Auteur : Nicolas Faucher

William O. DUBA, The Forge of Doctrine. The Academic Year 1330-1331 and the Rise of Scotism at the University of Paris, Turnhout, Brepols, 2017, xi-444 p.

L’ouvrage de William Duba se présente pour l’essentiel comme l’étude codicologique, historique et doctrinale d’un manuscrit (MS Praha, NKCR VIII.F.14) porteur de notes de cours (reportationes) prises par l’un des auditeurs d’un franciscain fort peu connu du début du XIVe siècle : Guillaume de Brienne (Guilelmus de Brena, fl. 1330). Futur maître en théologie, Guillaume se consacre, pendant l’année 1330-1331 à l’exercice obligé de tous ceux qui se destinent à cette haute fonction : le commentaire des Sentences. Sous ce vocable, comme le rappelle Duba (p. 2), se cache un exercice d’enseignement et d’argumentation d’une grande technicité qui ne saurait se comprendre comme un commentaire linéaire des Sentences, ouvrage composé au XIIe siècle et devenu à partir du début du XIIIe siècle incontournable dans le cursus de tout étudiant en théologie. Se détachant progressivement du contenu de ce texte tout en continuant à en suivre la structure formelle, les théologiens des XIIIe et XIVe siècles, en dialogue constant avec leurs prédécesseurs et leurs contemporains, prennent prétexte de cet exercice pour avancer leurs vues sur les questions théologiques les plus fondamentales, dont le traitement a souvent les répercussions philosophiques les plus considérables. C’est au commentaire des Sentences de Guillaume de Brienne – typique en ce qu’il ne reste aucun indice qu’il ait discuté le texte même des Sentences (p. 121) bien que son plan de cours en ait scrupuleusement respecté la structure (p. 134) – et à son contexte historique que l’ouvrage de Duba se consacre principalement.

Dans son introduction, l’auteur prend ses distances par rapport au grand récit traditionnel selon lequel la pensée scolastique atteint son apogée avec Thomas d’Aquin pour lentement décliner, en particulier après Duns Scot et au XIVe siècle. Duba met en avant l’intérêt de se détacher de ce récit par une étude débarrassée de ses biais et attentive aux détails matériels et doctrinaux permettant une reconstitution historique précise et concrète, ne négligeant pas les auteurs considérés comme mineurs. À cet égard, la reportatio du commentaire de Guillaume est un objet d’un intérêt particulier : comme il s’agit du texte même des notes prises par un auditeur, elle présente les traits et imperfections propres à la prise de notes et porte les traces de corrections et d’ajouts ultérieurs. Contrairement à des manuscrits copiés à partir de reportationes, qui effaceraient ces traces, le texte examiné par Duba constitue un point d’entrée unique vers la connaissance des pratiques universitaires médiévales, d’autant plus qu’il s’agit de la plus ancienne reportatio originelle connue à ce jour.

Duba examine d’abord le texte du manuscrit dans son ensemble (chap. 1, p. 29-46), démontrant de manière convaincante par une étude extrêmement détaillée qu’il s’agit bien d’une reportatio. Il s’intéresse ensuite d’abord aux principia (chap. 2-3) puis aux lectiones (chap. 4-5).

L’auteur se livre à une présentation générale de ces deux types d’exercice (chap. 2, p. 47-66 ; chap. 4, p. 119-134). Selon les usages du début du XIVe siècle, le commentaire des Sentences de Guillaume se divise en deux parties : les principia et les lectiones. Le terme de principium est réservé aux leçons faites par les bacheliers sententiaires (les futurs maîtres commentant les Sentences) pour inaugurer les cours donnés sur chacun des livres des Sentences (en pratique, les leçons inaugurales pouvaient avoir lieu après le début des cours sur le livre correspondant). Duba se concentre sur la seule partie des principia de Guillaume qui nous reste : la discussion critique des opinions des autres bacheliers sententiaires, notamment dominicains. Nous disposons des principia des trois premiers livres des Sentences, celui du quatrième semblant perdu.

Quant aux lectiones, il s’agit des leçons elles-mêmes, adressées d’abord à un public composé de membres de l’école à laquelle appartient le bachelier. Elles constituent, comme on peut s’y attendre, un lieu de discussion où des positions divergentes défendues au sein d’une même école s’affrontent. C’est d’autant plus vrai dans l’école franciscaine, qui reconnaît Jean Duns Scot comme son principal docteur mais n’impose pas l’adhésion à ses doctrines.

Sur le plan doctrinal, Duba montre que Guillaume de Brienne doit avant tout se comprendre comme un scotiste, en deux sens. Premièrement (chap. 3, p. 67-117), dans ses principia, qui sont l’occasion d’un dialogue avec les membres d’ordres et d’écoles différents, il défend contre les attaques extérieures les positions les plus fondamentales du Docteur Subtil, notamment sur la question bien connue de la distinction formelle. Par ailleurs, l’un des principaux adversaires de Guillaume est un dominicain, Durand d’Aurillac, comme l’examen des lectiones (et non des principia) permet de l’établir. L’étude très détaillée de la doctrine et de la matérialité du texte de Guillaume (entre autres éléments) menée par Duba montre de manière convaincante que ce Durand peut être identifié à l’auteur que l’on connaît sous le nom de Durandellus, en rupture avec la littérature précédente.

