Tome 80, cahier 1, Janvier-Mars 2017
De la Révolution à l’Histoire
Frédéric Brahami, De la Révolution à l’Histoire
Jean-Yves Pranchère, Le Progrès comme catastrophe. La pensée contre-révolutionnaire face à la déhiscence de l’histoire
La pensée contre-révolutionnaire a exercé une véritable « contrainte » sur la philosophie de l’histoire du xixe siècle. Elle a confronté les idéaux libéraux et démocratiques à leurs impensés en soulignant la nécessité de comprendre la société comme une réalité ayant sa consistance et ses structures propres. Mais, en formulant ainsi le programme d’une sociologie, elle s’est trouvée elle-même confrontée à l’obligation « dialectique » de penser le sens de l’événement révolutionnaire dans le tout de l’histoire : la déploration de la rupture de la trame du temps devait paradoxalement déboucher, soit dans l’espoir « progressiste » d’une refondation scientifique de la monarchie, soit dans l’attente messianique d’un nouveau régime du temps.
Stefania Ferrando, Le « détournement » de la Révolution. Continuité historique et conflit social chez Saint-Simon »Reprendre la folie au niveau de son langage«
L’article pose le problème d’une tradition révolutionnaire, à savoir la transmission des idéaux d’égalité et de liberté ainsi que les pratiques démocratiques dans lesquelles ils s’articulent. On interroge la manière dont la sociologie française, dans son surgissement, a élaboré une telle problématique en altérant la perspective de la philosophie politique elle-même. L’article se concentre sur la théorie de l’histoire développée par Saint-Simon pour penser la Révolution dans sa signification sociale et pour comprendre la nature des blocages historiques qui entravaient la réorganisation de la société post-révolutionnaire. C’est notamment la conception saint-simonienne du conflit social qui est analysée dans ses rapports à un savoir proto-sociologique prétendant orienter la politique.
Lucie Rey, « Le Sphinx de la Révolution ». Pierre Leroux et la promesse révolutionnaire
Représentant d’un courant de philosophie sociale développé pendant le premier xixe siècle français et devenu une zone d’ombre de l’histoire des idées, Pierre Leroux est un philosophe socialiste considéré par nombre de ses contemporains comme le Rousseau du xixe siècle et pourtant très largement oublié aujourd’hui. Mais la redécouverte de ce mouvement philosophique a un rôle majeur à jouer dans notre compréhension du legs philosophique et politique de la modernité. Le passage par les textes de Leroux permet de rendre manifestes les conflits que suscite au xixe siècle l’héritage de la Révolution et des Lumières, et d’en présenter une interprétation originale, fondée sur une philosophie de l’histoire continuiste, remettant en cause la lecture dominante de l’époque, qui fait de la Révolution une rupture brutale, voire un cataclysme historique.
Aurélien Aramini, La philosophie de la nation chez Jules Michelet
L’étude de l’œuvre de Michelet révèle la présence de deux conceptions de la nation en apparence contradictoires. Élaborée dans l’Introduction à l’histoire universelle (1831), la première conception s’inscrit dans la perspective historique visant à mettre en lumière le long travail par lequel la France s’est faite elle-même. La seconde conception développée dans l’Histoire de la Révolution française (1847-1853) repose sur l’institution volontariste du peuple révolutionnaire. Cet article a pour objet d’examiner comment Michelet articule ces deux conceptions de la nation qui constituent les deux dimensions d’une même dynamique d’affirmation de l’identité nationale.
Frédéric Brahami, Le dieu intérieur
Cet article suit les grandes étapes qui conduisent à la constitution d’une philosophie de l’histoire républicaine en France, en s’arrêtant sur l’œuvre de l’un de ses maîtres : Edgar Quinet. Les contre-révolutionnaires avaient revendiqué les droits de la société contre ceux du peuple, en affirmant que le tout social est irréductible au consensus des volontés individuelles. Aussi fallait-il montrer que la promesse révolutionnaire était elle-même inscrite au plus profond des aspirations sociales, ce qui impliquait une lecture sociologique de l’histoire, dont Guizot et Saint-Simon fournirent la trame. Et c’est contre cette interprétation « sociologique » de l’histoire que Quinet a cherché à réactiver la spiritualité moderne qui s’est manifestée avec la Révolution française, en posant la valeur sacrée de la personne..
Philippe Crignon, Bacon, Hobbes. Les angles morts de la philosophie politique
Le silence de Hobbes à l’endroit de Bacon est particulièrement étonnant, mais il fait écho au silence tout aussi énigmatique de Bacon à l’endroit de la science civile. Il se joue là tout autre chose qu’un désintérêt ou une occultation insignifiante. La thèse que nous défendons est que ces deux silences sont liés et qu’ils sont motivés par la manière respective dont les deux auteurs rapportent la philosophie à la politique. L’un comme l’autre, mais de deux manières différentes, découvrent l’impossibilité de neutraliser et de normaliser la philosophie politique. Ils révèlent ce faisant l’incroyable tension qui soude et oppose en même temps la philosophie et la politique.
