Tome 80, cahier 3, Juillet-Septembre 2017
L’invention de la modernité à Naples
Pierre Girard, L’invention de la modernité à Naples
L’objet de cette introduction consiste à déterminer le statut ambigu de la « philosophie napolitaine ». Il s’agit de voir dans quelle mesure les caractéristiques propres à une telle philosophie ne sont pas des valeurs abstraites liées à une nature aussi vague qu’indéfinie, mais l’expression de conditions historiques particulières qui donnent tout son sens à une telle pensée. Une telle perspective permet de saisir une vraie tradition philosophique offrant l’expression d’une modernité originale dans son développement et ses moyens de diffusion.
Pierre Girard, L’émergence des Lumières à Naples entre matérialisme et radicalité
Cette étude se consacre à l’étude de l’introduction de la modernité à Naples dans la seconde moitié du Seicento. Derrière le mythe du retour de Tommaso Cornelio introduisant la modernité à Naples en rapportant les livres des auteurs modernes d’un voyage, cet article montre dans quelle mesure cette même modernité s’est introduite au sein d’un contexte social, politique, sanitaire et géologique déterminant. La double perspective de la réception particulière de la tradition cartésienne et du matérialisme permet ainsi de saisir l’originalité de la position des novatores napolitains, ainsi que la crise qu’ils subissent à la fin du siècle.
Manuela Sanna, Le cas Vico dans une Naples européenne
Cette étude se propose d’insérer les œuvres de Vico dans l’environnement culturel dans lequel elles sont historiquement situées et de discerner au sein de ce contexte les éléments d’originalité de certains concepts vichiens. Parmi ces derniers, il faut citer en premier lieu la manière dont est abordée la question de l’ingenium et son utilisation dans le langage et la théorie de la connaissance. Vico permet, à travers l’analyse de ces concepts, de penser avec davantage de force et à nouveaux frais les idées d’histoire et d’humanité en suivant le fil-conducteur de la connaissance poétique.
Raffaele Ruggiero, Convergences éditoriales et pensée progressiste à Naples au début du XVIIIe siècle : Pietro Giannone et Costantino Grimaldi
Le croisement entre la diffusion de la libre pensée à Naples (notamment les nouveaux modèles scientifiques et philosophiques introduits par la pensée de Descartes) et la présence d’une bourgeoisie émergente et engagée, à travers les professions juridiques, dans une lutte contre les privilèges féodaux, a donné au début des Lumières napolitaines des caractéristiques très particulières tout autant dans le domaine de l’histoire culturelle que dans les dynamiques institutionnelles du royaume. Pietro Giannone et Costantino Grimaldi ont été deux protagonistes, également malheureux, de cette époque.
Andrea Lamberti, Antonio Genovesi face à l’époque des Lumières
Les ouvrages d’Antonio Genovesi ont apporté une contribution décisive au renouvellement culturel du Royaume de Naples. De la théologie à la métaphysique et à l’économie politique, il se confronte de manière directe aux nouvelles perspectives philosophiques ouvertes par les Lumières européennes. S’il ne fournit pas de solutions ni de réponses systématiques, sa philosophie civile réorganise une part considérable du savoir du XVIIIe siècle dans une synthèse originale qui reste un outil important d’interprétation pour les générations d’intellectuels napolitains successives qui devront faire face à la crise politique de la fin du siècle.
Francesco Berti & Dario Ippolito, Francesco Mario Pagano : la liberté garantie par la loi/span>
Auteur d’ouvrages philosophiques, juridiques et littéraires, Mario Pagano dépasse les frontières idéologiques du despotisme éclairé, en parcourant le terrain du constitutionnalisme républicain jusqu’à l’expérience de la révolution. Sur la base d’une théorie des lois du développement historique et d’une doctrine jusnaturaliste des droits humains, sa réflexion politique s’articule dans une vision ex parte civium du pouvoir étatique, orientée vers les valeurs de liberté individuelle et de justice sociale. Cette étude tente de saisir les aspects les plus importants de son parcours intellectuel.
Marco Vanzulli, Benedetto Croce et la tradition de l’hégélianisme napolitain
Cette étude se propose de montrer l’importance de la tradition de l’hégélianisme napolitain dans la formation philosophique de Benedetto Croce. L’école de l’hégélianisme napolitain est hégémonique à Naples après l’Unité d’Italie, mais en déclin à la fin du siècle lorsque s’affirment les tendances opposées du positivisme et du néo-kantisme. Ces dernières tendances correspondent aux années de formation du jeune Croce. Il s’agira de mettre en lumière la dette de Croce à l’égard du débat entre positivisme et kantisme, dont les motifs détermineront plus tard les positions et les choix théoriques du dernier Croce.
