Auteur : Sophie Serra

 

Maria Sorokina, Les Sphères, les astres et les théologiens. L’influence céleste entre science et foi dans les commentaires des Sentences (v. 1220-v. 1340), Turnhout, Brepols, 2021, 2 vols, xxvi + 1 306 p.

La première tâche vers laquelle est porté l’esprit lorsqu’un objet lui est présenté est d’en délimiter les contours, afin de pouvoir s’en saisir. De façon analogue, un lecteur potentiel découvrant pour la première fois un ouvrage cherche à en circonscrire le sujet. Or, à première vue, le livre de Maria Sorokina peut déconcerter par son ampleur, si l’on se fie à son seul titre. En effet, le thème indiqué est immense : Les Sphères, les astres et les théologiens. L’influence céleste entre science et foi dans les commentaires des Sentences (v. 1220 – v. 1340). Cependant, et ce n’est pas la moindre des qualités de cet ouvrage, le lecteur s’aperçoit tout de suite que, non seulement l’autrice fait preuve d’une grande maîtrise du vaste corpus qu’elle étudie mais que, de surcroît, elle ne se contente pas d’aborder l’influence astrale comme une thématique pour la constituer véritablement en objet conceptuel et historique.

En effet, passer par l’analyse des commentaires médiévaux des Sentences ne va pas de soi pour présenter la cosmologie et l’astrologie médiévales. Pourquoi s’intéresser aux écrits de théologiens plutôt qu’à ceux d’astrologues, d’astronomes, ou de philosophes de la nature pour étudier l’influence céleste (une investigation dont le champ est défini t. 1, p. 8 comme la « théorie fondatrice du pouvoir des sphères et des astres ») ? En réalité, la question ne se pose pas exactement en ces termes. Il s’agit bien plutôt de se demander « Pourquoi les commentaires des Sentences ? », et avec ces commentaires viennent les théologiens, puisqu’il s’agit là du travail universitaire permettant l’accès au titre de maître en théologie. L’autrice justifie longuement ce choix, et de manière particulièrement convaincante.

Il s’agit tout d’abord d’un corpus moins attendu pour aborder les réflexions portant sur l’influence céleste que celui des grandes figures des philosophes de la nature qui se sont intéressés à ce sujet (p. 5). Or Maria Sorokina définit sa méthode comme celle d’une historienne des sciences, cherchant à ce titre à intégrer les minores dans un tableau présentant les modalités variables, la diffusion, la réception, l’évolution, les raisons et enjeux des débats constituant une « théorie scientifique » (p. 10). Le corpus doit donc être large, mais pour mesurer l’étendue des débats, l’intensité des discussions et la profondeur des questions soulevées au sujet de l’influence céleste, ce corpus doit être délimité : ce sera celui des commentaires des Sentences, car il est relativement balisé (par les lieux textuels offerts par Pierre Lombard) et présente une homogénéité qui rend perceptible les évolutions, divergences et polémiques. Enfin, ces écrits universitaires constituent un poste d’observation idéal, car l’influence des cieux y apparaît comme la raison unificatrice du monde terrestre et du monde céleste, enjeu essentiel de la théologie chrétienne que les maîtres s’efforcent de traiter en déployant jusqu’à leur extrême limite les analyses qu’ils ont pu développer préalablement dans l’étude de la nature.

Quant aux bornes historiques du présent ouvrage, elles sont également justifiées par la méthodologie de l’autrice : la quasi-totalité des textes étudiés ont été rédigés entre 1220 (moment de l’apparition des premiers commentaires aux Sentences) et 1330-1340 (moment où la forme de ces commentaires change, cédant largement la place à des commentaires sélectifs, qui traitent donc moins systématiquement les distinctions des livres II et IV permettant d’aborder l’influence céleste). Par ailleurs, M. Sorokina déclare laisser volontairement de côté « deux figures majeures dont les écrits marquent incontestablement un tournant dans l’histoire de la polémique contre les astrologues : Nicole Oresme et Henri de Langenstein » (p. 21), dont les textes anti-astrologiques dans les trois décennies suivantes méritent un travail à part, du fait de leur nombre et leur vastitude, mais aussi en raison des particularités de leurs discours, tributaires d’une approche logico-mathématique qui se distingue des auteurs ici traités. Au contraire, un corpus plutôt homogène d’une cinquantaine d’auteurs est défini dans Les Sphères, les astres et les théologiens, et ceux-ci font d’ailleurs l’objet d’une notice bio-bibliographique à la fin de l’ouvrage (p. 679-724). Parmi les auteurs étudiés, Thomas d’Aquin, Gilles de Rome ou Duns Scot figurent au côté d’autres moins connus comme Pierre de la Palud ou Pierre de Trabibus, ou même de quelques anonymes dont les manuscrits sont conservés (Paris, BnF, lat. 15 092, par exemple). Cela permet de mettre en place les conditions nécessaires pour, au terme du parcours de plus de 1 300 pages proposé par l’autrice, mesurer d’éventuelles spécificités géographiques ou institutionnelles, ou souligner des évolutions doctrinales chez les maîtres en théologie (p. 34).

Il serait impossible de résumer brièvement l’intégralité du livre de Maria Sorokina, qui impressionne autant par l’ampleur que par la clarté de son propos. En effet, aucun passage n’y est superflu et n’aurait souffert d’être abrégé, et la structure de l’ouvrage, qui met en évidence les articulations et les enjeux problématiques soulevés par la question de possibles influences célestes, confère même au texte un agréable dynamisme.

