Whitehead, l’aventure et le monde. Une révision catégoriale de la métaphysique
Tome 86, cahier 4, Octobre-Décembre 2023
DOSSIER
Vincent Berne & Christiane Chauviré, Avant-propos
Ulysse Gadiou, La place de l’esprit dans la nature. Vers un émergentisme impartial
Le rapprochement de Whitehead avec le courant émergentiste, notamment Samuel Alexander, Conwy Lloyd Morgan et Charlie Dunbar Broad, met en lumière l’articulation entre la dimension processuelle de sa philosophie et son effort pour rendre compte du caractère signifiant de l’univers. Pour tous, la philosophie se doit de montrer que ce qui relève de l’esprit appartient pleinement à la nature, et n’a pas à être rejeté dans un non-lieu métaphysique. Mais, chez Whitehead, cet effort prend une tournure différente, impartiale, en décentrant la notion d’« esprit » de la référence exclusive à la mentalité humaine.
Didier Debaise, Nature et abstraction. Les formes multiples de l’expérience
La notion d’abstraction est au cœur de la pensée de Whitehead. Des formalismes logico-mathématiques au schème spéculatif, en passant par le statut des entités physiques et des formes esthétiques, la question des abstractions est l’une de celles qui animent la totalité de l’œuvre de Whitehead. Pourtant, la question des abstractions est restée relativement peu traitée. Il faut dire que Whitehead n’a cessé de leur donner un statut particulier et pour le moins inhabituel. Elles sont, dans sa pensée, au cœur de l’expérience sensible ; elles définissent les êtres dans leur constitution même ; elles forment une prise sur les mondes possibles qui accompagnent toute existence. Cet article vise à proposer une interprétation de la pensée de Whitehead à partir du statut si singulier qu’il accorde aux abstractions.
Pierre Livet, L’ontologie des processus
Dans ce travail, nous tenterons de voir en quoi prendre au sérieux le caractère fluent des processus implique une liaison indissoluble mais aussi une dualité entre potentiel de connexions et actualisation des processus de connexion. Nous nous demanderons aussi si cela peut ou non être compatible avec l’entreprise d’une synthèse entre une ontologie fondamentale en termes de processus et une ontologie qui assurerait la validité de la connaissance ; et enfin dans quelle mesure Whitehead était justifié à adopter, dans sa « philosophie de l’organisme », un point de vue englobant, incluant Dieu et le monde, pour fonder cette assurance.
Luca Vanzago, L’articulation entre concrescence et transition et sa portée ontologique
L’approche processuelle, incomplètement élaborée dans les travaux épistémologiques de Whitehead, nécessite un approfondissement métaphysique, que son extension à toutes les strates de l’univers permettra d’obtenir : le processus est finalement interprété en termes d’expérience. La réalité se présente alors comme un tout en constante évolution, aux parties interconnectées. L’ontologie substantialiste est remplacée par une ontologie relationniste. En résulte un dédoublement de la notion de processus, la concrescence et la transition formant les deux vantaux de l’avancée créatrice de la nature.
Franck Robert, Le concept d’organisme selon Whitehead et Merleau-Ponty. Pour une pensée renouvelée de l’être
Whitehead nomme « philosophie de l’organisme » sa philosophie. Prenant en charge le renouvellement philosophique qu’impose l’élaboration du concept d’organisme au XIXe siècle, il décrit le sens de l’organisme et le généralise à l’ensemble des entités du monde. Cette recherche trouve un écho dans l’œuvre de Merleau-Ponty. Comme Whitehead, il découvre la fécondité d’une pensée renouvelée de l’organisme. Il en fait l’un des éléments de son ontologie de la chair. C’est l’importance du concept d’organisme, pour Whitehead et Merleau-Ponty, que cet article souhaite interroger.
Ali Benmakhlouf, Whitehead, le devenir des propositions
Le projet de Whitehead est de radicaliser l’empirisme. La métaphysique qu’il promeut est une cosmologie organique dont le but est de rendre compte des éléments les plus concrets de la vie quotidienne. C’est dans ce cadre que Whitehead révise le concept de proposition : 1) en le faisant passer du champ linguistique au champ ontologique ; 2) en l’inscrivant dans le devenir pour que la proposition soit en adéquation avec la réalité comme processus. Ces deux aspects lui font rejoindre la tradition pragmatiste sensible aux effets existentiels de la proposition.
Vincent Berne, Sens et sensibilité. L’élaboration d’un espace tensif déictisé dans la trilogie de Harvard
Avec la cosmologie de la philosophie de l’organisme, Whitehead poursuit son enquête sur les principes de la connaissance naturelle, dans l’idée de faire se correspondre les données phénoménologiques directes et la physique de son temps. En prenant pour modèle le corps percevant, cette métaphysique fait des individus durables les centres d’où s’élabore la connaissance objective. Nous y gagnons sécurité et cohérence dans un monde en perpétuel devenir où les lois de la nature sont elles-mêmes contingentes. Mais le parcours génératif du sens qu’étudie la partie III de Process and Reality interroge : en amont de toute ontologie, l’espace tensif dans lequel la théorie des préhensions inscrit la discussion ne relève-t-il pas plutôt de l’existence sémiotique ?
VARIA
Emmanuel Patard, Introduction à « Les trois formes fondamentales de systèmes » de Wilhem Dilthey
Wilhelm Dilthey, Les trois formes fondamentales de systèmes dans la première moitié du XIXe siècle
Dans l’étude traduite ici, le philosophe allemand Wilhelm Dilthey (1833-1911), après avoir critiqué quelques travaux d’histoire de la philosophie moderne faisant alors autorité, propose une classification des systèmes philosophiques de l’Europe du XIXe siècle selon trois formes fondamentales, qu’il nomme matérialisme ou positivisme, idéalisme objectif et idéalisme de la liberté, fondées sur des « visions du monde ».
NOTES DE LECTURE
« Quand Habermas analyse le processus de sécularisation » :
- Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie. (Tomes I et II) La constellation occidentale de la foi et du savoir
et Liberté rationnelle. Traces des discours sur la foi et le savoir
par Frédéric Menager
« Musique et philosophie » :
- Theodor W. Adorno, Beethoven. Philosophie de la musique
- Robert Muller, Puissance de la musique
- Santiago Espinosa, Schopenhauer et la musique
- Pauline Nadrigny, Le Voile de Pythagore. Du son à l’objet
par Victor Bougrel
BULLETINS
Bulletin de littérature hégélienne XXXIII
Bulletin de bibliographie spinoziste XLV
Editorial
Cordonné par Vincent Berne et Christiane Chauviré, Whitehead, l’aventure et le monde. Une révision catégoriale de la métaphysique réunit de claires et vigoureuses contributions. Chacune aborde un aspect particulier de la pensée d’Alfred North Whitehead (1861-1947) tandis que l’ensemble des articles constitue une véritable porte d’entrée pour la découverte ou la redécouverte de l’œuvre de ce philosophe et mathématicien britannique. Mais pas seulement.
L’intitulé même du dossier fait bien plus qu’en indiquer l’horizon. Il annonce non seulement l’objet, le monde, mais encore il invoque une disposition d’esprit favorable à la lecture : l’engagement personnel comme dans une aventure, avec ce que cela annonce de remises en question de procédés de connaissance et de processus tenus pour acquis.
La Rédaction