Auteur : Pascal Sévérac

 

Ian S. MILLER : Clinical Spinoza. Integrating his philosophy with contemporary therapeutic practice, London and New York, Routledge, 332 p.

Selon Lou Andreas-Salomé, Spinoza est le « philosophe de la psychanalyse ». Partant de cette affirmation, cet ouvrage étudie la réception de la philosophie spinoziste dans le développement de la pensée psychanalytique en langue allemande, puis, de là, en langue anglaise. L’un des enjeux de cette étude est de savoir pourquoi, notamment après le travail clinique de J. A. Tigner en 1985, la philosophie de Spinoza a fait l’objet d’un long silence jusqu’à une réappropriation récente.

Y est également analysé ce qui, dans les textes spinozistes, peut être utile à une théorie psychanalytique. Les textes envisagés sont le Traité de la réforme de l’entendement, avec la primauté de la question de l’amour dans les expériences ordinaires de la vie, ainsi que les trois premières parties de l’Éthique : sont mis en valeur, dans l’Éthique, le « monisme » de Spinoza, entendu comme identité du corps et de l’esprit sous deux genres d’être différents, ainsi que son modèle de l’esprit (Mind) et son ambition de comprendre, et même de géométriser, les affects.

Bien sûr, la question du conatus, et de la manière dont il devient désir chez l’être humain, est essentielle dans cette réflexion sur un spinozisme qui serait « clinical ». L’idée du conatus est elle-même rapprochée de celle de continuité de l’existence chez Winnicott – le bébé, grâce aux soins qu’il reçoit, grâce notamment au holding ou portage maternel, construisant une forme de continuité d’être, d’abord dans une dépendance absolue, puis dans une indépendance peu à peu conquise, par laquelle se forme son individualité.

Sur ce problème du rapport entre désir et individuation de l’être humain, la philosophie spinoziste est également confrontée à la pensée de W. R. Bion, qui théorise la manière dont l’enfant parvient peu à peu à prendre en charge les expériences du monde les plus difficiles pour lui, à les intérioriser, à les symboliser – ou, à défaut, à les projeter sur le monde, sous forme inversée, quand il ne peut les contenir. L’ouvrage regrette alors que Spinoza n’aille pas assez loin dans l’analyse de ces projections (retournement du dedans vers le dehors), même si l’explication du finalisme dans l’appendice de la première partie de l’Éthique est déjà une belle avancée : la croyance au finalisme de la Nature est interprétée comme la manifestation d’une angoisse qui se projette dans le monde à travers l’élaboration d’un être supérieur, dont les plaisirs et les déplaisirs doivent en retour déterminer notre moralité.

Cet ouvrage constitue une contribution originale pour tous ceux qui s’intéressent aux rapports entre spinozisme et psychanalyse, et qui considèrent que le spinozisme peut être utile à la clinique des affects.

Pascal SÉVÉRAC

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Pour citer cet article : Ian S. Miller : Clinical Spinoza. Integrating his philosophy with contemporary therapeutic practice, London and New York, Routledge, 332 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.

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Jacques-Louis LANTOINE : Spinoza après Bourdieu. Politique des dispositions, Paris, Éditions de la Sorbonne, 139 p.

Ce livre est le premier volume que Jacques-Louis Lantoine a tiré de son travail de thèse : un second est à paraître aux Éditions de l’ENS sous le titre L’intelligence de la pratique. Le concept de disposition chez Spinoza. C’est dans ce prochain ouvrage que seront analysés dans le détail les sens et les usages du concept de dispositio dans l’œuvre de Spinoza. Ici, la notion de disposition est surtout considérée dans ses effets politiques, et à partir d’une confrontation entre la sociologie de Bourdieu et la philosophie de Spinoza – le livre s’inscrivant ainsi dans une lignée de travaux qui se nourrissent aujourd’hui à ces deux sources : on pense notamment aux ouvrages de Frédéric Lordon et de Chantal Jaquet.

L’ouvrage met d’abord en avant la communauté de perspective entre Spinoza et Bourdieu dans le domaine politique : tous deux entendent concevoir un « État automate », c’est-à-dire des institutions qui fonctionneraient toutes seules indépendamment de la vertu des citoyens, en les déterminant à avoir une volonté constante d’obéir (ce que Spinoza et Bourdieu, lecteur de Matheron, appellent tous deux l’obsequium). Une telle constance dans l’obéissance implique « l’incorporation de l’ordre établi » (c’est là le titre de la première des trois parties du livre) : le corps est alors considéré comme une mémoire au sens littéral du terme, en laquelle le pouvoir s’inscrit sous forme d’habitudes, tout en se faisant oublier (« amnésie de la genèse », selon la formule de Bourdieu). Le citoyen est alors déterminé à l’obéissance malgré lui, mais de gré, voire de bon gré.