L’ouvrage est composé de deux tomes. Le premier, sous-titré « Une influence ordinaire », présente les questions posées par les commentateurs des Sentences quant à la possibilité d’une influence céleste naturelle sur les corps inférieurs. Ce sont les distinctions 14 et 15 du livre II des Sentences de Pierre Lombard qui offrent aux théologiens l’occasion de ces discussions, et M. Sorokina organise son propos en deux grandes sous-parties : la première porte sur l’influence céleste envisagée comme cause, et la seconde, comme signe. L’autrice y présente de manière systématique et exhaustive les différents arguments et positions défendus par les auteurs sélectionnés dans leurs commentaires aux Sentences, et indique occasionnellement des références à d’autres de leurs œuvres qui peuvent éclairer leurs propos ou les débats dans lesquels ils s’inscrivent. Et, au-delà de cette restitution méticuleuse, de premières conclusions sont mises à jour, comme le fait qu’à partir du XIVe siècle, l’influence astrale ordinaire étant largement admise, l’attention se porte plutôt sur le rôle joué par les natures inférieures dans la variation des résultats de cette influence, notamment chez les auteurs franciscains (p. 148).

Le second tome (« Une influence hors-norme ») porte quant à lui sur « le “ciel des théologiens” par opposition aux “cieux des astronomes” » (p. 4). Ce ciel des théologiens n’est pas seulement à comprendre comme le ciel vu par les théologiens, mais, littéralement, comme le ciel Empyrée, postulé pour remplir des fonctions qui lui sont assignées par les besoins de la théologie chrétienne. Il est défini par Pierre Lombard (Sentences, II, dist. 2, c. 4) comme un ciel immobile, lumineux mais dépourvu de rayons et de chaleur, qui est le lieu des bienheureux. Mais il est aussi, selon les auteurs, le lieu de création des anges, celui de l’univers, le responsable de la réception de l’âme intellective, ou encore la cause des particularités climatiques observées sur la terre. L’examen de ce ciel, postulé à partir des années 1250 mais sur lequel aucune position majoritaire ne s’est jamais imposée, redouble les questions posées par l’influence du ciel. C’est dans ce second tome que se situe la contribution la plus inédite de M. Sorokina, car les questions soulevées par ce ciel à part permettent de « comprendre dans quelle mesure cet univers renouvelé correspond toujours au cadre de la philosophie naturelle aristotélicienne et comment ce cadre est défini » (p. 288). En effet, après la fin des temps, qu’advient-il des anciennes lois de la nature ? Il ne s’agit pas seulement, à l’occasion de cet examen, de penser les frontières entre l’ordinaire et l’extraordinaire, ou le naturel et le surnaturel mais, comme le souligne l’autrice, entre ce qui est normé et ce qui est « hors-norme ». Cette seconde partie, après avoir présenté toujours aussi clairement et précisément les positions des théologiens étudiés sur tous les paradoxes induits par ce ciel immobile à la lumière sans rayons, se termine donc en évoquant le futur terrain d’investigation que M. Sorokina se propose d’explorer et qu’elle désigne par l’expression de « mondes non-présents » (p. 677). La poursuite des travaux de l’autrice sur ces étants singuliers, dont l’existence est liée à l’état d’avant la Chute ou d’après le Jugement dernier, dessine une perspective inédite et fascinante.

M. Sorokina déclare souhaiter que son livre soit lu à la fois comme un travail d’ensemble et comme un répertoire que l’on consulte sur des auteurs ou des questions précises (p. 18). Cet objectif est parfaitement rempli, car Les Sphères, les astres, et les théologiens combine remarquablement l’érudition et la clarté.

 

Sophie Serra

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Pour citer cet article : Maria Sorokina, Les Sphères, les astres et les théologiens. L’influence céleste entre science et foi dans les commentaires des Sentences (v. 1220-v. 1340), Turnhout, Brepols, 2021, 2 vols, xxvi + 1 306 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.

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Dominique DEMANGE, Puissance, action mouvement. L’ontologie dynamique de Pierre de Jean Olivi (1248-1298),« Vestigia » 44, Paris, Cerf, 2019, 247 p.

Peut-on s’attendre, dans une étude portant l’expression « ontologie dynamique » dans son titre, à lire que les thèses de Pierre de Jean Olivi étudiées dans cet ouvrage ne ressortissent pas au domaine de la philosophie, ni ne relèvent de la physique (communément entendue comme la science du mouvement) ? C’est autour de cette inscription des thèses défendues par Olivi dans le livre II de son Commentaire aux Sentences dans le champ de la théologie – paradoxale et revendiquée – et non de la philosophie de la nature, que s’articule tout le propos de l’ouvrage de Dominique Demange et c’est ce qui en rend la lecture stimulante.

Dès la présentation de Puissance, action, mouvement, Dominique Demange emploie à dessein le terme de « système » pour qualifier la pensée olivienne qu’il entend s’employer à exposer. S’il s’agit d’un système (« construction intellectuelle structurée visant à une représentation de l’univers, dont chacun des éléments a pour fonction d’être logiquement articulé aux autres », p. 9), on peut comprendre qu’une séparation stricte entre les disciplines, comme il est commun de la pratiquer dans la philosophie médiévale d’inspiration aristotélicienne, ne puisse sembler justifiée que par des impératifs de commodité d’exposition. Ainsi, dans un système, distinguer les disciplines selon la séparation ou le rapport au mouvement des substances qu’elles prennent pour objet suppose pourtant que les explications relevant de la métaphysique comme science des premiers principes soient en cohérence avec les thèses proposées pour expliquer le comportement des étants mobiles. Mais, chez Olivi, ce systématisme de la pensée trouve une justification encore plus ferme et qui affronte courageusement l’ambivalent statut de la métaphysique. En effet, c’est afin de lutter contre la philosophie arabo-aristotélicienne (et au premier chef le Liber de causis, p. 16) qu’il considère comme une « idolâtrie », une « religion de la raison » (p. 11), que le franciscain se donne pour tâche de couvrir par un système théologique un champ immense de questions relevant autant de ce qu’il est convenu d’appeler les champs de la philosophie première, de la physique, de la science de l’âme, et de présenter ses travaux comme un système théologique – un tout ayant une cohésion aussi organique que celle que possède à ses yeux l’ensemble de la création.