Deuxièmement, si Duns Scot est considéré comme le docteur le plus important parmi les franciscains, cela ne l’immunise en aucune manière contre les critiques avancées par les franciscains eux-mêmes. Duba montre (chap. 5, p. 135-217) que Guillaume de Brienne se pose en défenseur de Scot y compris contre les attaques internes, quitte à adopter certaines des formulations et des arguments nouveaux avancés par ses frères, dont François de la Marche, François de Meyronnes et Pierre Auriol, pour mieux retrouver, reformuler et réélaborer les positions scotistes ainsi revigorées. Duba reconstruit ces débats au fil d’une argumentation roborative dont la clarté est d’autant plus remarquable que les sujets abordés sont d’une grande technicité : le sacrement de l’ordination (Guillaume s’accorde avec Scot, tout en exprimant sans s’y attarder un désaccord sur l’ordination des enfants), la causation et la génération des formes substantielles (Guillaume défend notamment Scot contre Auriol), la simplicité et la nature de la distinction entre l’essence divine et les personnes (Guillaume défend Scot contre François de Meyronnes tout en s’inspirant de la manière dont ce dernier présente et traite le problème).

Si Duba nous éclaire remarquablement sur le contenu doctrinal des parties exotérique et ésotérique de l’œuvre de Guillaume, il ouvre aussi une interrogation sur les lieux d’émergence du scotisme et de l’anti-scotisme du XIVe siècle. Si Guillaume se présente avant tout comme un continuateur du Docteur Subtil, prêt à le défendre contre toutes les attaques, il est néanmoins capable de s’opposer à ses positions, et pas seulement de la manière très modérée dont il le fait au sujet de la validité de l’ordination des enfants. En effet, dans la lectio 4, éditée par Duba (p. 333-339), Guillaume défend l’idée que la foi et la science, d’une part, la science et l’opinion, d’autre part, peuvent coexister au sujet d’un même objet dans le même intellect. En cela, il s’oppose formellement à l’opinion défendue par Scot dans la distinction 24 du livre III de son commentaire des Sentences. Cette opposition semble pouvoir s’expliquer par certains désaccords conceptuels fondamentaux, portant par exemple sur les notions d’évidence (absolue pour Scot, susceptible de degrés pour Guillaume) ou d’opinion (impliquant nécessairement la crainte de l’erreur pour Scot et toute la tradition du XIIIe siècle, mais non pour Guillaume). Concernant le premier point, la compatibilité de la foi et de la science, il faut noter que Guillaume s’accorde en revanche avec François de Meyronnes, dont l’opposition à la position de Scot est soulignée par Duba lui-même dans un article paru en 2014. L’enquête sur l’émergence de ces désaccords constitue ainsi l’une des pistes de recherche prometteuses ouvertes par l’auteur.

Dans le sixième et dernier chapitre (p. 219-232), Duba se penche sur un autre manuscrit (MS Città del Vaticano, B. A. V., Borgh. 105), qui contient (fos 86v-88v) le principium in theologia de Guillaume de Brienne. Cet exercice, avant tout rhétorique, consiste en un sermon consacrant l’assomption du statut de maître en théologie qui vient clore la période d’enseignement sententiaire. Certains éléments codicologiques suggèrent qu’il peut s’agir également d’une reportatio. En tout état de cause, comme le souligne Duba, ce principium ne présente guère d’éléments remarquables.

Après sa conclusion (p. 233-239), sur laquelle nous reviendrons pour finir, l’ouvrage est complété (p. 241-399) par l’édition de parties du manuscrit Praha, NKCR VIII.F.14 : la liste des lectiones sur les Sentences de Guillaume ainsi que le texte intégral de ses principia et de certaines lectiones choisies permettent au lecteur d’avoir une vision d’ensemble des textes étudiés par Duba tout au long de l’ouvrage. À cela s’ajoute une édition du principum in theologia de Guillaume ainsi que de la reportatio de la question 23 du commentaire au livre IV des Sentences de François de la Marche, l’une des sources de Guillaume. La bibliographie, des images photographiques du manuscrit principalement étudié et divers index complètent l’ouvrage (p. 401-444).

Le livre de Duba constitue à n’en pas douter un voyage passionnant « dans la peau » d’un manuscrit médiéval – en dépit du fait qu’il ne soit pas fait de parchemin mais de papier ! C’est en soulignant ce fait que l’auteur clôt son propos : l’usage du papier, moins cher et plus accessible, permet une circulation plus facile de textes qui sont plutôt destinés à alimenter une discussion vivante qu’à être conservés pour la postérité. L’œuvre étudiée se constitue au fil des notes, des discussions et des corrections, du fait de son auteur comme de bien d’autres acteurs du monde universitaire médiéval. Elle se présente ainsi comme le produit d’un effort collectif. C’est à l’atmosphère de travail dynamique qui sous-tend cet effort que l’ouvrage, par le grand soin apporté à l’examen de la matérialité du texte comme de son contenu, nous donne un accès privilégié. Plus largement, il démontre, s’il en était encore besoin, l’importance fondamentale que revêt l’examen du commentaire des Sentences, dans toutes ses dimensions et ses évolutions, pour l’historien de la philosophie et de la théologie médiévales.

Nicolas FAUCHER

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de Philosophie médiévale XX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Nicolas FAUCHER, « William O. DUBA, The Forge of Doctrine. The Academic Year 1330-1331 and the Rise of Scotism at the University of Paris, Turnhout, Brepols, 2017 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.

♦♦♦