencontre avec Husserl et Heidegger. En d’autres termes, nous sommes ici dirigés vers la notion du retour aux phénomènes, pour autant que le doute rend possible l’accès à la phénoménalité du monde (p. 186). Et d’un autre côté, on relèvera l’analyse de la résolution (de douter, par exemple), et surtout la mise en évidence, dans sa complexité, du travail de l’ego : il se pourrait que Descartes n’ait pas assez mesuré l’élément de passivité qui entre dans ses opérations (p. 212). Il reste vrai, de toute façon, que le cogitatum n’est pas encore un phénomène, et qu’il demeure une res.

Évoquer après cela les chapitres sur Montaigne et sur Hobbes, pourtant essentiels, serait allonger démesurément cette recension. Ils donnent son équilibre au livre tout entier. L’examen des Essais de Montaigne (chapitre VI) permet de retravailler la question de l’ego. Et c’est un bonheur de lire Montaigne avec JLM pour compagnon, car il désigne toujours le lieu exact depuis lequel il faut aborder le texte, il dirige toujours notre regard là où il se passe des choses et tient toujours mobilisée notre attention avec une rare intelligence de ce que requiert une lecture – contentons-nous de signaler l’explication géniale, sur un point qui a donné lieu à tant d’interprétations hâtives, de la formule selon laquelle l’homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition, p. 233-244. Sous ce gouvernement, nous découvrons, presque avec jubilation, avec joie en tout cas, l’ampleur d’un grand absent qui se nomme ego cogito : dans cet univers des Essais où fait défaut toute communication avec l’être, « le “moi” paraît comme un Dasein sans l’être », bref, un « ici-sans être » (p. 220).

On nous pardonnera de passer le chapitre VII, consacré au débat avec Hobbes. Disons qu’il vient parfaire l’équilibre de l’ouvrage, en achevant de faire ressortir les traits du masque : faire ressortir ces traits en effet, ou dissiper quelques malentendus concernant l’essence de la substance pensante, et la question de sa matérialité.

Il reste que le gros morceau, attendu presque depuis le début, concerne l’appropriation par Spinoza de l’héritage cartésien. Il fait l’objet des chapitres VIII et IX. Fidèle à l’impératif de s’en tenir au texte, JLM propose des analyses d’une rigueur d’autant plus remarquable qu’on l’a surpris, à diverses reprises, taxant Spinoza de « naïveté ». Cela étant, on ne lui saura jamais assez gré de nous donner les moyens d’approcher un Spinoza débarrassé lui aussi, si l’on peut dire, du masque du spinozisme, et de nous donner à lire, sur la pointe du texte, avec une perspicacité exceptionnelle, un philosophe aux prises avec les difficultés qui l’obligent à s’inventer.

Ainsi, une première question, exemplaire, est celle – disons – de la primauté de Dieu. JLM observe, à ce sujet, qu’Éthique I, prop. 11 pose « plus de questions qu’elle n’offre de réponses » (p. 283), il relève à ce propos, ce qu’on peut appeler un décalage entre l’existence et l’essence : « Dieu ne commence pas par son existence », il est en retard sur sa propre essence ! Cette observation ne produit pas seulement une remarquable problématisation d’une notion ordinairement reçue avec un certain aveuglement dogmatique, elle conduit à une seconde question, de taille, qui apparaît en Éthique II, prop. 47 où il est affirmé que « l’esprit humain a la connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu », ce qui, au terme des premières propositions de la Partie I, apparaît comme hautement problématique. C’est bien cette question de la possibilité d’une connaissance adéquate de Dieu qui est, selon JLM, au cœur de la réception du cartésianisme par Spinoza. JLM montre (p. 286 sqq.) que les démonstrations de la proposition 11 « s’expliquent comme la reprise des trois principales preuves de l’existence de Dieu proposées par Descartes », ce qui a pour effet de faire surgir « une difficulté de fond », dans la mesure où ces démonstrations peuvent paraître incompatibles, voire contradictoires, et le sont peut-être. Et c’est bien en cela que l’analyse de JLM est passionnante : si elle fait apparaître, chez Spinoza et chez Descartes, une posture différente à l’égard du même problème (puisque l’un entend unifier à tout prix ces trois – ou quatre – preuves, alors que l’autre s’en tient à l’indécision, sans trop s’en formaliser), elle ne dessine pas seulement l’image – bienvenue – d’un Spinoza plus compliqué qu’on ne le croit souvent, voire celle d’un Spinoza embarrassé, elle met en lumière aussi un Descartes une fois de plus démasqué. À une « certaine naïveté spéculative » qu’il prête à Spinoza, JLM oppose l’indécision d’un Descartes, parfaitement convaincu de l’incompréhensibilité de Dieu, et du caractère alors inévitablement contradictoire des noms de Dieu, ce qui pourrait même faire « l’essentiel » de « la contemplation spirituelle » (p. 293). C’est donc cette indécision qui fait l’originalité de Descartes (on relèvera à ce propos la n. 2 de la p. 294, et l’on pourra mesurer, en savourant la cruauté dont JLM fait preuve à l’égard de quelques interprètes prestigieux, ce qui fait la puissance d’une méthode – la sienne – qui s’en tient rigoureusement aux textes). Et n’oublions pas que ces difficultés, si en effet elles ont été léguées par Descartes aux philosophes qui ont prétendu retrouver son chemin ou le poursuivre, sont précisément celles que Descartes, sans masque, a refusé de régler en écartant des conciliations incertaines, ou trop évidemment faciles, si bien que ce qui est authentiquement cartésien, c’est justement cette réticence à sortir de l’embarras, et au fond le choix très clair de refuser les solutions du cartésianisme. Plus largement, et ces considérations devraient nous rapprocher d’une conclusion (celle de l’ouvrage de JLM, et celle de notre recension), on voit comment, en examinant le destin de cette question dont l’enjeu est la possibilité d’accéder à une idée adéquate de Dieu, apparaît, au-delà de ce qui oppose Descartes et Spinoza, le visage de ce Descartes que JLM a tenté de restituer. Descartes, ainsi, n’a jamais tenté d’aboutir à une seule définition de Dieu, pas plus qu’il n’a tenté de constituer sa philosophie en système. Et cela s’illustre, lumineusement si l’on peut dire, dans l’étonnante notion de l’incompréhensibilité de Dieu, dont on voit comment, dans la philosophie cartésienne, elle est l’occasion d’identifier un obstacle épistémologique inattendu, que Spinoza eût l’ambition de surmonter (p. 333). Ainsi Descartes se serait-il libéré de la tâche d’atteindre à une connaissance adéquate de Dieu. C’est cette inadéquation dont JLM continue de faire le tour dans le chapitre suivant (chapitre IX), pour achever de nous donner un Descartes tel qu’en lui-même, peut-être. Pour achever ce portrait, il conviendrait évidemment de faire le tour encore de bien d’autres questions, ainsi que le fait JLM, comme celles du rejet de la transcendance ou du refus de la notion de la création.

