Tome 84, cahier 1, Janvier-Mars 2021
Bacon et les formes de l’expérience
Claire Crignon et Sandrine Parageau, Bacon et les formes de l’expérience : nouvelles lectures. Avant-propos
Guido Giglioni, Lire, penser, vivre. Les interactions entre inductio et instauratio dans le Novum Organum de Francis Bacon
Cet article traite des stratégies de lecture inductive spécifiques que les lecteurs du Novum organum sont invités à mettre en place afin de mieux saisir le sens que Bacon donne à l’induction dans cet ouvrage : un exercice d’apprentissage cognitif au cours duquel des inférences générales sont construites en faisant l’expérience directe des choses. Conséquence supplémentaire et presque involontaire, le lecteur a également accès par l’induction à une forme de connaissance des composantes ultimes de l’être, car il découvre que toutes les choses de la nature, animées et inanimées, sont mues par des stratégies inductives de survie conformes à l’idée de Bacon selon laquelle les mouvements sont des appétits.
Luc Peterschmitt, Bacon et le cercle de l’expérience
Dans cet article, nous examinons pourquoi Bacon ne justifie pas réellement les modes de l’experientia literata, sinon en donnant des exemples. Le problème est qu’il semble livrer le début de l’invention au hasard. Nous y voyons en réalité le signe du pragmatisme de Bacon. Dans l’experientia literata, la raison est par principe écartée, puisqu’on s’avance en terrain inconnu. Cependant, Bacon considère que les procédures en sont efficaces, parce qu’elles sont déjà admises : elles ont déjà fait leurs preuves, de sorte que l’on sait déjà qu’il s’agit de pratiques fructueuses. C’est que cette experientia literata témoigne d’une forme de savoir sédimenté, une « expérience » commune dont chacun peut se servir. Si elle est efficace, c’est qu’en réalité, on ne part jamais de rien dans la recherche.
François Pépin, La fabrication de l’or dans la Sylva Sylvarumet le Novum Organum
La démarche de la Sylva Sylvarum semble s’écarter de la voie inductive proposée par le Novum Organum. Pourtant, l’exemple de la fabrication de l’or indique que les deux textes n’offrent pas forcément des perspectives si différentes. Cette œuvre est davantage détaillée dans la Sylva, avec un accent pratique plus prononcé. Mais, comme dans le Novum Organum, la dimension opérationnelle y est articulée à la recherche des causes générales du processus et, si la « forme » n’est pas présente comme terme, l’idée apparaît bien en arrière-fond. Cet article propose ainsi, sur la base de cet exemple, de nuancer la divergence entre l’experientia literata des histoires naturelles et l’induction vraie du Novum Organum.
Sandrine Parageau, Bacon, Boyle, et l’écriture de l’histoire naturelle
Cet article examine les règles d’écriture et de composition de l’histoire naturelle selon Robert Boyle, afin de montrer comment les principes baconiens ont été repris et révisés dans la seconde moitié du dix-septième siècle. On s’intéresse dans un premier temps à l’écriture des expériences et observations, dont la description constitue la matière principale de l’histoire naturelle. La composition des ouvrages d’histoire naturelle est ensuite examinée, dans ses dimensions méthodologique, heuristique et programmatique. Enfin, l’article souligne l’exigence de collaboration en histoire naturelle et s’interroge sur la manière dont celle-ci se manifeste dans l’écriture et la présentation des textes.
Claire Crignon, Peut-on faire une histoire naturelle de l’air ? Francis Bacon et Robert Boyle
Imperceptibles, difficiles à observer, l’air et les vents ne sont pas seulement appréhendés par le recours aux instruments, au sein de l’espace fermé du laboratoire. Leur connaissance peut requérir des qualités de mémorisation et d’observation auxquelles les voyageurs, les marchands, les agriculteurs pourront peut-être plus facilement prétendre que des savants experts et lettrés. Partant de l’exposition du projet d’une histoire naturelle et de son application au cas spécifique de l’air et des vents dans l’œuvre de Francis Bacon, l’article examine les moyens mis en œuvre par les auteurs qui ont revendiqué le legs baconien (Boyle, Hooke, Childrey, Plot) afin de surmonter les obstacles qui s’attachent à la connaissance de l’air et à celle de ses effets sur le développement des maladies ou la poursuite de la santé.
