Auteur : Oberto Marrama

Vincent LEGEAY (dir.) : L’essence plastique. Aptitudes et accommodements chez Spinoza, Paris, Éditions de la Sorbonne, 139 p.

Cet ouvrage fait suite à la journée d’études organisée par V. Legeay en 2016 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, « L’essence plastique chez Spinoza » ; il nous permet de connaître les textes présentés et débattus à cette occasion. Le volume contient huit articles, précédés d’une préface de Chantal Jaquet, qui abordent sous différents points de vue la notion d’essence, telle qu’elle est théorisée par Spinoza, vis-à-vis de sa relation au changement. Comment peut-il y avoir du changement dans les choses qui existent, et quel est le rapport entre l’essence d’une chose et sa capacité à supporter des changements ? Comme l’écrit Chantal Jaquet, « si elles ne peuvent pas se transformer sous peine d’être détruites, les formes des choses admettent du changement à l’intérieur de certaines limites » (p. 9). Les textes ici réunis se posent donc la question de savoir quelles sont ces limites à l’intérieur desquelles il peut y avoir du changement, et comment il faut comprendre les lois qui gouvernent les transitions et les mutations des choses par rapport à leurs essences.

Les deux premiers articles se concentrent sur la relation entre les concepts d’« essence » et de « vie » chez Spinoza. Dans le premier article, « La plasticité des termes ‘force’ et ‘vie’ dans les Pensées métaphysiques de Spinoza » (p. 11-23), Nicolas Lema Habash analyse la définition de « vie » que l’on trouve dans les Pensées métaphysiques II, 6, pour en déduire que le concept de « vie » se trouverait ainsi exprimé dans la troisième partie de l’Éthique à travers les notions de conatus et d’« essence » (p. 22-23). Dans le deuxième article, « Équilibres et égalités chez Spinoza. Quand vivre est un effort de funambule » (p. 25-39), Nicolas Bouteloup décrit l’essence de l’homme, son conatus, comme une forme d’« équilibre réactif » (p. 35-39) entre les forces qui, en nous affectant émotivement, nous poussent à agir et réagir dans la recherche de notre bien-être. Les deux articles suivants, écrits par Pascal Sévérac et Pierre Macherey, prennent en compte le développement de l’individu. Dans l’article « Enfance et plasticité. Spinoza et Vygotski » (p. 41-51), Pascal Sévérac se propose d’examiner les phases du développement des enfants théorisées par le psychologue russe Lev Vygotski, et de les passer « au crible de la typologie des affects élaborée par Spinoza lui-même » (p. 43). Pierre Macherey, « Comment, selon Spinoza, devient-on philosophe ? » (p. 53-62), se demande quels sont les traits caractérisant la figure du sage – propriétés individuelles qu’il nomme « aptitudes » (p. 53-54) – et comment l’on peut, si cela est possible, les acquérir dans sa propre vie. La thématique des aptitudes reste aussi centrale dans l’étude suivante, « L’aptitude à s’adapter face au contraire et au confus » (p. 63-80), où Vincent Legeay analyse les moyens qui, selon Spinoza, sont nécessaires pour qu’un individu humain puisse s’adapter à l’expérience nécessaire des idées contraires et confuses. Dans « Suspension et stupéfaction. Comment devenir inapte ? » (p. 81-92), Thibault Barrier décrit le mécanisme qui, généré par l’affect de l’admiration, mène un être humain à la perte de sa plasticité et le rend inapte « à penser, à agir et à être affecté » (p. 92). Les notions d’« accommodement » et d’« adaptation » sont l’objet des deux derniers articles. Le lexique spinoziste concernant la notion d’« accommodement » (accommodare) est bien analysé par Ariel Suhamy dans « Les accommodements raisonnables de Spinoza » (p. 93-107). Enfin, dans « Adaptations illusoires et sélection réelle dans la doctrine spinoziste des essences de choses singulières » (p. 109-127), Charles Ramond considère les significations de l’adjectif aptus chez Spinoza pour démontrer que la notion spinoziste d’essence est incompatible avec les concepts de « plasticité » et d’« adaptation » : il conclut que « l’adaptation se révèle ainsi un leurre […] ayant pour fonction de dissimuler la loi universelle de sélection des conatus » (p. 126).

En conclusion, les articles réunis explorent bien la possibilité de trouver chez Spinoza un vocabulaire philosophique lié au concept de plasticité pour expliquer la nature du changement et du développement individuel. En ce sens, le choix d’inclure une position critique à cet égard (notamment celle de Charles Ramond) se révèle très judicieux : en faisant l’effort de comprendre le concept d’adaptation chez Spinoza, on est amené à réfléchir sur la mesure dans laquelle la philosophie de Spinoza peut s’adapter elle-même à des lectures différentes.

Oberto MARRAMA

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Pour citer cet article : Oberto MARRAMA, « Vincent LEGEAY (dir.) : L’essence plastique. Aptitudes et accommodements chez Spinoza, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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Andrea SANGIACOMO & Francesco TOTO (dir.) : Essentia actuosa. Riletture dell’Etica di Spinoza, Milano/Udine, Mimesis, 2016, 231 p.

