Tome 84, cahier 4, Octobre-Décembre 2021
L’héritage de Rawls. Cinquante ans après Théorie de la justice
Charles Girard & Juliette Roussin, L’héritage de Rawls. Cinquante ans après Théorie de la justice. Avant-propos
Charles Girard, Le conflit des libertés. Les droits fondamentaux peuvent-ils être « ajustés » ?
Le conflit des libertés constitue un problème redoutable pour toute théorie des droits fondamentaux, tant du point de vue de leur justification que de leur mise en œuvre. La théorie rawlsienne de la justice comme équité suggère une réponse originale à ce problème, qui cherche à éviter tant la mise en balance des libertés que leur absolutisation rigide. Le système des libertés de base est strictement prioritaire par rapport à toute autre considération, mais les libertés elles-mêmes ne sont pas, prises individuellement, absolues : elles doivent être ajustées les unes aux autres pour former un système cohérent, où les contradictions sont évitées. Elles ne sont toutefois pas négociables, car cet ajustement doit les réguler sans les restreindre. L’article reconstruit et évalue cette réponse au conflit des libertés. Il montre qu’elle n’est convaincante que si l’on renonce à l’exigence rawlsienne d’une priorité absolue du système des libertés.
Cécile Degiovanni, Priorité de la liberté et écologie
La prééminence que le libéralisme accorde aux libertés individuelles apparaît parfois comme un obstacle à la mise en œuvre de politiques environnementales contraignantes. Chez Rawls, cette prééminence s’incarne dans le principe de priorité de la liberté : on ne peut restreindre une des libertés de base qu’au nom de la liberté – et donc pas, semble-t-il, pour protéger l’environnement. Il est ici montré que ce principe, retouché à la suite d’une critique de Herbert L. A. Hart, autorise et même exige plus de politiques écologiques qu’il n’y paraît. En outre, deux modestes aménagements internes de la théorie permettent d’en autoriser et exiger plus encore : considérer un environnement de qualité comme un bien premier, et un droit à un environnement de qualité comme une liberté de base.
Marie Bastin, Quels principes de justice pour la famille ? L’égalitarisme libéral face aux injustices de genre
Quels principes de justice pour la famille ? Rawls défend la thèse selon laquelle si la famille appartient bien à la structure de base de la société, sa vie interne doit être régulée par des principes de justice locale. À l’inverse, Okin soutient l’idée selon laquelle l’application directe des principes de la justice sociale à la vie interne des familles est nécessaire pour lutter contre les injustices de genre dont les femmes sont les principales victimes et assurer un bon développement moral des enfants. Nous défendons la thèse selon laquelle les questions de justice dans la famille, et notamment celles relatives au genre, peuvent être mieux saisies si l’on désagrège la famille en différentes institutions, auxquelles les principes de la justice sociale doivent, ou non, s’appliquer directement.
Blondine Desbiolles, Principe de différence et politiques fiscales
Cet article examine les objections de Thomas Nagel au principe de différence. Quoiqu’il partage les thèses égalitaristes de Rawls, il relève des failles internes au principe de différence : il renforce des asymétries entre favorisés et défavorisés, est psychologiquement inacceptable pour des individus réels, et ne suffit pas à définir un système fiscal pleinement égalitariste. Nous présentons et discutons alors les analyses et propositions que Nagel avance sur le plan de la justice distributive et fiscale. Elles constituent des correctifs et prolongements de la théorie de Rawls, dans une perspective toutefois distincte : il s’agit non plus de définir la structure de base d’une société bien ordonnée, juste et équitable, mais de réaliser l’égalité dans une société démocratique actuelle.
Juliette Roussin, Désaccord raisonnable et démocratie
Peut-on justifier l’emploi de procédures démocratiques de décision en invoquant le désaccord irrémédiable qui existe entre les citioyen·nes sur les questions sociales, de justice et de droit? Forgé par Rawls pour penser le statut des conceptions morales, philosophiques et religieuses dans une société libérale, le concept de « désaccord raisonnable » a été étendu par certain·nes théoricien·nes de la démocratie, notamment Jeremy Waldron, pour englober toutes les questions politiques et juridiques. Cet article montre qu’une telle extension a des effets contre-productifs pour la justification de la démocratie. D’une part, elle aboutit à relativiser l’importance de la décision démocratique. D’autre part, elle fait paradoxalement apparaître le mode de décision démocratique comme injustifié.
