Tome 82, cahier 1, Janvier-Mars 2019
Raison et société chez le premier Habermas
Gilles Marmasse, Raison et société chez le premier Habermas. Avant-propos
Jürgen Habermas, Réflexions sur le concept de participation politique
Cet article, écrit par Habermas, constitue le chapitre introductif d’une étude empirique, L’étudiant et la politique, menée par Habermas et quelques collaborateurs de l’Institut de Francfort pour la recherche sociale sur les représentations politiques des étudiants en République fédérale allemande. Il est traduit par Christian Bouchindhomme et Jean-Marc Durand-Gasselin.
Isabelle Aubert, Marx dans les récits de jeunesse de Habermas
Cet article revient sur la centralité de la théorie marxienne dans les écrits de Jürgen Habermas antérieurs à la Théorie de l’agir communicationnel. Contestant la thèse selon laquelle l’approche habermassienne de Marx romprait avec celle de ses prédécesseurs de l’École de Francfort, Horkheimer et Adorno, on souligne ici comment les deux générations se rejoignent dans leurs confrontations et critiques de Marx. Et on découvre le rôle unique que revêt, pour le jeune Habermas, la théorie marxienne pour la constitution d’un modèle critique et pour l’établissement d’un diagnostic sur le temps présent.
Clotilde Nouët, Légitimité et légitimation de l’État : fondements et exercice de la souveraineté selon Habermas
La théorie habermassienne de la « démocratie radicale » développe-t-elle une conception conséquente de la souveraineté populaire ? Celle-ci permet-elle de penser, outre les fondements légitimes du pouvoir, les conditions de son exercice ? On se propose ici de mettre au jour les continuités et les ruptures qui affectent la pensée politique de Habermas en nous intéressant à sa théorie des rapports entre légitimité et légitimation.
Jean-Marc Durand-Gasselin, Habermas lecteur de Popper : faillibilisme et historicisme
Malgré l’opposition de Habermas à Popper dans La querelle du positivisme, le premier reprend du second une grande partie de sa lecture de Marx pour paradoxalement reconstruire le marxisme. Ceci n’est possible que grâce à une traduction des concepts de faillibilisme et d’historicisme dans ses propres coordonnées, celles de la détranscendantalisation, et grâce à un choix motivé pour le fonctionnalisme.
Gilles Marmasse, Les phénomènes de crise dans Raison et légitimité de Jürgen Habermas
L’article examine le concept de crise tel qu’il est développé dans Raison et légitimité de Jürgen Habermas et cherche à mettre en évidence la théorie de la société qui la sous-tend. Habermas définit la crise par l’association d’un trouble de la régulation et d’un trouble de socialisation et propose deux approches, l’une plutôt fonctionnaliste et l’autre plutôt normative, de la société. L’article cherche alors à mettre en évidence ce qui associe ces deux approches : une certaine perplexité théorique et néanmoins un choix militant en faveur de la raison.
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Bulletin cartésien XLVIII
Raison et société chez le premier Habermas,…
…conçu et coordonné par Gilles Marmasse, rend compte magistralement de l’unité et de la structuration synthétique propres à la réflexion qui, dans les années 1961-1976, conduit Habermas à reprendre et à réélaborer l’idée de raison si radicalement interrogée par l’École de Francfort. Habermas ne renie pas ce qu’il doit à celle-ci, ni ce qu’il doit à Marx, Adorno et Horkheimer, Popper – malgré les antagonismes entre lui et ce dernier –, grâce à la lecture critique et ouverte qu’il en a faite. Habermas ne fait pas retour sur son passé mais il avance vers ce qui s’impose à lui : porter à sa pleine lumière la pratique et les tâches d’une raison “militante” qui n’en est pas moins procédurale. Il s’agit de tendre vers l’exercice d’une raison fidèle au concret, modeste et pragmatique, pleinement attentive au rapport fluant et instable dans l’histoire entre société, politique et philosophie, les unes et les autres marquées, voire malmenées par le capitalisme, son évolution et ses avatars depuis son apparition : la raison de la société politique moderne. Les interrogations et les enquêtes du premier Habermas sont certes liées au contexte de la République fédérale d’Allemagne qui lui est contemporaine. Elles n’en parlent pas moins à notre époque en obligeant à examiner au plus près ce qu’il en est aujourd’hui de la res publica.
