Auteur : Julián Carvajal

 

Francisco MESA VEGA : La maldición de Spinoza, Madrid, Ondina Ediciones, 593 p.

L’auteur propose une fiction informée par une solide documentation sur la culture européenne du début de la modernité. Spinoza est l’axe autour duquel gravitent d’autres figures historiques : le peintre Tydeman (son logeur), le marchand José Guerra, les rabbins Isaac Aboab Fonseca et Saúl Levi Morteira, l’ex-jésuite Franciscus van den Enden, les médecins Juan de Prado et Isaac Orobio de Castro, le grand pensionnaire Jean de Witt, le « théologien » Oldenburg, le marchand de grains van Bleijenbergh, ainsi que les amis de son « cercle » : Simon de Vries, Jarig Jelles, Lodewijk Meyer, Pieter Balling, Jan Rieuwertz.

Le narrateur s’appelle Juan de Orozco y Jumilla, docteur en droit et secrétaire de l’inquisiteur Fermín Bohórquez. L’inquisiteur et son assistant, personnages fictifs, partent aux Pays-Bas sur l’instruction du roi Philipe IV et du pape Alexandre VII pour rechercher l’auteur d’une nouvelle doctrine supposée stimuler l’athéisme (p. 90). La réalisation de cette mission illustre le fonctionnement de l’Inquisition avec son réseau d’agents ; tel est le fil conducteur du récit. Mesa décrit l’esprit de liberté de la ville d’Amsterdam, asile des exilés, où les différents credo sont tolérés malgré l’intransigeance des calvinistes (p. 260).

Le récit des intrigues et tromperies est enrichi par bon nombre de dialogues à propos des questions théologiques et politiques du XVIIe siècle : avec le rabbin Saul Levi Morteira, José Guerra, Franciscus van den Enden. Le livre mystérieux Theophrastus redivivus fait l’objet des interrogations ; avec sa critique de la religion, il est un appel à la révolte politique ; il prône « la nouvelle morale et la nouvelle forme de gouvernement » (p. 305). Juan de Prado, de son côté, conteste avoir été l’auteur des livres dangereux, en même temps qu’il s’écarte de toute transcendance. Au terme de ces dialogues l’inquisiteur a la conviction que Spinoza est l’auteur des livres suspectés (p. 253).

Le point culminant du roman concerne les rencontres de Don Fermín Bohórquez et son secrétaire avec Spinoza. Mesa expose alors les notions essentielles de la pensée du philosophe avec une grande précision : la recherche du vrai bien, le bonheur suprême, l’amour pour la chose éternelle et infinie qui cause une joie pure (p. 393) ; Dieu comme substance unique de nature infinie, éternelle et nécessaire, dont nous ne connaissons que deux attributs (étendue et pensée) (p. 394 sqq.) ; l’homme comme un animal parmi d’autres avec ses désirs, appétits, passions, sentiments ; le problème de la compatibilité entre nécessité et liberté ; l’éthique de la joie qui met la sagesse des idées vraies au service de la vie (p. 398). Pour l’inquisiteur, la notion spinoziste de joie, consistant dans l’acceptation inconditionnelle de l’existence, laisse les hommes sans crainte ni espérance, mais aussi sans possibilité d’un sens de la vie.

Malgré ses divergences, l’inquisiteur demandera cependant à son secrétaire de ne pas s’en prendre à la vie du polisseur de lentilles juif. Ils ne parviendront pas en effet à identifier l’auteur des livres maudits, le Theophrastus ou le Traité des trois imposteurs. L’Inquisiteur mourut le 2 décembre 1671, c’est-à-dire quelques années avant la mort de Spinoza. Le volume se termine avec un glossaire très utile qui rassemble bien des expressions de l’âge d’or, maintenant oubliées.

Julián CARVAJAL

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de bibliographie spinoziste XLV chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Francisco Mesa Vega : La maldición de Spinoza, Madrid, Ondina Ediciones, 593 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.

♦♦♦

 

Aurelio SAINZ PEZONAGA, La multitud libre en Spinoza, Granada, Comares, 222 p.

Cet ouvrage s’inscrit dans le contexte du renouveau des études spinoziennes qui a débuté dans les années 1960 et qui voit en Spinoza l’un des rares philosophes modernes à avoir cherché le moteur d’un processus émancipateur dans l’activité – fondée sur une solide construction ontologique – de la multitude. Sainz soutient que, bien que le concept de la multitude ait gagné en importance depuis les années 1980 grâce aux études d’A. Negri, le concept de la multitude libre est néanmoins resté sur un plan secondaire dans les études portant sur la philosophie politique de Spinoza. Sainz met en avant ce concept fondé sur les principes ontologiques spinoziens – immanentisme et déterminisme – qui définissent les choses singulières comme des conatus (efforts) intégrés dans un réseau multiple de connexions avec d’autres efforts dont ils ne peuvent être séparés, conatus qui chez l’homme devient conscient dans le désir (cupiditas). Le cœur de l’œuvre de Sainz se trouve dans la thèse selon laquelle les désirs actifs et communs sont la condition de possibilité de l’existence d’une multitude libre et, par conséquent, le fondement ontologique de la proposition politique de Spinoza, qui voit dans le désir commun actif une puissance positive de démocratisation.