Toutefois, la confrontation entre Spinoza et Bourdieu souligne aussi les différences entre leurs conceptions des dispositions : chez Bourdieu, les dispositions (« la disposition esthétique, l’ethos et l’hexis corporelle ») sont durables, et constitutives d’un habitus qui est « une sorte de would be plutôt que d’état à proprement parler » ; chez Spinoza en revanche, les dispositions sont réellement des états, et des états perpétuellement soumis aux changements, composant un ingenium qui n’est qu’une « manière de parler d’un certain nombre de dispositions actuelles récurrentes dont font preuve les individus et les peuples » (p. 35). Sont alors comparés habitus bourdieusien et ingenium spinoziste : le premier est une espèce de transcendantal structurant l’ensemble de nos goûts et de nos actions, et permettant de comprendre en quelle manière ils peuvent « symboliser » entre eux ; le second est marqué par une plasticité et une labilité permettant de saisir en quel sens les agents humains sont des « automates dégingandés » (titre de la deuxième partie), suivant certes des lois communes, mais de façon très diverse et variée (dans l’espace comme dans le temps) : d’où, avec des règles de comportement et de pensée constantes, des modalités d’existence fort inconstantes. On reconnaîtra la force des pages consacrées à l’explicitation de ce paradoxe (comment des individus déterminés par des règles si semblables peuvent-ils les vivre de façon si dissemblable, et donc comment la ressemblance peut-elle produire autant de désaccords ?), mais on aurait aimé que l’A. insistât également sur la dimension parfois (souvent ?) obsessionnelle des passions humaines – ces « affects qui adhèrent tenacement » et dont Spinoza semble bel et bien faire l’ennemi éthique par excellence.

C’est dans la troisième et dernière partie (« Pour une Realpolitik de la raison ») que sont explicités avec le plus de force les enjeux politiques des dispositions humaines – le principal étant qu’elles soutiennent un État qui fonctionne de façon automatique et impersonnelle. Car « un État bien pensé est un État dont le fonctionnement ne dépend de personne en particulier, autrement dit de tout le monde » (p. 97), c’est-à-dire un État compris non pas comme une institution surplombant la société mais comme un système immanent structurant la vie commune. Il s’agit donc de prendre la mesure, chez Spinoza comme chez Bourdieu, de la nécessité politique des médiations institutionnelles, mais de médiations qui orchestrent un ordre sans que soit nécessaire un chef d’orchestre, ce qui permet à cet ordre de servir au plus grand nombre. Telle est « la Realpolitik de la raison », formule de Bourdieu à laquelle aurait pleinement souscrit Spinoza, selon l’A. Reste cependant un problème, très bien formulé et exploré dans les dernières pages de l’ouvrage (voir notamment p. 112-120) : la liberté politique ne risque-t-elle pas de se réduire à une obéissance joyeusement servile, où le dominé adhère aux institutions qui le disposent à faire ce que le pouvoir exige de lui – question qui vaut autant pour le service de l’État que pour celui d’une entreprise, comme le remarque avec justesse J.-L. Lantoine ? Qu’est-ce qui distingue une « servitude-faussement-libéralisée » d’une obéissance véritablement libératrice ? Autrement dit, pour reprendre une distinction spinoziste, quand peut-on savoir que ce qui par l’État est fait « à bon droit » est véritablement fait « pour le mieux » (TP, V, 1), c’est-à-dire de la façon la plus rationnelle ? J.-L. Lantoine rappelle l’existence de deux critères de discrimination : d’une part, la différence entre obéissance servile et obéissance libre n’est pas dans le motif du consentement à l’obéissance, mais dans les effets de cette obéissance – celle-ci profite-t-elle à tous, y compris à celui qui obéit ? D’autre part, rappelant le propos de TP, V, 5, il explicite cette utilité en faisant valoir que le critère véritable d’institutions libératrices n’est pas le sentiment de liberté qu’elles suscitent, mais « la multiplication des occasions de joie et d’expériences nouvelles dans le développement des aptitudes à interagir avec l’extériorité, et au premier chef avec autrui. C’est ainsi la plasticité et la multiplicité des dispositions dont sont capables un corps et un esprit qui viennent servir de critères immanents et amoraux – mais pleinement éthiques – de sélection de ce qui vaut et de ce qui ne vaut pas » (p. 116).

Ainsi, et c’est une question que nous poserions volontiers à l’auteur au terme de ce livre passionnant de bout en bout, faut-il donc distinguer deux types de multiplicité, l’une issue de l’inconstance des passions collectives, et l’autre issue de la constance d’institutions égalitaires ? Il y aurait une vertu possible du « dégingandage » des automates qui, pleinement obéissants, peuvent être alors conduits à penser et vivre davantage.

Pascal SÉVÉRAC

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Pour citer cet article : Pascal SÉVÉRAC, « Jacques-Louis LANTOINE : Spinoza après Bourdieu. Politique des dispositions, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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