Dominique Demange explique en effet que c’est parce qu’Olivi entrevoit pour le dogme chrétien un danger dans l’attitude des penseurs comme Thomas d’Aquin ou Averroès qui tiennent en parallèle une science première traitant aussi bien des principes de l’être que des substances séparées et une doctrine de la foi chrétienne qui affirme l’incommensurable distinction entre le Créateur et sa création, qu’il lui faut bâtir une ontologie rendant proprement compte de la condition de créature. Il ne s’agit pas, pour Olivi, d’opérer une séparation entre une science des principes intellectuels à l’origine de l’être des substances mobiles d’une part et, d’autre part, une physique comme science de leur mobilité, mais de considérer cette mutabilité et cette impermanence constitutive des êtres créés comme la marque de leur condition. Ce constat, motivé par la foi, invite Olivi à l’étude des créatures sous la bannière d’une discipline unique : une ontologie, certes, mais dynamique et qui, motivée dans ses fondations par la vérité de la foi, relève dès lors de la théologie et non de la philosophie.

C’est à l’exposition de cette entreprise olivienne dans sa singularité que se consacre Dominique Demange dans Puissance, action, mouvement, car il remarque que, même si les textes de physique écrit par le franciscain ont déjà fait l’objet d’études reconnaissant l’originalité et l’importance de leurs thèses (Anneliese Maier, Edward Grant, Marshall Clagett), ces travaux étaient la plupart du temps teintées par le « but inavoué » visé par Pierre Duhem de rechercher le chaînon manquant entre la physique ancienne et la physique moderne, et de découvrir quelque « précurseur de Newton ». Si Dominique Demange ne tombe bien sûr pas dans ce piège méthodologique et, au contraire, s’attache à exposer la pensée olivienne pour elle-même (dans sa cohérence interne, dont nous venons de montrer qu’elle était déterminante, mais aussi en regard de Roger Bacon – nous y reviendrons), il n’hésite pas non plus à évoquer en passant, à plusieurs reprises, Galilée ou Newton pour souligner encore ce qui distingue la physique d’Olivi de la physique moderne. On n’attendait rien de moins, couplé à une étude sur Olivi d’une grande pénétration, de la part d’un médiéviste qui fut lui-même physicien plus tôt dans sa carrière.

Il faut en effet saluer le travail de Dominique Demange qui non seulement présente avec une grande minutie et clarté le détail des thèses défendues par Olivi (et qui, pour faciliter la lecture, choisit de rejeter les textes éclairants mais longs d’Olivi dans une annexe qui termine son ouvrage p. 211-229) mais de surcroît s’efforce de comprendre l’économie interne de ce « système » olivien, prenant soin de repasser plusieurs fois et sous des angles différents sur des sujets analogues afin d’éviter non seulement toute incompréhension de la pensée olivienne mais aussi tout effet de familiarité trompeuse. Ainsi, D. Demange met en garde à plusieurs reprises le lecteur contre une interprétation trop rapide de la terminologie que l’on rencontre sous la plume d’Olivi (p. 30, n. 41 ou p. 99). En effet, opposé à Roger Bacon sur la question de la multiplication des species, opposé à Aristote sur bien des points (définition même du mouvement, possibilité d’une action instantanée, par exemple), Olivi n’hésite pourtant pas à utiliser les mêmes termes que ses adversaires, ce qui doit détourner de la tentation d’une lecture trop hâtive ou d’un crédit trop grand accordé à une méthodologie fondée sur les recensions et les sondages lexicaux si elle n’est accompagnée d’une grande attention aux textes eux-mêmes dans l’ampleur de leurs développements.

Dominique Demange se garde bien de ces erreurs et amène le lecteur à comprendre l’ontologie dynamique d’Olivi en cheminant successivement à travers deux grandes parties qui se complètent l’une l’autre.

La première (« Les principes de l’ontologie », p. 35-90), développe les fondements de la démarche olivienne dont l’auteur avait esquissé la raison d’être dans son introduction. La coupure absolue entre la simplicité, l’infinité et la permanence de Dieu d’une part et la multiplicité, la finitude et l’impermanence de la création d’autre part, constitue la base de toutes les conceptions oliviennes, à tel point que le franciscain rejette « l’accès au divin par l’universel » dont peut au contraire se satisfaire un philosophe comme Henri de Gand. Pour Olivi en revanche, concevoir ainsi les bases de son système reviendrait à une erreur inaugurale gigantesque qui non seulement serait insatisfaisante pour la pensée (puisque la compréhension de la condition des créatures serait faussée) mais de surcroît condamnable du point de vue de la foi puisque flirtant avec le polythéisme (c’est ainsi qu’Olivi interprète le statut des anges chez Thomas d’Aquin ou de l’Intellect séparé chez Averroès). Dominique Demange établit ainsi p. 48-53 une liste des huit « transgressions des genres de l’être » qu’Olivi juge les plus périlleuses et contre lesquelles il s’érige, et celles-ci ont toutes en commun de figer les créatures dans leur saisie intellectuelle alors qu’elles ne le sont pas dans l’existence, et de les isoler dans l’analyse en ne comprenant qu’improprement leur substantialité alors que, précisément, les créatures sont selon lui interconnectées et dynamiques. Chaque créature possède en effet une connexio, un aspectus, une inclinatio, une puissance de transformation qui exprime, dans ce dynamisme « sa dépendance envers le tout » (p. 44), et non une version amoindrie de la hiératique substantialité divine.

C’est sur le mode de l’analogie avec l’exercice de la vision qu’Olivi nous invite à penser les actions des créatures, explique Dominique Demange en présentant la causa terminativa que le franciscain adjoint aux quatre causes aristotéliciennes (efficiente, finale, matérielle, formelle). C’est sur l’exposé de ces notions, auxquelles il faut encore ajouter celle de « raisons réelles » « qui n’ont dans la chose aucune réalité préalable à l’acte de leur appréhension » (p. 78), que se clôt la première partie de l’ouvrage qui, nous ayant fourni certaines clés terminologiques et notionnelles de l’ontologie olivienne des créatures, poursuit en les analysant dans leur déploiement.