L’analyse de Sainz part du principe que l’opposition fondamentale qui traverse toute la pensée politique de Spinoza n’est pas l’opposition hobbesienne guerre-paix, mais l’opposition domination-concorde. La domination naît de la nécessité d’établir une relation de commandement (imperium) entre gouvernants et gouvernés, ce qui produit la fiction juridique qui réduit la civitas à l’imperium. La concorde se fonde sur le désir commun actif de la civitas, qui nourrit l’espoir d’établir un complexe institutionnel qui favorise la liberté de la multitude et l’absorption de l’imperium par la multitude libre. Le réalisme politique de Spinoza tente d’enrayer les tendances politiques qui conduisent à ces deux extrêmes ; il se heurte cependant à la difficulté que pose la combinaison du pouvoir de la multitude et des systèmes institutionnels des différents régimes politiques, puisque les différents critères de sélection de la multitude qui détient le droit commun génèrent inéluctablement une multitude exclue qui englobe la majorité de la population. Le bon ordre juridique d’une civitas est celui qui produit la liberté commune, l’harmonie, l’union des esprits, et qui freine les impulsions des gouvernants et des gouvernés, empêchant la domination des premiers sur les seconds et la rébellion des seconds contre les premiers. En conséquence, Sainz propose son « hypothèse Spinoza », qu’il formule ainsi : « la libération consiste à lutter avec la multitude pour la liberté de la multitude, c’est-à-dire pour la démocratisation de l’existant, en tenant compte des conditions matérielles de la vie en commun et des processus réels de transformation sociale » (p. 197 ; cf. p. 5).

Sainz conclut que la philosophie politique de Spinoza représente une option décisive en faveur de la démocratie en tant que processus et régime politique ; en même temps, cependant, il reconnaît que le développement du Traité politique semble avoir été bloqué par l’incapacité à trouver un moyen d’intégrer les déterminations de classe, de genre et de coutumes dans la conception institutionnelle du régime démocratique. Selon Sainz, la principale leçon de la recherche spinozienne réside dans le fait que seules les initiatives d’une multitude libre peuvent constituer et maintenir un bon système juridique, un bon système institutionnel qui favorise la liberté de la multitude ; en aucun cas cela ne peut être fait par des masses populaires soumises à des relations de pouvoir qui annulent leur puissance, leur désir de prendre des décisions pour elles-mêmes.

Julián CARVAJAL

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin spinoziste XLIV chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Aurelio SAINZ PEZONAGA, La multitud libre en Spinoza, Granada, Comares, 222 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.

♦♦♦


Inmaculada HOYOS : Sobre el amor y el miedo. Tópicos antiguos y enfoques modernos, Madrid, Avarigani, 2016, 270 p.

La philosophie de Spinoza est au cœur des préoccupations d’Inmaculada Hoyos (ancien chercheur au Centre Léon Robin) dans ce livre qui lie les topiques antiques sur les affects (notamment les stoïciens) aux approches modernes des passions. Le fil conducteur de la réflexion est la distinction de Spinoza entre les passions tristes qui affaiblissent la vitalité, telles que la haine ou la crainte, et les affects joyeux qui l’enrichissent, comme l’amour. À cette distinction fondamentale s´ajoutent la question de la distinction entre affects passifs (passions) et affects actifs (actions) ainsi que les rapports des passions avec le corps. Les neuf chapitres du livre sont distribués en trois parties.

La première partie développe trois étapes-clés dans la réflexion sur l’amour et l’augmentation de la vie : l’ancien stoïcisme (Zenon de Citium, Chrysippe, Posidonius, Sénèque), le néoplatonisme de la Renaissance (Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Léon l’Hébreu) et Spinoza. La deuxième partie porte sur l’examen de la peur comme régime affaiblissant la vie face aux passions de l’espoir et de l’amour et en analyse les conséquences politiques. Suivant l’approche de Spinoza, l’A. fonde certaines valeurs sur les affects joyeux qui renforcent le conatus des hommes en augmentant leur puissance (c’est le cas de l’amour), et examine les implications politiques de la doctrine spinoziste des passions. Une politique s’impose, qui gère une sécurité impossible au prix de la liberté commune. Cette politique est fondée sur la peur, passion triste qui affaiblit la puissance vitale. Pour faire face à cette pathologie Spinoza encourage les hommes à la joie, tout en les incitant aux désirs liés à la raison. La philosophie de Spinoza qui vise à l’augmentation de la puissance de chacun résiste à la peur et la surmonte par la conquête de l’affect opposé : l’amour de la liberté. La troisième partie du travail analyse le rôle du corps dans la réflexion spinozienne sur l’art de vivre. I. Hoyos se demande si un tel art peut être compris à partir des prémisses théoriques de la pensée de Spinoza. Avant tout, l’art de vivre se révèle l’expression de la puissance du corps, la vertu d’affecter et d’être affecté par d’autres corps. Ainsi compris, l’art de vivre chez Spinoza est, pour l’A., une belle expression de l’amour.

Julián CARVAJAL

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de bibliographie spinoziste XL chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Julián CARVAJAL, « Inmaculada HOYOS : Sobre el amor y el miedo. Tópicos antiguos y enfoques modernos, Madrid, Avarigani, 2016 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.

♦♦♦