Auteur : Laura Moaté

 

Chris SCHABEL, Pierre Ceffons et le déterminisme radical au temps de la peste noire, Paris, Vrin, « Conférences Pierre Abélard », 2019, 244 p.

Loin d’être univoquement le siècle de la « contingence radicale », du rejet d’une prédestination irrévocable ou de la revendication des forces de la volonté humaine, le XIVe siècle voit naître un certain nombre de défenseurs d’un déterminisme plus ou moins affirmé, parmi lesquels Pierre Ceffons, cistercien et « déterministe radical », dont on situe la période d’écriture entre 1348 et 1353. C’est par cette heureuse invitation à la nuance, qui ne peut émerger qu’à la faveur de l’étude de penseurs à l’origine d’œuvres aussi foisonnantes que profondes, mais toujours mal connus, que s’ouvre l’ouvrage de Chris Schabel, reprenant une série de « Conférences Pierre Abélard » données à la Sorbonne au printemps 2016.

Les cinq chapitres composant l’ouvrage, le premier présentant l’auteur et les études qui lui ont été consacrées, les quatre suivants l’inscrivant au sein de débats reformulant l’aporie de Diodore, valent d’être considérés successivement, bien que nous ne le puissions que brièvement.

Chris Schabel nous présente d’abord ce « penseur radical » qu’est Pierre Ceffons, né autour de 1310, formé à Clairvaux puis au collège parisien des Bernardins, auteur de questions sur les Sentences dont nous pouvons trouver la liste au sein du présent ouvrage. Ces questions, que l’auteur analyse à la suite des travaux pionniers de Konstanty Michalski, Damasus Trapp et John Murdoch, témoignent de l’importance de Pierre Ceffons, tant intrinsèquement – par son usage des mathématiques, pour ne citer qu’un exemple, auxquelles il accorde une place centrale afin de penser les problèmes logiques et théologiques, et qui en font un acteur majeur de l’histoire intellectuelle –, que relativement, pour le rôle qu’il a notamment pu jouer à Paris à la suite des condamnations de Nicolas d’Autrécourt et de Jean de Mirecourt. Il écrit également deux traités, le Confessionale Petri suivi d’un Sermo in capitulo generali, qui témoignent des querelles ébranlant l’ordre cistercien, en particulier celle qui naît après la décision du chapitre général de rendre obligatoire la confession à son abbé. Une troisième division du corpus comporte l’Epistola Luciferi, le Centilogium, et le Parvum Decretum, traités ecclésiologiques particulièrement réformistes à l’égard de l’Église et de la papauté. Tous ces textes, dans l’attente d’études ultérieures, demeurent inédits.

La question de l’irrévocabilité du passé fait l’objet du deuxième chapitre de l’ouvrage et permet avant tout de servir une démonstration convaincante visant à prouver le caractère douteux, voire rejetable, de la thèse selon laquelle certains médiévaux (d’Anselme à Pierre d’Ailly) auraient affirmé que Dieu peut, si ce n’est changer, du moins défaire le passé. Pierre Ceffons ne fait ici pas figure d’exception.

Les condamnations de Tempier, parmi lesquelles celle de la thèse affirmant qu’« Aucun agent n’est devant une alternative ; bien au contraire, il est déterminé », permettent par la suite à Chris Schabel de prouver – puisqu’il est inconséquent d’interdire une proposition qui n’est pas défendue –, que l’hypothèse du déterminisme radical trouvait bien des défenseurs dont l’un des plus brillants se trouve être, moins d’un siècle plus tard, Pierre Ceffons. Rien, excepté la foi, ne permet selon lui de réfuter les thèses nécessitaristes ; dès lors cette affirmation, si elle est contraire à la vérité révélée, demeure néanmoins défendable par un homme de raison qui serait resté dans l’obscurité. En embrassant le rôle du philosophe tout au long des deux cent cinquante pages de ses Principia, Pierre Ceffons peut donc déployer des réflexions portant sur la causalité naturelle, les conditions de possibilité du choix moral ou de la liberté de contradiction afin de démontrer que, sur un plan philosophique, la liberté ne pourrait être que secundum quid.

C’est en dialogue avec Pierre d’Auriol que s’inscrit le quatrième chapitre, qui s’attache à prouver, en miroir du cinquième, que si les théologiens de la fin du Moyen Âge revendiquent globalement un franc compatibilisme lorsqu’il s’agit de déterminer si la prescience du futur entraîne sa nécessité, il n’en est pas de même, de manière paradoxale, lorsqu’il s’agit de la prédestination, thème à la faveur duquel fleurissent les positions déterministes. Pierre Ceffons, aussi conscient qu’Auriol de cette ambivalence, tâche alors de combattre la thèse du doctor facundus selon laquelle les propositions futures ne seraient ni vraies ni fausses, mais neutres, ce qui permettait à ce dernier de repenser de manière novatrice la question de la prédestination à travers le concept d’Élection générale. Pierre Ceffons soutiendra alors la thèse de l’Élection particulière unique, et ce malgré les difficultés qu’il rencontre pour l’éloigner de l’hypothèse de la double prédestination.

On sait donc gré à Chris Schabel d’avoir permis cette riche introduction à un certain nombre de points cruciaux de la doctrine d’un penseur aussi original que méconnu, qui constituera, nous l’espérons, un encouragement à de futures recherches.