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Gerhardt Stenger, La science de Dieu dans le Système figuré de l’Encyclopédie
Cet article étudie les transformations que les sciences de Dieu, de l’âme et de l’esprit dans le Système figuré des connaissances humaines ainsi que dans son commentaire explicatif publiés par Diderot dans le Prospectus de l’Encyclopédie ont subies dans la reprise dans le tome I. Emprunté à Bacon mais aussi à Chambers, l’arbre encyclopédique présente un schéma conventionnel que le classement épistémologique des trois sciences dans l’« Explication détaillée » des éditeurs subvertit en les assimilant à la pneumatologie, qui traite des êtres abstraits considérés par Diderot comme « vides de sens ».
Alain Panero, Bachelard plus-que-kantien. Redonner à la raison critique toute sa place
Libérée de l’injonction métaphysicienne de fonder la scientificité des sciences, l’entreprise criticiste prendrait chez Bachelard un nouvel éclat. En substituant à la question de l’Inconnaissable celle de la contingence de tout savoir, Bachelard renouvelle le concept de « transcendantalité ». Originairement sans pourquoi et sans but, la transcendantalité dont l’autre nom est à présent la symbolisation mathématique, apparaît pourtant comme seule garante de toute objectivité possible. D’où la nécessité pour l’épistémologue de se faire psychanalyste du savoir.
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Note de lecture sur F. H. Jacobi, Nachlass, Reihe I, Band 1,1 & 1,2 : Die Denkbücher Friedrich Heinrich Jacobis, par Victor Béguin
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Bulletin de littérature hégélienne XXXI
Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII
Dans L’héritage de Rawls. Cinquante ans après Théorie de la justice, chacun des cinq articles aborde une question philosophique pleinement actuelle que la philosophie de Rawls permet de travailler en y apportant ses propres accents, nuances et inflexions : le rapport entre liberté et égalité au sein d’une société souhaitant préserver les droits fondamentaux de l’homme ; la relation entre écologie et environnement avec la préoccupation d’un engagement et d’une pratique justes des libertés en vue d’un avenir viable ; le rapport entre justice et liberté au sein des familles, lieux possibles d’une culture et d’un exercice injustes et inégalitaires des relations entre hommes et femmes ; l’équilibre introuvable entre fiscalité et redistribution des richesses dans une société qui entend s’accomplir comme démocratie où l’égalité prend réalité ; la nécessaire parce qu’inévitable tension entre désaccords et décisions politiques dans un État démocratique.
Didactiques et judicieusement documentés, les articles du dossier animent et scandent une dynamique d’ensemble, structurée et cohérente, qui fait progressivement passer le lecteur des éléments constitutifs d’une société à sa réalisation, toujours en acte, en tant que démocratie aujourd’hui. En résonance les uns avec les autres, ces articles s’enrichissent mutuellement et nous emmènent, au fil de cet enrichissement, plus loin et plus profondément dans notre compréhension des arcanes d’une vie en société où la liberté sonne comme un diapason.
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Pour y parvenir, le choix du dossier est de partir du texte de Rawls en le libérant d’une littérature secondaire si abondante et sûre d’elle qu’elle en est venue à se substituer à lui, la philosophie de Rawls se trouvant alors enfermée dans des commentaires répétés à l’envi. Pour permettre au lecteur d’approcher au plus près de l’esprit de la philosophie de Rawls, les cinq articles du dossier s’immergent dans sa lettre. Ils se font ainsi service de l’intelligence.
C’est que, tel qu’il est conçu et composé, L’héritage de Rawls. Cinquante ans après Théorie de la justice, remet en valeur, réhabilite, pour ainsi dire, l’art même de philosopher : la discussion – entre Rawls et divers auteurs –, comme espace de significations qui ne craignent d’être ni des interprétations, ni en débats les unes avec les autres ; discussion qui éveille une attitude philosophique où cheminer avec d’autres sur les questions du présent n’est plus à redouter mais à préférer comme une promesse, celle de voir les êtres humains avancer vers leur humanité véritable, ainsi que l’espérait déjà, loin avant notre époque, Platon.
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Archives de philosophie a la très grande tristesse d’informer ses lecteurs du décès de Guy Petitdemange, rédacteur en chef de 1990 à 2013. Guy Petitdemange avait donné un souffle à Archives de philosophie, tout en prolongeant et développant l’esprit qui l’animait depuis sa refondation par Marcel Régnier en 1955. Il campait la philosophie comme manière de vivre. Un hommage lui sera rendu.
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