Cet ouvrage collectif étudie un aspect spécifique de la métaphysique spinozienne : la signification et l’utilisation du concept d’« essence ». Dans une introduction (p. 9-12), les éditeurs remarquent que le débat contemporain sur le statut et le rôle des essences dans le système spinoziste divise les commentateurs entre deux écoles de pensée différentes. Selon la première, la philosophie de Spinoza se référerait finalement à un modèle platonicien pour expliquer le rapport existant entre la chose sensible et sa forme intelligible ; les essences des choses, situées en Dieu, fourniraient la contrepartie éternelle et immuable de toutes les entités concevables et connues selon leurs manifestations dans un lieu et un temps déterminés. Selon la deuxième école, il n’y aurait pas d’essence éternelle réellement distinguable de l’histoire de la chose elle-même dans l’espace et le temps, ou séparable de ses relations concrètes avec le monde extérieur. L’essence de chaque être humain ne diffèrerait pas de son existence individuelle, déterminée par l’ordre nécessaire de rencontres avec les objets extérieurs et, par conséquent, par ses interactions avec les autres êtres humains.

Le livre est divisé en deux parties qui correspondent aux deux écoles de pensée. Les quatre premiers articles (p. 13-116) abordent le statut ontologique des essences dans le cadre général de la métaphysique spinozienne. Les auteurs en sont : Vittorio Morfino (« Essenza e relazione », p. 15-45), Francesco Piro (« Essenza, causa e ratio in Spinoza e Leibniz », p. 47-74), Mogens Lærke (« La grande confusione : essenze formali ed essenze attuali in Spinoza », p. 75-92) et Matteo Favaretti Camposampiero (« L’origine delle essenze. Wolff, Spinoza e i teologi », p. 93-116). Les cinq autres articles (p. 117-228) se demandent plutôt dans quelle mesure l’on peut parler d’une essence spécifiquement humaine, afin de fonder sur cette base une anthropologie philosophique spinoziste. Ils sont écrits par Francesco Toto (« ‘La costituzione dell’essenza umana’ : un’identità in divenire », p. 119-142), Lorenzo Vinciguerra (« Labirinto e paradosso. Perdere e trovare la propria essenza », p. 143-156), Cristina Santinelli (« Essenza umana, affetti, patologie. A proposito di Ethica III, pr. 57 », p. 157-179), Sandra Manzi-Manzi (« Corpus infantiæ. L’‘essenza’ dell’infante e del bambino nell’Etica di Spinoza », p. 181-203) et Andrea Sangiacomo (« Essenze al negativo : il corpo e il male dal Breve Trattato all’Etica », p. 205-228).

Le texte de Francesco Piro, « Essenza, causa e ratio in Spinoza e Leibniz », constitue un bel exemple des articles de la première partie du livre. Piro propose une lecture de la notion d’essence en termes de « dispositions » d’une chose singulière. Celles-ci fournissent les conditions à la fois nécessaires et suffisantes pour qu’une chose existe comme telle. Néanmoins, en tant que dispositions, ces conditions essentielles, même si elles sont toujours présentes, peuvent demeurer latentes, ou non exprimées dans le temps et l’espace, selon les circonstances et l’ordre des causes externes qui déterminent chaque individu à l’existence ou à la non-existence. Dès lors, Piro soutient que Spinoza chercherait à défendre l’idée qu’il existe une différence entre les caractéristiques essentielles qui déterminent l’individualité d’une chose et la totalité de la chaine causale selon laquelle chaque chose est déterminée à exister et produire des effets dans le monde. Parmi les articles de la deuxième partie l’on peut prendre comme exemple celui de Sandra Manzi-Manzi, « Corpus infantiæ. L’‘essenza’ dell’infante e del bambino nell’Etica di Spinoza », qui porte sur les rapports entre les différents stades de la vie de l’être humain. En analysant l’usage que Spinoza fait des termes latins puer et infans dans l’Éthique, Manzi-Manzi conclut que le processus menant de la presque totale passivité de l’enfant à la liberté du sage ne comporte pas de changement essentiel pour l’individu. Le passage de l’enfance à l’âge adulte est plutôt une mutation des capacités du corps et de l’esprit, qui se produit en accord avec les limites de la nature de chacun et selon les expériences particulières de chacun. À ce processus de mutation de la nature individuelle participent activement les éléments extérieurs – en particulier l’éducation reçue et, à travers elle, le système pédagogique et la société tout entière, avec ses coutumes et ses lois.

On trouvera donc dans cet ouvrage une multitude de suggestions intéressantes et judicieuses pour repenser un concept fondamental de la métaphysique de Spinoza, en connexion avec des éléments de sa théorie politique et de son anthropologie.

Oberto MARRAMA

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Pour citer cet article : Oberto MARRAMA, « Andrea SANGIACOMO & Francesco TOTO (dir.) : Essentia actuosa. Riletture dell’Etica di Spinoza, Milano/Udine, Mimesis, 2016 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.


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