Bulletin cartésien XLVI
L’histoire a-t-elle « rendu caduque l’Histoire » ? Les grandes philosophies de l’histoire – Hegel, Marx, par exemple – auraient-elles échoué dans leur tentative de montrer l’œuvre d’une raison dans l’histoire, ou de faire paraître un sens immanent de l’histoire ?
De la Révolution à l’Histoire porte en filigrane cette interrogation et fait voir ce qu’est une philosophie de l’histoire, ceci à partir de l’événement inépuisable de la Révolution. Comment ? Par le procédé même, celui d’une mise en scène – théâtrale ou de prétoire, au sens le plus rigoureux et le plus noble du terme – par appel à des philosophes français du xixe siècle qui interprètent cet événement et le prennent par son côté le plus énigmatique : la Terreur, « la terrible épreuve », « énigme » sise au cœur de l’énigme qu’est la Révolution. Faire voir ce qu’est la philosophie de l’histoire n’est alors pas le faire selon un point de vue spéculatif ou téléologique mais en y travaillant selon un tout autre abord : la Révolution, non plus comme « projet », mais comme « œuvre », la Révolution effectuée.
Un événement fondateur : la Révolution
Il y a, pour tous ces philosophes – Louis de Bonald, Joseph de Maistre, Henri Saint-Simon, Pierre Leroux, Jules Michelet, Edgar Quinet – un événement fondateur : la Révolution. C’est ainsi. La cause n’en est pas à chercher dans des pensées qui le précèderaient et prépareraient les esprits, alors éclairés ou éduqués, qui feraient la Révolution le moment venu. Certes, l’événement a lieu dans une chaîne d’événements. Mais il est vain et trompeur d’en multiplier à satiété les explications causales en les cherchant en amont dans des pensées prophétiques ! Ce sont au contraire les effets, les échos, les résonnances qui sont à examiner et, précisément, du côté de la philosophie française du XIXe siècle, si décriée et mal connue à la fois, cependant sans conteste remarquable. Tels sont la teneur philosophique du dossier, son geste propre, jamais perdus de vus au fil de ses pages..
Ce geste se signale par un choix très judicieux de philosophes parfaitement représentatifs, pour les uns contre-révolutionnaires, pour les autres libéraux et défenseurs de la Révolution ; par le choix si expressif de citations qui, très loin d’être ornementales, ouvragent, cisèlent, donnent à lire une véritable pensée philosophique. Ce geste opératoire ne procède pas du tout comme orchestration en surplomb et extérieure à sa tâche avec, d’un côté, la lucidité de la pensée contre-révolutionnaire et sa myopie, de l’autre, la lucidité des défenseurs du moment révolutionnaire et leur élan utopique. Il met bien plutôt en évidence la recomposition des liens de l’univers social – telle que cette recomposition se tisse à la lecture des auteurs retenus –, à savoir : la religion, la conscience, le pouvoir politique, le gouvernement, la personne, Dieu. C’est pourquoi il ne saurait être question, avec De la Révolution à l’Histoire, d’une dialectique spéculative de l’histoire ni d’une dialectique matérialiste, qui ferait de l’Histoire un parcours sensé de la raison de figures en figures ou un chemin laborieux de l’humanité allant de réalisations historiques en réalisations historiques jusqu’à ce qu’une fin de l’Histoire, alors atteinte, illumine à rebours ce parcours ou ce tracé. Avec De la Révolution à l’Histoire, une scène philosophique vient au grand jour par la politique. Cette scène fait voir les interactions et les approfondissements des éléments divers du monde social qui se relient et se nouent de manière inédite lorsque c’est le « Peuple » qui devient le sujet de cette Histoire ; elle laisse résolument sauve la Révolution en son caractère énigmatique tout en offrant de penser ce qu’est un événement historique sans le réduire à un signe historique approprié, voire élu en tant que tel, par une philosophie de l’Histoire.
Interroger ou mettre en suspension critique les philosophies de l’histoire ?
De la Révolution à l’Histoire vient subrepticement interroger, voire mettre en suspension critique, la fonction – le destin ? – des philosophies de l’histoire passées, particulières, issues de la tradition judéo-chrétienne – Bible, Origène, Augustin, les apocalypses, messianismes etc. – et qui rebondissent dans les reprises qui en sont faites, par exemple chez Karl Löwith. Cette fonction opère au cœur de l’ambivalence elle-même de la temporalité – question centrale dans De la Révolution à l’Histoire – qui met en tension le présent comme origine inaugurante et la longue durée, l’attente, le regard vers le futur.