Tome 82, cahier 2, Avril-Juin 2019
Le jugement en péril
Danièle Cohn, Le jugement en péril. Introduction
Laurent Jaffro, Jugement moral et désaccord persistant
Le propos est d’éclairer les conditions du désaccord réel dans l’épistémologie des jugements moraux. Il semblerait que le subjectiviste en morale puisse s’accommoder du fait du désaccord plus facilement que le réaliste. Le premier peut rapporter le désaccord à la diversité des préférences individuelles ou sociales que les évaluations manifestent. Le second semble peiner à en rendre compte dans des contextes où les conditions informationnelles d’une évaluation sont remplies. L’article défend une troisième approche, attentive à l’épistémologie de l’évaluation, qui met l’accent sur la manière dont les jugements de valeur moraux dépendent essentiellement de raisons. En morale comme ailleurs, juger, c’est entre autres choses assumer une responsabilité à l’égard d’un verdict qui est susceptible d’être justifié.
Jean Lassègue, Ambivalence du calculable et crise du jugement
L’article traite de l’informatisation du droit qui met en crise l’exercice du jugement en le privant d’une partie de ses prérogatives fondamentales. Il explore le rapport entre deux sortes de légitimité, juridique et numérique, en s’appuyant sur des arguments tirés de l’histoire des sciences : l’argument du Dominateur de Diodore Cronos, la métaphysique alphabétique de Leibniz et le théorème de limitation du calculable de Turing.
Jean Garapon, Le jugement judiciaire aux prises avec de nouvelles « formes de vérité » : marché, calcul, numérique
Ces dernières années ont vu se développer de nouvelles menaces sur le jugement judiciaire qui concernent moins ses énoncés ou ses ressorts moraux que sa forme symbolique, fruit d’une association de ritualité et d’idéalité, qui se trouve désormais en concurrence avec de nouvelles formes de vérité : le marché, le calcul du risque et le numérique. Aucune de ces formes de vérité ne s’avère, on le verra, à la hauteur de la tâche de justice faute de réflexivité, de mécanismes assurant la résolution de leurs contradictions et la prévention de leur effondrement. C’est pourquoi l’urgence est de penser leur articulation à une justice instituée et leur rapatriement en appel dans les formes traditionnelles du procès.
Philippe Urfalino, Un nouveau décisionnisme politique. La philosophie du populisme de gauche
Cet article examine la philosophie politique de Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe et leur argumentation en faveur d’un populisme de gauche. Il montre d’abord que derrière leur critique d’une recherche naïve du consensus, censée être au cœur de la pensée libérale, se cache la revendication d’un décisionnisme politique inspiré par Carl Schmitt. Il montre ensuite comment ce décisionnisme est reformulé à l’aide de la notion d’indécidabilité, empruntée à Derrida. Enfin, l’article souligne que l’indécidabilité présupposée des concepts et des pratiques sociales aboutit à une vision balkanisée de la société et rend impossible l’idée même d’un jugement politique.
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Augustin Dumont, Fichte et le mal radical kantien: une Auseinandersetzung inachevée
L’objectif de cet article est d’interroger la manière dont Fichte se réapproprie la problématique kantienne du mal radical. Il est aujourd’hui convenu de voir en Schelling le véritable successeur de Kant en la matière, en dépit de l’écart existant entre sa perspective ontologique et le point de vue critique. Nous tentons de montrer que, loin de faire retour vers le « philanthropisme » des Lumières à cet égard, Fichte prend le mal radical très au sérieux. L’article propose une lecture attentive du § 16 de la Sittenlehre. Il démontre que notre capacité à faire le mal trouve sa source dans la substitution de la volonté propre du sujet à la loi de l’autonomie. Une telle substitution relève de la conviction du sujet et constitue assurément un acte libre.
Gilbert Gérard, Substantialité et causalité. L’évolution de la lecture hégélienne de Spinoza
Cet article entend montrer de quelle façon la transformation que l’on observe dans l’appréciation hégélienne de Spinoza entre les premiers écrits d’Iéna, entièrement favorables à la cause du philosophe hollandais, et les textes de la maturité, où le jugement à son endroit se fait nettement plus critique, est solidaire d’une modification en profondeur du système. Cette modification est celle qui mène d’une métaphysique de la substance, dont la perspective est essentiellement conforme à la tradition ontologique, à une métaphysique de l’effectivité et de l’acte qui résulte d’une critique de cette même tradition. Elle est envisagée à travers un examen de la manière dont évolue le rapport entre substantialité et causalité dans la pensée hégélienne.