La conclusion de l’ouvrage, comme il se doit, ménage de nombreuses ouvertures, parmi lesquelles un retour sur la méthode (et il est vrai qu’un approfondissement de la constante référence phénoménologique de JLM est plus que bienvenu), en particulier en évoquant la notion husserlienne de l’archéologie (p. 350). L’auteur donne sans doute ici de quoi comprendre son propos, mais aussi, assurément, Descartes lui-même : « Les thèses cartésiennes, rappelle-t-il, ne se comprennent qu’en reconstituant l’histoire et l’itinéraire de ses victoires [celles de Descartes], qu’il ne masque jamais et dont il garde les pertes et les cicatrices (encore une fois à la différence de Spinoza et de Malebranche). Il ne faut donc pas le lire comme un système, mais comme une liste de noms de victoires gravées sur un arc de triomphe. C’est pourquoi les polémiques de Descartes contre ses adversaires et partenaires (y compris contre les cartésiens) constituent l’architecture de sa pensée et les preuves de son bon ordre » (p. 351).

Jean-Louis Poirier (IGEN honoraire)

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Pour citer cet article : MARION, Jean-Luc, Questions cartésiennes III. Descartes sous le masque du cartésianisme, Paris, PUF, « Épiméthée », 2021, 382 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. XXXIII-L.

POCHON-WESOLEK, Françoise, Descartes à la lumière de l’évidence. Exercice spirituel et controverse, Paris, L’Harmattan, 2018, 175 p.

POCHON-WESOLEK, Françoise, Descartes, penseur pré-critique ou platonicien ? Paris, L’Harmattan, 2018, 238 p.

Le premier de ces deux volumes, dont le contenu n’a rien à voir avec le sous-titre, prétend développer l’idée selon laquelle, pour D., il n’est pas possible de douter de l’évidence, sans jamais définir ou problématiser cette notion, sans même faire état de la célèbre Lettre à Mesland où est affirmé le contraire. On a affaire en fait à une paraphrase scolaire et plate des Méditations Métaphysiques, assortie de contresens ou d’inepties (citons quelques perles : p. 20, l’A. explique d’abondance que les « autres (alios) » – qui se trompent – désignent les autres que D., alors que ce latinisme renvoie évidemment aux hommes en général ; on apprend, p. 27, que mihi est un « pronom personnel au datif du verbe persuado » – passons sur le barbarisme qui estropie persuadeo ! sans oublier les fautes d’orthographe : « de paire » (sic !), p. 18, et derechef p. 33). Passons sur les facilités comme l’usage sans précaution de formules indignes, généralement évitées par D. (comme parler de « la glande pinéale », p. 131 ; ou abuser de la substantivation du verbe cogito ; on apprend également, p. 129, que le passage dit du « morceau de cire » se trouverait dans la Méditation troisième !). Ne parlons pas de la maladresse évitable qui consiste, plus que de raison, à corriger la traduction du Duc de Luynes, de préférence lorsqu’elle n’est pas fautive. On serait tenté de dire que cet ouvrage est sans objet s’il n’était clair que son auteur ne poursuit qu’un but, à peine voilé, et de façon obsessionnelle : critiquer les travaux de J.-L. Marion, même si, pour faire bonne mesure, Alquié, Beyssade, Laporte, Rodis-Lewis, sont eux aussi littéralement exécutés. Pourquoi pas ? Nul n’est à l’abri des discussions scientifiques. Malheureusement, on l’a compris, ce livre n’est pas au niveau.

Quant au second volume, comme si le premier ne suffisait pas à liquider le délire obsessionnel, il est encore consacré presque exclusivement à la réfutation de J.-L. Marion, brièvement suivi d’E. Scribano. Il n’ajoute rien au premier, et confirme la modestie des moyens théoriques mis en œuvre. Quant au platonisme de D., il se réduit à quelques approximations sur les Idées et à un rapprochement inattendu avec le « Connais-toi toi-même ». Par charité, nous ne relevons pas les fautes d’orthographe, de français, de latin – et même de grec –, lorsque ces langues, pour leur malheur, sont citées.

Jean-Louis POIRIER (IGEN honoraire, Paris)

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Pour citer cet article : Jean-Louis POIRIER, « Françoise Pochon-Wesolek, Descartes à la lumière de l’évidence. Exercice spirituel et controverse, Paris, L’Harmattan, 2018; Descartes, penseur pré-critique ou platonicien ? Paris, L’Harmattan, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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