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Matthieu Amat, Le Nietzsche de Georg Simmel. Théoricien de la valeur et « moraliste métaphysique »
Ce texte dessine les contours de l’interprétation de l’œuvre de Nietzsche par Georg Simmel. On en tirera des éléments pour l’intelligence du projet philosophique de Simmel, comme effort pour articuler objectivité et relativité de la valeur. Mais on trouvera aussi des raisons de défendre un certain usage de Nietzsche, replacé par Simmel dans une lignée humaniste, mais sans la moindre naïveté anthropocentrique. Nous nous arrêterons particulièrement sur deux thèses de Simmel : (1) Nietzsche propose une « théorie de la valeur » objective et systématique ; (2) Nietzsche est un « moraliste » qui défend une variété particulière de « personnalisme ».
Emmanuel Salanskis, Anti-Darwin : Le dernier Nietzsche face à la théorie de l’évolution darwinienne
Cet article vise à apporter un éclairage sur les trois textes de 1888 que Nietzsche a intitulés « Anti-Darwin », à savoir un paragraphe du Crépuscule des idoles et deux fragments posthumes. Mon objectif est plus précisément de comprendre pourquoi l’expression « Anti‑Darwin » apparaît seulement en 1888, sachant que Nietzsche avait déjà adressé des critiques au darwinisme dans son œuvre antérieure, mais sans recourir à cette formule spécifique. Ma thèse est que les trois textes « Anti-Darwin » font partie du projet de transvaluation générale des valeurs qui caractérise l’année 1888.
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Bulletin cartésien L
Bacon et les formes de l’expérience. Nouvelles lectures offre à la philosophie même de Bacon de se déployer aux yeux du lecteur, convié à une expérience intégratrice de lectures qui le portent au plus près du philosophe et de l’actualité de cette philosophie. Si elle prend corps à un moment donné et dans un contexte précis de l’histoire d’Angleterre, cette philosophie n’en déborde pas moins ce moment et ce contexte par ce qu’elle manifeste d’elle-même : sa présence à son époque et à son histoire.
Son point de départ se prend du rapport à l’expérience, où se combinent sans se confondre deux voies inséparables : celle de l’observation, attentive aux phénomènes et à leurs enchaînements ; celle de l’induction, immersion initiatique et intégratrice de l’esprit humain dans la complexité du réel mystérieusement ordonné. Pour Bacon, ce qui relève de l’esprit humain et de ses opérations ne saurait être séparé de ce qui relève de la matière. L’esprit ne saurait être livré à lui-même, ne voyant plus que lui-même comme puissance quasi-divine de maîtrise de ce qui n’est pas lui, non plus que la matière ne devrait être condamnée à n’être qu’inerte, alors même qu’elle est appétit, désir, mouvement. Telle se précise l’expérience au point de départ de la philosophie selon Bacon.
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Consentir à cette expérience, la vivre, n’est pas sans produire des effets sur l’homme et sa manière de se rapporter au monde, aux autres. Un premier effet est de concorde entre matière et esprit, quand il s’agit pour l’homme d’avancer sur le chemin de la connaissance : connaître le monde et en approcher la nature n’est pas le maîtriser, mais lui obéir. Et comme le monde ne se réduit pas à un monde de choses dont l’homme se rendrait maître, à une nature dont l’homme forcerait le mystère en la connaissant, mais qu’il est aussi le monde des autres hommes, la concorde entre esprit et matière pour accéder à une connaissance des choses se prolonge rigoureusement en concorde humaine quand il s’agit de vivre et d’agir avec les autres dans un monde qui leur est commun : concorde ou tolérance.
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Cette tolérance n’est pas une vertu comportementale parmi d’autres, même si elle s’y exprime ; elle est mise en œuvre du lien social en même temps que production continue de ce lien. Cela n’est pas sans incidence sur la question de la vérité : celle-ci n’est pas un résultat mais elle vient progressivement au jour dans le temps, non comme ce qui s’impose mais comme ce qui se reconnaît en sa capacité de réunir les hommes dans un lien social vivant, toujours créé, où l’homme invente les figures nouvelles d’un vivre ensemble. N’est-ce pas là une tâche même que la modernité se reconnaît ?
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