À partir de Foucault. Philosophie et anthropologie
Tome 88, cahier 1, Janvier-Mars 2025
Elisabetta Basso, Avant-propos
Philippe Sabot, Le monde sans l’homme ? Usages et ambiguïtés de la phénoménologie chez Michel Foucault
Le manuscrit consacré à Phénoménologie et psychologie semble faire passer au second plan le questionnement anthropologique, au profit d’un autre questionnement, d’ordre ontologique, portant sur le « monde ». Nous montrons que ce choix éclaire d’un jour nouveau la tension qui, selon Foucault, traverse la phénoménologie post-husserlienne et rend compte de sa place particulière dans le champ de la philosophie contemporaine. Car, en relevant, à partir de Merleau-Ponty notamment, les ambiguïtés qui traversent le projet phénoménologique, Foucault souligne comment il constitue le « point d’hérésie » d’une pensée contemporaine écartelée entre l’anthropologie et le formalisme.
Roberto Nigro, Enjeux de la question anthropologique. Foucault en dialogue avec Kant, Nietzsche et Heidegger
Cet article a pour objet la lecture foucaldienne de l’Anthropologie de Kant. Par son interprétation, Foucault offre une analyse du dispositif de pensée dans lequel notre culture a baigné pendant deux siècles. Dans le texte de Foucault, la présence de Nietzsche est importante non seulement parce qu’elle met un terme au questionnement anthropologique, mais aussi parce qu’elle ouvre de nouveaux chemins en poussant la philosophie à sortir d’elle-même. La question anthropologique a pesé de tout son poids dans la discussion de la philosophie française du début des années 1960. Quels sont le sens et la valeur de cette critique anthropologique aujourd’hui ?
Elisabetta Basso, La « vraie mesure de l’homme ». Phénoménologie et anthropologie dans les manuscrits du jeune Foucault
L’article analyse la manière dont Foucault se confronte à la phénoménologie transcendantale husserlienne dans ses manuscrits des années 1950. Il reproche à celle-ci d’avoir exclu de la pensée philosophique les écarts des normes de l’expérience partagée. Le problème de la relation entre le normal et le pathologique indiquerait la psychologie et l’anthropologie comme des voies nécessaires, au sein de la phénoménologie, pour mesurer le propre de l’homme. Cependant, ces savoirs ne sont pas sans poser de problèmes, puisqu’ils postulent dans l’homme une essence.
Jean-Claude Monod, Le jeune Foucault, Blumenberg et le nœud anthropologico-phénoménologique
Contemporains, Michel Foucault et Hans Blumenberg partagent dans les années 1950 une formation phénoménologique et une interrogation sur les rapports entre phénoménologie et anthropologie qui les conduit à mettre en lumière certaines limites de la phénoménologie « pure ». Mais si Foucault bifurque radicalement vers la généalogie et se réfère à Nietzsche pour sortir de l’horizon anthropologique, Blumenberg réinvestit la possibilité d’une anthropologie phénoménologique. Cet article explore ces coordonnées de départ et ces divergences chez deux penseurs méfiants à l’égard de tout essentialisme.
Grégory Cormann, Faire l’ethnologie de sa propre culture. Les appropriations foucaldiennes d’un projet interdisciplinaire
Dès sa publication, Michel Foucault présente Les Mots et les Choses comme une ethnologie de sa propre culture, manière efficace d’en marquer la singularité. L’objet de cet article est de réinscrire les appropriations foucaldiennes de cette formule dans le cadre de la pensée française des années 1940 aux années 1980 : suscitée par les travaux de Mauss et Lévy-Bruhl, l’ambition de faire une ethnologie de soi devient alors un point de ralliement et de débat de la philosophie et des sciences sociales qui, dès l’été 1966, offre à Foucault la possibilité d’un approfondissement de ses propres thèses sur l’histoire et la longue durée.
Michel Foucault, L’agressivité, l’angoisse et la magie (transcription inédite d’Elisabetta Basso, revue par Henri-Paul Fruchaud)
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Bastien Massé, Les marchands florentins et le Prince de Machiavel. De la fortune en politique
En effectuant une comparaison entre le concept de fortune, tel qu’il est pensé chez les marchands florentins et Machiavel, cet article voudrait faire ressortir comment Le Prince réalise un mouvement de socialisation de la fortune et de son instabilité. Il fait passer de la fortune comme force extérieure et naturelle à sa conceptualisation comme instabilité résultant des transformations des rapports sociaux. Le point de vue du prince est le seul à même de proposer cette compréhension adéquate de la fortune et ainsi de prévoir les troubles susceptibles de déstabiliser la société.
Yannis Arazam, Assertion, correction et vérité dans « Truth » de Michael Dummett
Dans « Truth », Michael Dummett opère une critique de la conception vériconditionnelle de la signification, adossée à une critique intuitionniste de la Bivalence. Rejetant la vérité comme notion cardinale d’une explication de la signification de nos énoncés, il y substitue la notion de correction d’une assertion. Cette substitution constitue le vecteur principal de sa critique de l’image classique de la signification, ouvrant selon nous la voie à une nouvelle conception de la signification, motivée par une attention renouvelée à la notion d’usage, irréductible aux réflexions du second Wittgenstein ou aux analyses de la tradition du langage ordinaire.
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Gérard Raulet, Lumières politiques (par Ayse Yuva)
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Bulletin cartésiens LIV
En janvier 2016, Archives de philosophie publia le dossier, remarquable, « Foucault et les sciences humaines », dirigé par Jean-François Braunstein. Documenté et subtil, ce dossier mettait en lumière le penser de Foucault, sans prétention aucune à l’exhaustivité ou une systématicité ; un penser complexe en même temps que nuancé, toujours en genèse dans son attention à l’histoire des sciences humaines. Il marquait une rupture nette avec des lectures militantes et malheureusement réductrices de Foucault et ouvrait concomitamment un espace pour explorer la question de l’homme à partir de la psychanalyse, de la philosophie du langage, de la sociologie. Il y avait bien, sous la houlette de Jean-François Braunstein, un geste inaugural et quasi irréversible dans l’approche du penser de Foucault.
La publication en 2021 et 2022 de deux manuscrits inédits de Michel Foucault consacrés l’un à l’anthropologie phénoménologique de Ludwig Binswanger (Binswanger et l’analyse existentielle, éd. E. Basso, Seuil-Gallimard-EHESS, « Hautes Études », série « Cours et travaux de Michel Foucault avant le Collège de France », éd. F. Ewald), l’autre à la constitution de l’anthropologie philosophique dans la modernité (La Question anthropologique. Cours 1954-1955, éd. A. Sforzini, Seuil-Gallimard-EHESS, « Hautes Études », série « Cours et travaux de Michel Foucault avant le Collège de France », éd. F. Ewald), confirmait l’intuition de Jean-François Braunstein.
Le présent dossier, « À partir de Foucault. Philosophie et anthropologie », coordonné avec finesse et intelligence par Elisabetta Basso, montre le chemin parcouru depuis 2016. Il réunit en effet des phénoménologues et des spécialistes de la philosophie moderne afin d’interroger, à partir d’un Foucault que l’on continue à découvrir, les diverses dimensions de l’anthropologie philosophique aujourd’hui. Il examine et interroge en particulier le dialogue que la phénoménologie a noué avec l’anthropologie à partir du début du xxe siècle, montrant combien l’homme est inassignable, en une époque où les savoirs positivistes en font de plus en plus une chose. Il y a bien, dans ce dossier, qui sera suivi d’un second volet, comme une mise en alerte contre toute dérive objectiviste du fait humain.