La seconde partie (« La physique de l’action et du mouvement », p. 91-201), s’ouvre quant à elle sur la distinction aristotélicienne entre l’action (une actualisation, dont la fin est atteinte dès le premier instant) et le mouvement (transformation qui détruit l’état initial et dont la fin n’est atteinte qu’au terme du processus), qu’Olivi repense intégralement. Pour Olivi, explique Dominique Demange, action, passion, espèce, similitude, influence, impression ne signifient « physiquement qu’une seule chose : l’acte même de rencontre de l’agent et du patient » (p. 101). Cette rencontre peut se faire par un contact réel, mais ce n’est pas la seule possibilité : Olivi intègre aussi dans sa physique le contact virtuel et la colligantia (contact du patient avec un autre patient), dont il établit la pertinence en analysant le cas de la perception visuelle, de l’action de l’aimant, et des mouvements violents.

Si Olivi en arrive à des conclusions contre-intuitives en introduisant le concept d’aspectus en vertu duquel toute puissance se dirige vers son objet (p. 177 : « Pour Aristote, la pierre est attirée par son lien naturel, qui est le bas absolu ; pour Newton, la pierre est attirée par la matière terrestre ; pour Olivi, ce n’est ni le lieu ni la matière qui agit sur le mobile à distance – c’est lui-même qui se projette à distance »), celles-ci se trouvent parfaitement justifiées, dans un effort de systématisation dont rend très clairement compte D. Demange, qui n’hésite pas à établir des listes et à attribuer des sigles aux axiomes et aux thèses oliviennes pour pouvoir les évoquer et les convoquer plus rapidement à différents lieux de ses démonstrations serrées. Cet effort didactique appliqué à la pensée complexe et parfois déroutante d’Olivi, est présent tout au long de Puissance, action et mouvement et mérite d’être amplement salué.

Enfin, l’ouvrage se clôt sur une partie qui n’aurait pu se donner « conclusion » pour titre sans risquer de trahir l’esprit du dynamisme olivien que l’auteur s’est mis en devoir d’exposer tout au long des pages qui précèdent. Au contraire, et non sans malice de la part de Dominique Demange qui poursuit avec Puissance, action et mouvement un travail inauguré il y a quelques années par un article sur Pierre de Jean Olivi et la perspectiva (« Olivi et les Perspectivi. Les sources de la théorie olivienne de la vision », Oliviana, 5, 2016), ce sont avec des « Perspectives » que se termine l’ouvrage – perspectives qui, en plus de réaffirmer l’importance centrale de l’action chez Olivi, invitent à une lecture renouvelée par cela même sur la toujours délicate question des species.

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Sophie SERRA

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Pour citer cet article : Dominique DEMANGE, Puissance, action mouvement. L’ontologie dynamique de Pierre de Jean Olivi (1248-1298),« Vestigia » 44, Paris, Cerf, 2019, 247 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 203-224.</p

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Gianluca BRIGUGLIA, Il pensiero politico medievale, Turino, Giulio Einaudi Editore, « Piccola Biblioteca Einaudi », 2018, 235 p.

Poursuivant une entreprise qui se donne pour objet l’analyse des textes de philosophie politique médiévaux, à l’occasion à la fois d’études érudites et minutieuses (par exemple, Le Pouvoir mis à la question. Théologiens et théorie politique à l’époque du conflit entre Boniface VIII et Philippe le Bel, Paris, Classiques Garnier, 2016), de monographies (Marsile de Padoue, Paris, Classiques Garnier, 2014), d’analyse de motifs saillants de la philosophie médiévale (les métaphores corporelles dans Il corpo vivente dello Stato. Una metafora politica, Milan, Bruno Mondadori, 2006), ou encore de la direction d’ouvrages collectifs sur des problèmes clefs de la réflexion politique médiévale (Adam, la nature humaine, avant et après. Épistémologie de la Chute, éd. G. Briguglia et I. Rosier-Catach, Paris, Publications de la Sorbonne, 2016, ou L’Homme comme animal politique et parlant, coord. G. Briguglia, I. Rosier-Catach et S. Gentili, Philosophical Readings, 12, 2020), Gianluca Briguglia offre une nouvelle contribution notable à ce champ d’études avec Il pensiero politico medievale.