Laura MOATÉ

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Pour citer cet article : Chris SCHABEL, Pierre Ceffons et le déterminisme radical au temps de la peste noire, Paris, Vrin, « Conférences Pierre Abélard », 2019, 244 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 203-224.

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AVICENNE (?), Épître sur les prophéties, introd. O. L. Lizzini, trad. J.-B. Brenet, Paris, Vrin, « Translatio », 2018.

Attribuée à Avicenne, l’Épître sur les prophéties attendait encore sa traduction française. C’est grâce à la collaboration d’Olga Lizzini et de Jean-Baptiste Brenet que le manque est désormais comblé, permettant un accès élargi à cette œuvre brève mais d’une densité conceptuelle remarquable. Avicenne, ou le prétendu Avicenne, répondant aux doutes d’un interlocuteur absent, tâche de prouver que la prophétie existe, qu’elle est nécessaire, et que son discours obéit à une cohérence trouvée dans la hiérarchie des degrés de la connaissance. L’ouvrage, publié chez Vrin dans la collection « Translatio », débute par la riche introduction d’Olga Lizzini (environ 80 pages), à laquelle succède la traduction de Jean-Baptiste Brenet, texte arabe en regard (30 pages), qu’il complète d’un appareil de notes considérable (environ 50 pages). Signalons également une bibliographie efficace qui offre au lecteur, après le corpus d’ouvrages primaires, de découvrir la majorité des études portant sur la prophétie en Islam, dans une perspective généraliste, puis l’approche d’Avicenne en particulier, dirigée vers le spécialiste.

L’introduction d’Olga Lizzini s’attache dans un premier temps à ancrer le texte au sein de la tradition par une étude du lexique arabe de la Révélation, qui articule théologie et grammaire comme « sciences islamiques ». En ce qu’elle s’énonce comme la « descente » (tanzīl) d’un monde vers l’autre, par l’intermédiaire de la langue, d’un message pour l’inspiré, la Révélation est un lieu privilégié de la réflexion philosophique. Dès lors, s’offrent deux perspectives. D’abord, sur un plan métaphysique, il s’agit d’articuler topographie cosmique et typologie des facultés de l’âme. Puis, sur le plan de la philosophie du langage, il revient au penseur d’interroger la relation entre vérité et langage imagé, dualité qui, si elle existe, tend à être récusée par la pensée islamique. Ces prémisses posées, Lizzini entre alors dans la théorie avicennienne de la prophétie, dont elle montre à juste titre les multiples dimensions : Avicenne fait appel à la métaphysique, à la psychologie, à la réflexion sociale, à l’esthétique, en vertu d’une double fonction, religieuse et politique, de la prophétie, assurée par trois modes relatifs aux caractéristiques intellectuelles et morales du prophète. La prophétie apparaît donc comme un phénomène total, point nodal de la pensée d’Avicenne, nécessitant pour son explicitation la mise en œuvre d’un grand nombre d’aspects doctrinaux.

Sans entrer ici dans le détail du texte, retenons qu’Avicenne élabore une théorie des degrés de l’intellection, d’une part, et une importante réflexion sur la faculté d’imagination, de l’autre. La prophétie, comme acte de transmission par le langage symbolique de formes intelligibles reçues par l’intellect, articule puissance imaginative et perfection de l’intellect, la première semblant traduire les contenus du second. Cet aspect difficile, exposé de manière concise et précise, permet de rendre compte du double aspect du langage imagé chez Avicenne, qui est à la fois véhicule d’un sens littéral conforme à la vertu et accessible à l’homme du commun, et intermédiaire donnant à voir une vérité qui le transcende. Ainsi se trouvent justifiées les remarques de l’auteur quant à la poétique d’Avicenne, insistant sur les rôles fondamentaux du syllogisme poétique et de la métaphore. On regrettera cependant l’absence de perspective cosmologique, que les notes de J-B. Brenet viennent heureusement pallier.

Le travail de traduction, informé, méticuleux, rend accessible un texte elliptique et parfois obscur, par l’attention qu’il porte au travail de ses prédécesseurs et par les ajouts qui jalonnent le texte. L’absence d’édition critique conduit Jean-Baptiste Brenet à signaler une compréhension parfois « conjecturale » du texte, qui restaure néanmoins la lettre de l’Épître avec, nous semble-t-il, une grande clarté, notamment dans l’interprétation qu’Avicenne propose du verset coranique de la Lumière.

L’appareil de notes complétant cette traduction propose en outre quelques éléments quant à l’authenticité du texte, contestant de manière convaincante la conclusion à laquelle était parvenu Dimitri Gutas (Avicenna and the Aristotelian Tradition) en niant son attribution à Avicenne. Certaines particularités de l’Épître, notamment dans la distribution des facultés, permettent effectivement de douter d’une rédaction de la main d’Avicenne, mais Brenet, par l’attention portée à la doctrine eschatologique avicennienne, propose des arguments forts contre une interprétation qui semblait, avant lui, définitive.

Cet ouvrage se révélera donc précieux à l’étudiant comme au chercheur, en particulier grâce à l’effort exégétique des auteurs. Espérons qu’il ouvre la voie vers une multiplication des traductions françaises d’Avicenne, dont le corpus demeure aujourd’hui encore peu accessible à un public non spécialiste.

Laura MOATÉ

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Pour citer cet article : Laura MOATÉ, « AVICENNE (?), Épître sur les prophéties, introd. O. L. Lizzini, trad. J.-B. Brenet, Paris, Vrin, « Translatio », 2018 », in Bulletin de philosophie médiévale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.

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