Peter Steiner, Wittgenstein: de l’action à l’expression. Phénomènes mentaux et sciences cognitives
Certaines thèses philosophiques récentes en sciences cognitives, dont l’énactivisme, échappent aux critiques qui ont longtemps été adressées aux sciences cognitives à partir d’une certaine lecture de Wittgenstein. Pour autant, un réexamen des remarques de Wittgenstein sur le mythe des processus mentaux et sur les circonstances d’usage des concepts psychologiques permet de dégager des présupposés communs à l’énactivisme et aux sciences cognitives classiques. On présente alors l’importance du concept d’expression, chez Wittgenstein, pour penser les relations entre vie de l’esprit et formes du comportement, en montrant que ce concept reste compatible avec une approche scientifique de la cognition.
Luciano Gatti, Comment écrire ? Essai et expérience à partir d’Adorno
L’article se propose de discuter « L’essai comme forme » de Theodor W. Adorno. Afin d’expliciter le caractère objectif de l’activité intellectuelle investie dans l’essai, il prolonge la confrontation adornienne avec les concepts d’expérience, de critique et d’idéologie. C’est dans ce contexte qu’il reprend aussi le dialogue avec d’autres auteurs comme Montaigne, Hegel, Proust, Lukács et Benjamin, et discute des conditions de l’essayisme au Brésil.
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Bulletin d’études hobbesiennes II (XXX)
Le jugement en péril, …
…coordonné par Danièle Cohn, réunit quatre articles précis et médités sur ce motif : le déclin, en train de se produire, de la capacité que l’homme a aujourd’hui de juger. Cette approche avertie, attentive et diversifiée touche à un point central, celui des modalités actuelles du jugement.
Si le jugement est menacé…
…de dissolution, c’est qu’une rationalisation pratiquée et modelée sur les algorithmes et le poids écrasant du « marché », fascinée, hypnotisée même par les facilités du numérique, séduite et stimulée par l’efficace apparent de la confrontation rationnelle dans le débat public pour décider de solutions susceptibles d’y être immédiatement trouvées, supplante – du moins commence à supplanter, comme ce qui semble aller de soi – la discussion. Celle-ci, chez les auteurs antiques grecs ou latins, pouvait prendre forme d’une délibération permettant à un jugement de s’instruire, mûrir et s’affiner en vue d’une décision personnelle, politique, morale ou juridique. À présent, la discussion peut-elle, et dans quelle mesure, échapper à l’annihilation de ce qui lui reste comme procédures raisonnables, au point d’être vouée à s’évanouir et le jugement à se transformer en une décision « immédiate » ou à se réduire à un « décisionnisme » fatal et dangereux, auquel il semble destiné à s’identifier ?
Il s’agit ici non d’éliminer l’exercice d’une raison rigoureuse pour qu’un jugement puisse être éclairé et une décision s’y enraciner, mais d’examiner comment prévenir la dissolution du jugement entraînée par l’éclipse de la discussion quand les contraintes et les conditions actuelles qui pèsent sur la décision sont celles d’un rationalisme purement opérationnel. Habermas a travaillé à libérer la discussion de l’emprise d’une raison seulement critique et fonctionnelle que l’École de Francfort a vigoureusement interrogée, et à confier la discussion à l’exercice d’une raison plus liée au concret, modeste, pragmatique, dont il a entrepris de réélaborer l’idée : la raison du débat public dans la société politique moderne. Habermas n’a toutefois pas insisté sur le fait que la discussion serait soumise à des contraintes et à des conditions beaucoup plus fortes qu’il ne pouvait le supposer, importées du calcul, du « marché », des algorithmes, des confrontations dans l’espace public et imposées, comme une évidence non questionnée et devenue prévalente, à la discussion. Or ces contraintes et ces conditions se présentent naïvement comme la forme de la raison moderne.
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L’enjeu – telle est l’entreprise tentée par ce dossier…
…est d’explorer comment l’exercice du jugement peut s’ajuster à ces conditions et aux contraintes contemporaines – elles sont là de toute façon –, sans aussitôt se résorber en elles, à tout le moins s’en accommoder. Ces dernières ne sauraient en aucune manière se substituer – ce que pourtant elles tendent à faire – à la loi : à l’extériorité de la loi, « au lieu vide de la loi ». La loi fait en effet accéder les sujets du jugement et de la décision à la conscience de leur appartenance à un ensemble qui les dépasse en même temps qu’ils y participent, la société civile et politique et, tout autant et par là-même, à la conscience de leur vie individuelle. La loi assume une fonction médiatrice, sans laquelle il n’y a plus de paroles raisonnables et responsables possibles, quand le « marché », les calculs, l’efficacité des algorithmes, les confrontations n’offrent – et la plupart du temps selon la modalité de l’anonymat – que l’immédiateté de leurs procédures et le caractère péremptoire de leurs résultats, de leur efficacité tactique, qui dispensent subrepticement l’homme de juger tout en lui faisant accroire qu’il continue à décider. De la dissolution du jugement à l’effacement du sujet humain, ne resterait-il plus qu’un pas ?
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