L’ouvrage, assez bref non pas du fait de son nombre de pages mais parce que la lecture en est agréable, est composé de huit parties qui, tout en se déroulant selon l’ordre chronologique, s’attachent chacune à une problématique spécifique de la pensée politique médiévale, particulièrement mise en scène et traitée par un réseau d’auteurs. On y trouve donc, structuré sous la forme d’un large tableau de la pensée politique médiévale, non seulement un ouvrage de synthèse fort complet, mais également une réflexion que continue Gianluca Briguglia sur la manière dont les lecteurs contemporains peuvent se saisir de la pensée politique médiévale. Ce terme de pensée politique, choisi par Gianluca Briguglia pour caractériser l’objet de son étude, est constitutif de la démarche de l’auteur, et son emploi se trouve justifié non seulement dans l’introduction, mais également dans chacun des chapitres et particulièrement à la fin de ceux-ci, à l’occasion de transitions thématiques bien menées. En effet, privilégier l’expression « pensée politique » à celle de « philosophie politique » peut se justifier premièrement par le fait que le champ de la réflexion sur l’action politique, les institutions politiques, s’étend au Moyen Âge bien au-delà de ce que nous aurions coutume de voir avec un prisme contemporain comme strictement philosophique, mais aussi par la pluralité des statuts des acteurs médiévaux de la réflexion politique. Le rôle central de problèmes ecclésiologiques, anthropologiques, juridiques, identitaires, linguistiques, théologiques, amenés bien souvent par des événements historiques concrets (aléas des transmissions textuelles et des traductions, guerres, réformes juridiques…) dans la constitution et la discussion de théories vues aujourd’hui comme ressortissant à la philosophie politique, est manifesté de façon exemplaire ici. Par ailleurs, Gianluca Briguglia souligne à de nombreuses reprises dans son ouvrage qu’il veut rendre compte des « espaces » de pensée et d’action politiques, qui ne cessent de se reconfigurer l’un par l’autre au Moyen Âge. Ce terme d’espace, qui revient fréquemment sous sa plume, est tout à fait pertinent, car son abstraction nous fait comprendre le lien essentiel entre action et théorie politique : un espace, ce peut être autant les contours de ce qui se laisse connaître et appréhender, que le vide et l’inconnu vierge. Mais dans les deux cas, cette notion est pleine de potentialité. Si l’on souhaite travailler sur la pensée médiévale du politique, il faut être en mesure de suivre ses évolutions, les déplacements de ses focales, et donc être en mesure de se rendre attentif à la culture et aux événements qui en constituent la trame. De sorte que c’est tout un champ de vie humaine dans toute sa vitalité qu’il s’agit d’approcher pour en saisir les dynamiques particulières et, surtout, le caractère essentiellement dynamique et créateur. En conclusion de son introduction, en se livrant à l’exercice classique de la justification de l’intérêt de son objet d’étude, Gianluca Briguglia, en rapportant un exercice d’imagination qu’il a proposé à ses étudiants, met ainsi en lumière le fait que la « pensée politique médiévale » constitue notre imaginaire politique contemporain, que nous sommes contemporains des œuvres médiévales que nous considérons, au même titre que nous sommes contemporains de la cathédrale médiévale de Strasbourg que nous pouvons regarder en 2018. Le revers de cette familiarité, pourtant, est que si les œuvres médiévales nous sont contemporaines en un sens, c’est au prix de l’impénétrabilité de leur caractère proprement médiéval. Nous avons beau les étudier en déployant des trésors de minutie, nous ne pouvons les voir vivantes que de notre point de vue d’animaux rationnels, politiques et parlants du XXIe siècle. Ce jeu constant entre familiarité (au sens de la parenté, de la filiation) et radicale altérité est justement, pour Briguglia, ce qui donne tout son charme à cette recherche (« È forse alla congiunzione mobile tra queste direttrici che si produce il fascino di une ricerca, quella della storia intellettuale, per chiamarla cosí, che ci conduce spesso, al tempo stesso, a percipire quelcosa di molto familiare e radicalmente altro », p. 11).

Gianluca Briguglia met à profit ses travaux antérieurs (p. 11) de manière habile, car si le lecteur de ses précédents écrits y retrouvera des figures ou topoi familiers, c’est lors de transitions au service du mouvement global de l’ouvrage. La première partie du livre est consacrée à Jean de Salisbury, et est l’occasion pour Briguglia de présenter ses réflexions sur l’usage et le rôle des métaphores dans le discours politique (notamment p. 33). Suit une partie centrée sur Brunet Latin et, plus largement, en traitant de la réflexion politique dans le cadre des communes italiennes, sur la constitution d’une « culture politique » exigée par l’entrée sur la scène institutionnelle de nouveaux acteurs, notamment laïcs. Gianluca Briguglia souligne à cette occasion que l’accroissement des répertoires textuels, de la diversité des lectorats, du nombre des auteurs, ne saurait être pensé sans l’élargissement conjoint des espaces de communication, des imaginaires de références, des innovations institutionnelles, tous ces phénomènes étant soutenus les uns par les autres (p. 50-53). Une troisième partie, se pare d’un titre particulièrement surprenant, puisque consacrée à l’arrivée de la Politique d’Aristote dans le corpus à disposition des Latins au XIIIe siècle, elle parle pourtant déjà d’un « post-aristotélisme » (p. 91-96), et défend cette position historiographique avec brio, après avoir présenté de façon très précise mais ramassée certaines des thèses de Thomas d’Aquin, Ptolémée de Lucques, Rémi de Florence et Dante. La quatrième partie est consacrée à l’émergence de l’ecclésiologie politique, et s’attache à restituer les événements que l’on aurait tort de cantonner au rôle de simple « contexte » tant l’auteur explique que les débats suscités par la renonciation de Célestin V ou la dispute entre Philippe le Bel et Boniface VIII sont parties prenantes de l’émergence d’une nouvelle structure qui permet de penser et de définir les contours du politique. La cinquième partie poursuit sur cette voie, en restituant aux débats sur les fondements du pouvoir leur épaisseur théologique et sacramentale, mais aussi juridique en pensant la destinée humaine dans le jeu d’opposition entre état d’innocence et état post-lapsaire. La sixième partie est placée sous le signe de la « tempête », et s’attelle à revenir sur les dossiers peut-être plus connus de la philosophie politique médiévale, à savoir les thèses de Guillaume d’Ockham, la querelle franciscaine sur la pauvreté volontaire, et la question historiographique rapidement évoquée dudit « averroïsme latin ». La septième partie poursuit l’interrogation sur les fondements de la notion de dominium précédemment abordée, en montrant l’apport déterminant pour l’imaginaire politique moderne des thèses de John Wyclif sur la Grâce. Enfin, la huitième partie semble opérer un léger retour en arrière, aux « années Charles V » (p. 192) après la partie précédente qui ouvrait l’horizon du XVe siècle. En réalité, si Gianluca Briguglia présente bien Charles V et son rôle dans la circulation des idées politiques en tant que mécène de traductions et de commentaires en langue française de textes politiques (que ceux-ci relèvent premièrement de la théologie, de la politique aristotélicienne, ou encore du droit, puisque, on l’a compris, tous ces champs nourrissent la réflexion politique et en deviennent politiques eux-mêmes), c’est pour aboutir à de très intéressantes pages sur Nicole Oresme et Christine de Pizan, en tant qu’ils agissent l’un en faveur d’« un nouvel horizon théologique » (p. 204) l’autre de « la recherche d’un nouveau monde possible » (p. 213) en se saisissant de leurs rôles d’intellectuels, pensant et par là-même agissant sur le politique.