“Toute vraie république”…
…écrit Kant dans la Métaphysique des mœurs, « est et ne peut être rien d’autre qu’un système représentatif du peuple pour se soucier en son nom même, et par la médiation de ses délégués (ses députés), des droits de tous les citoyens en tant qu’ils sont unis » (Ak VI 341) dans la forme d’un État. Une telle république, une « pure république » (Ak VI 340), ne se rencontre pas dans l’histoire comme un objet naturel et spontané. Les formes qu’elle y prend sont en effet empiriquement conditionnées par les contextes historiques propres à l’émergence de ces formes, le système représentatif du peuple étant ipso facto tributaire de ces contextes, eux-mêmes évolutifs, changeants mais indubitables témoins des mutations et des attentes ou des dépits qui travaillent l’épaisseur humaine des groupes sociaux structurant un peuple. Cela tient au caractère, à l’origine insaisissable, de la res publica. Si, selon Cicéron (De Republica), la res publica est res populi, la Cité-État est constitutio populi en tant que mise en ordre organique du peuple, lui-même multitude d’hommes qui se rassemblent. Or la res prend primitivement place dans le lexique et le champ des actions judiciaires ; elle désigne une “affaire” dont on traite, instruite et qualifiée selon des procédures juridiques, sur laquelle il faut se prononcer après avoir délibéré car elle est une “cause” que l’on défend ou contre laquelle on requiert à charge. En ce sens, la res publica est la “cause publique”, et parce qu’elle est res populi, la “cause du peuple” en tant que peuple constitué. Quelle affaire ou quelle cause ? Selon Caton l’Ancien, un agir en commun, procédural, selon la loi, la liberté de tous et la dignité propre à la fonction de chacun dans la Cité-État. La res publica est ainsi l’espace où se débat ce en vue de quoi un agir en commun doit se décider, tant d’un point de vue interne que d’un point de vue externe à la Cité-État ; elle est en même temps la combinatoire qui résulte des jeux relationnels entre les membres de la Cité-État. Dès lors, la res publica n’est pas un objet politique qui doit nécessairement se réaliser dans l’histoire, à la manière de l’État kantien ou de l’État hégélien. Elle est un objet politique et social toujours en procès de constitution. Et lorsque le pouvoir politique de décision devient l’affaire de patriciens et de magistrats, une plèbe se constitue comme force politique en même temps que s’instituent des tribuns, que sont exigés des plébiscites et clamés des appels au peuple : autant de moyens de se dresser contre une magistrature d’exercice du pouvoir politique où le peuple ne se reconnaît ni ne s’y retrouve plus. La res cesse d’être publica, elle n’est plus populi.
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Quand la pratique du pouvoir politique d’un État moderne…
…dérive vers le caractère simplement fonctionnel d’un pouvoir administratif, ce pouvoir devient incapable de produire la légitimité dont il a besoin, car il s’est éloigné de l’exigence d’une légitimité qui doit procéder de la souveraineté du peuple. Le pouvoir politique est alors condamné à décevoir les attentes qu’il suscite et à refouler la société dans la conviction d’être mise sur le côté, de ne plus compter, de ne plus être représentée. Raison et société chez le premier Habermas, sans que cela n’ait en aucune manière été son intention, invite à déchiffrer la crise de la représentation politique qui se manifeste de nos jours par plusieurs phénomènes en Europe. Raison et société chez le premier Habermas se présente à ce titre comme une sorte de profonde éducation à une philosophie politique moderne, sans cesse incitée à se renouveler par le poids des circonstances, pour que la res publica ne devienne pas une notion vide ou rhétorique, mais vive en trouvant les formes qui doivent impérativement être les siennes aujourd’hui.
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