Odo Marquard, Éloge du polythéisme : monomythie et polymythie
Partant d’une conception de l’histoire de l’humanité entendue comme processus de démythologisation, Marquard en montre les limites et en expose les dangers. Néanmoins, si débarrasser l’humanité des mythes est illusoire, leur examen critique n’en est pas moins nécessaire. Certaines histoires, en effet, sont nocives : celles qui, sur le modèle de l’histoire chrétienne du Salut ou de l’histoire du progrès, prétendent assigner à l’humanité une histoire unique et ainsi clôturer l’horizon eschatologique de ses possibles. A contrario, c’est la multiplicité des mythes qui ouvre l’espace de la liberté humaine. Marquard plaide pour une « polymythie » et un polythéisme « éclairés », sous la forme d’un pluralisme à la fois politique, narratif, et philosophique.
Les Archives de philosophie publièrent successivement en octobre-décembre 1993 puis en janvier-mars 1994 deux cahiers intitulés Philosophes en Italie, en forme d’étude historiographique – une tâche infinie – sur la création philosophique en Italie. La référence italienne en philosophie est en effet majeure. Il importait, après un peu plus de deux décennies, de rouvrir, en quelque sorte, le dossier mais en insistant cette fois-ci sur une singularité, la singularité napolitaine.
L’invention de la modernité à Naples…
…dont Pierre Girard est le maître d’œuvre – met ici en relief avec beaucoup de clarté analytique, d’intimité avec les auteurs traités, de fidélité à l’histoire de la philosophie à Naples comme à l’histoire de Naples, la sortie de la pensée médiévale en même temps que la réception des Lumières dans la singularité – dite aussi “méridionale” – de cette ville. Quelle singularité ? Une réception pratique – à travers le droit, la médecine, les questions théologiques, religieuses, politiques – et pas seulement un accueil d’idées et de courants qui arrivent par les livres, les bibliothèques, en outre si riches : ou une dimension, en quelque sorte, d’incorporation créatrice des Lumières à Naples indiscutablement spécifique. Cette réception pratique des Lumières est manifeste en chacun des grands philosophes napolitains ici invoqués. Cette singularité tient par ailleurs à plusieurs autres éléments. D’abord le lieu, physique, d’une instabilité dangereuse et millénaire : le Vésuve, une ville effervescente à ses pieds, l’une des plus peuplées d’Europe et d’une population dans l’ensemble pauvre et très réactive. Ensuite les terribles épidémies – dont celle de 1556 – qui participent à cette instabilité. La mort s’inscrit ainsi dans la conscience commune sans faire de ce peuple un peuple accablé mais au contraire marqué par la nécessité de toujours renaître. Enfin, une forte densité de vie intellectuelle traditionnellement réceptive à toute pensée nouvelle, critique et créatrice à la fois. Cette originalité va culminer dans la grande figure de Vico. Une réception pratique des Lumières, donc ? C’est que la parole du philosophe veut être comprise par le peuple, elle tend à rejoindre sa conscience en s’incorporant à son histoire et son quotidien. C’est toucher là alors à un anti-dogmatisme permanent qui vise toute forme d’orthodoxie et confère à cette philosophie de Naples un caractère polémique exercé à l’endroit de l’Église, de ses théologiens, des autorités politiques ou autres : l’effet étant de les déstabiliser mais jamais sans souci de reconstruire.
La singularité napolitaine
La singularité napolitaine est à ce titre exemplaire de la pratique et de la vie philosophiques en Italie. Ce qui est vrai de Naples l’est aussi de Florence, de Bologne, de Venise ou de Turin. Cette pratique de la philosophie en Italie part en effet du particulier, du local, de la situation politique de la ville où elle voit le jour car chaque ville est une Cité-État en ses particularités historique, politique, géographique : c’est là un donné qui ne se rencontre nulle part ailleurs. C’est ainsi que la ville de Naples est, par l’incorporation pratique des Lumières – et plus tard de Hegel dès 1840, de Marx, du néokantisme – dans sa singularité, un moment qui a de toute évidence une portée universelle. L’invention de la modernité à Naples le montre avec vive intelligence.