Le mérite principal de cet ouvrage est sans conteste de ne rien sacrifier à la précision des analyses tout en permettant une lecture fluide et suivie. En effet, d’une part, le style de Gianluca Briguglia oscille de façon très maîtrisée entre une clarté universitaire et un dynamisme attrayant – par l’emploi notamment d’expressions habiles et accrocheuses souvent utilisées à l’occasion de titres, de transitions ou de retours sur la méthodologie employée (on pense par exemple au sous-titre « Esiste la cattedrale de Strasburgo ? » (« La cathédrale de Strasbourg existe-t-elle ? », p. 5). Le texte, nous l’avons souligné, permet une lecture suivie agréable, est pourtant abondamment accompagné de notes, incluant les références de sources ; les citations étant incorporées dans le corps du texte dans leur traduction italienne plutôt que dans leur langue originale, elles ne créent aucun ralentissement ou rupture de rythme et contribuent à l’impression de lire un essai plutôt qu’un ouvrage d’érudition. Il pensiero politico medievale fait partie de ces ouvrages enthousiasmants, qui ne sacrifient pas la qualité et la précision du propos au style – cela mérite d’être salué – et, nous l’espérons, il mériterait une traduction française permettant à un public plus large de disposer de cette belle synthèse sur la manière dont nous pouvons lire la politique dans les textes médiévaux latins.

Sophie SERRA

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Pour citer cet article : Sophie SERRA, « Gianluca BRIGUGLIA, Il pensiero politico medievale, Turino, Giulio Einaudi Editore, 2018 », in Bulletin de philosophie médiévale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.

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Antoine CALVET, L’Alchimie au Moyen Âge, XIIe-XVe siècles, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 2018, 282 p.

Auteur de nombreux travaux sur l’histoire de l’alchimie médiévale latine, notamment sur les écrits attribués à Arnaud de Villeneuve (Les Œuvres alchimiques attribuées à Arnaud de Villeneuve, Grand œuvre, médecine et prophétie au Moyen Âge, « Textes et travaux de Chrysopeia » 11, Paris-Milan, SEHA-Archè, 2011), Antoine Calvet livre avec L’Alchimie au Moyen Âge, XII-XVe siècles un ouvrage qui a le mérite de présenter de façon précise et claire une immense et foisonnante tradition textuelle couvrant plus de trois siècles.

Dans une brève introduction, qui s’ouvre par un passage obligé sur la mauvaise réputation entachée d’ignorance dont souffrait encore l’étude de l’histoire de l’alchimie il y a peu, l’auteur présente son objet d’étude. L’alchimie médiévale, dont l’image relayée dans la littérature qu’il se plaît à évoquer régulièrement (Mallarmé p. 7, Shakespeare p. 175, Racine p. 177) est celle d’une vaine quête de l’or qui ne fait que précipiter ses protagonistes dans le péché, la ruine et le désespoir, n’est pourtant jamais, rappelle-t-il, « le produit aléatoire d’expériences accomplies dans l’atelier sans qu’elles soient légitimées, étayées par des théories » (p. 8). C’est à l’histoire de ces théories, leurs sources, leurs parentés réelles ou forgées, les milieux dans lesquels elles ont émergé, qu’est consacré cet ouvrage. Antoine Calvet pose d’emblée une distinction importante dont il se sert à de nombreuses reprises entre les textes « mytho-poétiques » et les textes d’alchimie théorique et expérimentale. Le fait est que si une défense de la dignité de l’alchimie comme objet d’étude pour l’historien et le philosophe des sciences est parfaitement légitime en raison de sa seule présence dans la culture et les pratiques médiévales, Antoine Calvet rejoint de surcroît dans sa démarche – et on le comprendra au fil de l’ouvrage à l’aide de cette distinction – la recherche de reconnaissance des alchimistes latins eux-mêmes auprès de leurs contemporains.

L’ouvrage est composé de quatre parties, dont les longueurs inégales se trouvent parfaitement justifiées. Les deux premières parties en effet, en proposant respectivement un point sur la réception des textes alchimiques arabes (22 pages) et une présentation détaillée des principaux textes du corpus alchimique arabo-latin (39 pages), donnent au lecteur les références nécessaires pour comprendre la formation d’une alchimie proprement latine à l’histoire de laquelle est consacrée la troisième partie qui constitue le cœur du texte (128 pages). Une quatrième partie, assez brève (30 pages), ouvre vers l’horizon de la Renaissance, en s’intéressant principalement à quatre axes particulièrement structurants pour comprendre les transformations ultérieures de la discipline : l’importance croissante de l’iconographie alchimique, la diversification des langues de traduction et de rédaction des textes alchimiques, l’interrelation entre alchimie et littérature et, enfin, l’interrelation entre alchimie et liturgie.

Antoine Calvet consacre donc l’essentiel de cet ouvrage à une présentation des auteurs dont les écrits constituent le corpus alchimique latin. Il s’agit, dans un premier temps intitulé « Le XIIIe siècle : l’alchimie et la scolastique », d’exposer la manière dont les auteurs latins, utilisant le corpus arabo-latin pour pratiquer et théoriser l’alchimie, ont défini leur discipline en regard de la scolastique naissante et avec ses outils. Le texte retenu par Calvet pour poser la première pierre de son édifice de reconstruction de ce « moment latin » de l’alchimie est l’Ars alchemiae attribué à Michel Scot, qui exemplifie parfaitement cette double polarité : déplorant le manque d’intérêt des Latins pour l’alchimie, regrettant l’existence d’alchimistes mauvais et peu expérimentés (reprenant en cela des topoi des textes arabo-latin comme le Morienus qui mettent l’accent sur le caractère initiatique et ésotérique de l’Art), le texte entreprend de remédier à ces maux en adoptant non pas une posture d’ermite ou de renégat, mais en incluant au contraire l’alchimie dans la typologie des sciences aristotéliciennes et en évacuant la dimension merveilleuse au profit d’une stricte rationalité. La tension qui résulte de cette orientation prise par l’alchimie latine, entre la déférence pour une rationalité aristotélicienne latine et la défense d’une place pour l’alchimie dans une organisation aristotélicienne des sciences qui n’en prévoit pas, se manifeste chez les auteurs étudiés dans le sort qu’ils feront à l’autorité d’Aristote tirée du quatrième livre – apocryphe – des Météorologiques : sciant artifices. Si l’alchimie cherche à se donner une dignité dans le monde scolastique, ne doit-elle pas en effet souscrire à l’autorité du Philosophe, qui semble affirmer que la transmutation n’est pas possible ? Antoine Calvet poursuit en étudiant précisément cette question de l’identité de l’alchimie, ses méthodes, son objet, son inscription dans l’organisation des savoirs, au moyen de courts chapitres consacrés chacun à un auteur : Michel Scot, donc, mais aussi Albert le Grand, Vincent de Beauvais, Thomas d’Aquin, Constantin de Pise, Roger Bacon, le pseudo-Geber. Loin de morceler le propos, cette organisation de l’étude offre au contraire des pauses dans la lecture qui sont autant d’occasions de faire le point sur le réseau serré de textes et d’auteurs qui se tisse sous nos yeux au fur et à mesure. Partant en effet du corpus alchimique oriental initial avec la première partie de l’ouvrage, l’auteur a présenté en deuxième partie les textes arabo-latins traduits, réarrangés, auxquels s’adjoignent les œuvres pseudépigraphiques ou anonymes. Dans cette troisième partie, Antoine Calvet ajoute encore une troisième strate à l’édifice, en présentant les textes alchimiques pseudépigraphiques latins (ceux attribués à Albert le Grand, le fait est bien connu, ainsi qu’à Thomas d’Aquin et à Roger Bacon, dont les noms seront utilisés en raison de leur prestige ou de certaines de leurs thèses favorables à l’alchimie).

Dans un second temps, l’auteur s’efforce de mettre en lumière la continuation de cette histoire de l’alchimie latine au XIVe siècle, entre « extension » et « crise ». En effet, pourvue de son identité propre et de ses textes de références, l’alchimie latine continue à se développer avec les figures d’Arnaud de Villeneuve, de Raymond Lulle et de Petrus Bonus. Ce chapitre est l’occasion pour Antoine Calvet de présenter le rôle stimulant de la doctrine franciscaine de la pauvreté méritoire dans l’émergence d’un nouveau type de légitimation de l’alchimie – elle libérerait de l’esclavage de l’argent par la maîtrise de l’aurification, de la même manière que la médecine libère du souci de la maladie par la mise en pratique de ses connaissances théoriques. L’alchimie ne se trouve alors plus simplement mise en regard de la philosophie de la nature, mais aussi de la théologie. L’intervention nécessaire de la Grâce, en plus du savoir-faire de l’alchimiste, pour réussir la transmutation, est ainsi particulièrement mise en évidence dans l’œuvre de Petrus Bonus, et il s’agit peut-être de l’une des thèses qui, poursuivie au xve siècle, contribuera à une nouvelle inflexion de l’alchimie latine.

Enfin, cette troisième partie se clôt par un passage dédié à ce que l’auteur appelle « alchimie diversifiée », c’est-à-dire « libérée de l’appareil théorique forgé aux XIIIe-XIVe siècles » et « plus spécialement centrée sur l’expérimentation » (p. 195).

Le travail d’Antoine Calvet, qui entreprend de reproduire ce maillage alchimique extrêmement dense tout en fournissant des notes de bas de page souvent détaillées sur le status quaestionis le plus récent (citant les travaux de B. Obrist, J.-M. Mandosio, C. Crisciani, S. Moureau, W. Newman par exemple, à de nombreuses reprises), est considérable. Dans ces conditions, il serait vain de souligner quelques petits passages du texte que l’on aurait souhaité voir développer (par exemple, les considérations sur l’hermétisme, p. 101), ou bien une interrogation de forme sur les raisons pour lesquelles Antoine Calvet désigne certains auteurs médiévaux par leur nom latin (Petrus Bonus), certains par leur nom vernaculaire (Walter of Odington), et certains par leur nom francisé (Arnaud de Villeneuve). Nous retiendrons plutôt que L’Alchimie au Moyen Âge est une contribution de valeur à l’étude de l’histoire de l’alchimie, un domaine qui bénéficie de plus en plus d’attention, ce qui continuera à n’en pas douter, avec la continuation des chantiers d’édition et d’analyse que l’auteur appelle de ses vœux.

Sophie SERRA

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Pour citer cet article : Sophie SERRA, « Antoine CALVET, L’Alchimie au Moyen Âge, XIIe-XVe siècles, Paris, Vrin, 2018 », in Bulletin de philosophie médiévale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.

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Thomas D’AQUIN, La Royauté, au roi de Chypre, introduction, traduction et notes par Delphine Carron, Paris, Vrin, coll. « Translatio », 2017, 296 p.

Après Sur le bonheur, qui regroupait en 2006 des extraits de Thomas d’Aquin et Boèce de Dacie (trad., intro. et notes par R. Imbach et I. Fouche) puis en 2016, Le Maître (intro. R. Imbach, trad. Bernadette Jollès), la collection « Translatio » se tourne à nouveau vers le Docteur angélique. Mais à la différence des deux ouvrages précédents, il s’agit cette fois non pas d’extraits d’œuvres, mais d’un opuscule à part entière. Le De regno ad regem Cypri (nouvellement traduit et présenté dans cette collection bilingue par Delphine Carron avec la collaboration de Véronique Decaix), texte inachevé de Thomas, est en effet proposé au lecteur comme un texte philosophique à part entière, présentant une doctrine politique non seulement consistante, mais également cohérente avec les positions défendues par Thomas dans d’autres œuvres (Somme contre les Gentils, Somme théologique, Commentaire à la Politique et Commentaire à l’Éthique).

Delphine Carron ne fait pas mystère de la difficulté que pose la lecture de ce texte, et choisit au contraire d’en faire la matière même de son introduction. Sans parti pris cependant, elle propose un véritable travail historiographique et cherche à mettre en perspective les raisons pour lesquelles La Royauté est un opuscule souvent mal aimé, reconnaît-elle, ou du moins négligé. En dépit d’un apparent manque de structuration et de profondeur conceptuelle, La Royauté est en réalité un texte dont la « validité relative » apparaît, dès lors que l’on a pris connaissance « de ses propres prémisses et de son contexte historique » (p. 70).

C’est pour s’atteler à une telle entreprise de contextualisation que D. Carron consacre une première partie de son ample introduction (p. 7 à 75) à une synthèse de la littérature secondaire. La Royauté semble en effet embarrassant pour quiconque souhaiterait prêter à la pensée de Thomas d’Aquin dans son ensemble une cohérence absolue. Thomas y défend en effet l’idée que la royauté est le meilleur régime politique, tandis que dans son commentaire à la Politique notamment, c’est le gouvernement mixte qui reçoit ses faveurs, de façon apparemment plus conforme avec ses positions éthiques et métaphysiques. Pour dénouer ce problème, la solution la plus évidente serait de reconduire La Royauté à son caractère d’ouvrage circonstanciel, adressé au roi de Chypre dont il importerait de diriger les actions en s’étant d’abord assuré son adhésion – peut-être au prix d’une certaine compromission philosophique. Afin de pouvoir examiner l’impact de cette inscription dans un contexte historique dense, D. Carron commence donc par rappeler les spéculations ayant eu cours au long du XXe siècle sur l’identité présumée du roi de Chypre dédicataire de l’opuscule et sur l’authenticité de l’ouvrage.

Cette entrée en matière très didactique permet ainsi au lecteur de découvrir de manière synthétique, mais précise et documentée la pensée politique de Thomas d’Aquin, ainsi que les principaux jeux de force animant la vie politique de l’Europe du sud au XIIIe siècle.

La seconde partie de l’introduction est, quant à elle, consacrée à l’examen de l’hypothèse « concordiste » défendue par D. Carron : La Royauté présenterait une position compatible avec le reste des œuvres magistrales de Thomas. La traductrice cherche à tout le moins à mettre en œuvre une lecture honnête et bienveillante du texte, et à prévenir son lecteur contre la tentation d’une lecture trop rapide et facile qui n’en retiendrait avec amertume que les redondances et les circonvolutions apparentes. En suivant trois axes qu’elle estime centraux dans La Royauté (le caractère naturel pour l’homme de la vie en communauté ; la royauté comme meilleure forme de gouvernement ; le rapport entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel), elle élabore un guide de lecture du traité, en mettant en lumière de façon tout à fait convaincante les articulations parfois un peu lâches du texte. La seconde partie de l’ouvrage, en particulier, prend grâce à ces éclaircissements une nouvelle dimension, puisque tous les développements sur l’office royal peuvent être compris comme l’aboutissement d’une réflexion sur la nature de l’organisation politique humaine, nullement incompatible avec les positions thomasiennes sur la grâce et la rédemption, ailleurs exprimées.

Cherchant à offrir un accès aisé au texte de Thomas sans en sacrifier la précision, la traductrice offre une langue française claire et fluide. Le lexique médiéval de la philosophie politique n’est pourtant pas effacé, et la correspondance latin-français de certains termes particulièrement centraux est récapitulée dans un tableau (p. 74) afin que le lecteur ne soit pas troublé lors de sa lecture par la rencontre avec un mot étonnamment familier (« chef » pour « dux ») ou au contraire vieilli (« office » pour « officium »).

L’ouvrage est de surcroît agrémenté d’un glossaire des mots-clés de la philosophie politique médiévale, qui confirme la volonté de la traductrice de faire de cette édition un ouvrage lisible par le plus nombre, voire une porte d’entrée vers ce champ d’études. Y figurent notamment les termes potestas et dominium, multitudo et congregatio – deux couples de notions dont les ambiguïtés sont bien connues et rendent les traductions délicates. On pourrait regretter qu’à l’entrée societas ne réponde pas, pour des raisons comparables, une entrée civitas, mais D. Carron précise en note que si ces termes possèdent des inflexions différentes, ils sont quasi synonymes chez Thomas d’Aquin et elle renvoie le lecteur à J. Habermas (Théorie et pratique. Critique de la politique. I, 1975) pour de plus amples précisions (p. 267).

C’est là l’une des grandes vertus de cet ouvrage : le recours aux notes de bas de page est mesuré et facilite une lecture suivie. Dans l’introduction, les références à la littérature secondaire sont nombreuses, mais l’essentiel des points doctrinaux est traité dans le corps du développement ; et dans la partie dévolue au texte de Thomas lui-même, seules les sources bibliques, antiques ou médiévales de Thomas sont indiquées sans autre développement, de manière à ne pas interrompre le déroulement argumentatif. L’objectif simple, mais important recherché par D. Carron – offrir un accès au texte, débarrassé de méfiances et de préconception à son endroit – est donc parfaitement atteint et matérialisé par cette attention supplémentaire.

Cette parution confirme le regain d’intérêt pour la philosophie politique médiévale auquel on assiste depuis quelques années. Il semble donc que le jury de l’agrégation de philosophie 2018, en mettant La Royauté au programme de l’épreuve de texte latin, n’ait pas ainsi simplement salué les qualités pédagogiques indéniables de cette nouvelle parution, mais ait également pris acte de l’importance de ce texte pour l’histoire de la philosophie médiévale latine. C’est donc avec impatience que nous attendons, pour compléter la lecture de ce texte dorénavant lu avec plus de justesse, la traduction de sa continuatio par Ptolémée de Lucques, annoncée par D. Carron (p. 75).

Sophie SERRA (ENS)

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Pour citer cet article : Sophie SERRA, « Thomas D’AQUIN, La Royauté, au roi de Chypre, introduction, traduction et notes par Delphine Carron, Paris, Vrin, coll. « Translatio », 2017 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.

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